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point de science; il n'y a point de vision, mais aveuglement. O Seigneur, lumière de mon intelligence, illuminez cet aveugle qui, sans vous, reste assis dans les ténèbres et à l'ombre de la mort; éclairez ses pas et dirigez-les dans le sentier de la paix qui le conduise au lieu de votre admirable demeure et jusqu'à la maison de Dieu (1). »

4o Mais ces trois conditions, l'organe, l'objet et la lumière, sont encore parfois insuffisantes. Ainsi, lorsque, au milieu du jour, je traverse la ville, je ne vois ni les personnes ni les choses renfermées dans les maisons, bien que le tout se trouve parfaitement éclairé par le soleil de midi, et il en est de la sorte parce que, entre ces objets visibles et mon œil apte à voir, il y a des obstacles qui interceptent la lumière et l'empêchent de venir de ces objets jusqu'à moi pour impressionner mon sens de la vue. C'est aussi la raison pour laquelle les nuages viennent parfois me dérober la vue du soleil lui-mème, et que je suis obligé de subir les ténèbres de la nuit, lorsque, par sa rotation sur elle-même, la terre s'interpose entre l'astre du jour et moi. Le phénomène de la vision corporelle exige donc que l'organe et l'objet soient dans un milieu sensiblement identique et sans solution de continuité; et la vision est d'autant plus parfaite, que ce milieu est plus homogène; s'il varie, sa différence de composition ou de densité peut influer sur la vision au point de jeter celle-ci dans l'aberration. C'est ce qui arrive, lorsque je plonge obliquement mon porte-plume dans un verre d'eau mon sens de la vue trompé me le montre brisé à la surface du liquide, et cependant mon porte-plume est droit. C'est encore par suite du même fait de réfraction, déviant les rayons lumineux, que je vois le soleil avant son lever et après son coucher, c'est-à-dire lorsqu'il n'est pas encore ou n'est plus sur mon horizon. Une autre erreur, produite par la différence des milieux que traversent les rayons de lumière, consiste à changer l'apparence de la forme, de la couleur et de la place des objets. C'est ainsi que certains verres grossissent ou diminuent les objets, que d'autres les montrent avec des couleurs qu'ils n'ont point (tout ce qui est vu au travers d'un verre rouge, par exemple, est rouge), et que d'autres, enfin, représentent les objets beaucoup plus rapprochés qu'ils ne le sont en réalité ou dans une position qu'ils n'occupent point: telle est l'expérience qui se fait au moyen de certains prismes et qui s'attribue à ce qu'on appelle la réflexion

(1) O Deus Verbum! qui es lux, sine quâ tenebræ; veritas, sine quâ vanitas; Verbum, quod dixisti in principio: fiat lux, et facta est lux: dic etiam mihi : fiat lux, et facta sit lux : et videam lumen, et cognoscam quidquid non est lumen; quia sine tuâ luce, non est veritas : adest error, adest vanitas; non est discretio, adest confusio; adest ignorantia, non est scientia; adest cœcitas, non est visio. Domine, lux mea illuminatio mea, illuminare huic cæco tuo, qui in tenebris et in umbrâ mortis sedet; et dirige pedes ejus in viam pacis per quam ingrediar in locum tabernaculi admirabilis, usque ad domum Dei. (Soliloquia, cap. III et Iv.)

totale; elle nous montre au plafond des objets déposés sur le plancher (1). Ainsi, les milieux, en interceptant, en déviant et en modifiant les rayons lumineux réfléchis par les objets, empêchent ou dénaturent le phénomène de la vision ordinaire.

Les mêmes faits se présentent pour la vision spirituelle, et cela avec une analogie frappante. Les passions, les préjugés, l'éducation, les habitudes, les sociétés au milieu desquelles on vit, la position, l'âge, etc., sont autant de milieux qui exercent, le plus souvent, sur la manière de percevoir et d'entendre les choses, une influence tellement considérable qu'on serait parfois tenté de l'appeler tyrannique. Quand ils ne nous voilent pas complètement le vrai, que de fois ils nous le défigurent d'une façon exorbitante! N'est-il pas proverbial que chacun de nous voit les choses à la couleur de son esprit? N'est-il pas également admis que nous les voyons d'ordinaire comme les personnes que nous fréquentons habituellement ? Pour traiter ce point en son entier, il ne faudrait rien moins qu'exposer les sources de toutes nos erreurs et de nos aveuglements. La matière serait trop considérable. Qu'il me suffise de l'avoir indiquée, et qu'il me soit permis de faire des voeux pour que nous ressemblions le moins possible à ces gens dont parle saint Paul et qui avaient des intelligences obscurcies (2).

5o Ce n'est pas tout encore: il faut, de plus et enfin, pour la vision corporelle, que l'objet ne soit pas en dehors de la sphère d'activité de notre organe ou qu'il ne soit pas à une trop considérable distance. S'il en est autrement, les rayons lumineux, réfléchis par cet objet, d'autant plus divergents que cette distance est grande, ne rencontrent plus notre œil, et nous ne voyons pas l'objet, ou bien ils le frappent en trop petit nombre pour l'impressionner d'une façon complète et suffisante, et nous ne voyons qu'imparfaitement. Pour remédier à cet inconvénient, nous pouvons éclairer plus fortement l'objet et multiplier ainsi les rayons de lumière qu'il envoie dans notre direction, ou encore recueillir, au moyen d'une lunette ou longue-vue, un plus grand nombre de ces rayons et les concentrer sur notre œil.

Dans l'ordre intellectuel, nombreux sont les objets placés en dehors et au-dessus de la sphère d'activité naturelle de l'entendement humain qui, par ses seules forces, ne peut s'élever à leur hauteur et les percevoir. Telles sont certaines vérités supérieures de l'ordre religieux et formant ce que saint Thomas appelle le domaine du second degré de l'intelligible divin. D'après ce prince de la philosophie, le monde intelligible se compose, en effet, de deux régions, parfaitement distinctes

(1) Chacun sait que, sans prisme, on peut faire cette même expérience au moyen d'un verre d'eau.

(2) Tenebris obscuratum habentes intellectum. (Ad. Eph. Iv, 18.)

et déjà entrevues par Platon lui-même (1): l'une comprenant l'ensemble des vérités que, par ses propres forces, la raison humaine peut atteindre; l'autre embrassant celles qui dépassent la portée naturelle de notre intelligence (2). Cette dernière région, qui possède, non plus seulement la vue des vérités de l'ordre naturel, des fantones, des ombres et des images de Dieu, mais de son essence, a elle-même deux degrés : l'un, auquel notre âme peut s'élever, par la lumière de grâce ou de foi, pendant son pèlerinage en ce monde, in via videntium; l'autre, qu'elle atteindra seulement après cette vie, par la lumière de gloire ou de vision béatifique, lorsqu'elle sera parvenue au repos de sa véritable patrie, in patriâ videntium. Ces deux lumières, de grâce et de gloire, ne sont pas de natures différentes (3); elles ne se distinguent que par leur clarté et l'étendue de la vision, la foi n'étant que le commencement, encore obscur, de la vision de Dieu dans son essence (4). Pour atteindre le premier degré de cette dernière région, notre intelligence a donc besoin d'être renforcée; elle a besoin d'un supplément de lumière. Or, ce secours lui est accordé au moyen d'une infusion de lumière gratuite (5). Mais, qu'est-ce que cette nouvelle lumière ? C'est la lumière surnaturelle de l'intelligence, et elle n'est autre chose qu'un don du Saint-Esprit (6). Le passage suivant de l'Ange de l'École résume parfaitement ce qui précède et décrit admirablement les deux lumières qui illuminent ici-bas les yeux de notre intelligence: « La lumière, pendant notre voyage terrestre, dit-il, se donne à nous de deux manières : tantôt en un degré moindre et comme sous un faible rayon; c'est lå lumière de notre intelligence naturelle, qui est une participation de la lumière éternelle, mais éloignée, défectueuse, comparable à une ombre mêlée d'un peu de clarté et donnant, par suite, à l'homme cette raison, ombre de

(1) Platon distingue parfaitement ces deux régions et les rend sensibles dans sa célèbre description de la caverne et l'histoire de la délivrance des captifs. Pour lui, la seconde région, qui comprend le Souverain Bien et la Vérité même, est le sommet de l'intelligible (De Republ., 516, 532.)

(2) Duplici veritate divinorum intelligibilium, una ad quam rationis inquisitio pertingere potest..., altera quæ omne ingenium humanæ rationis excedit (Summa contra gentiles, c. IV.)

(3) Fides cum visione patriæ convenit in genere, quod est cognitio (Summa theol, P. Ia, Q. LXVII, art 5.)

(4) Fides prælibatio quædam est illius cognitionis, quæ nos in futuro beatos facit (Opusc. IX, C. II, édit. d'Anvers).

(5) Lumen naturale intellectus confortatur per infusionem luminis gratuisti (Sum. theol., P. I, Q. XII, art. 13.)

(6) Lumen naturale nostri intellectûs est finitæ virtutis; unde usque ad determinatum aliquid pertingere potest. Indiget ergo homo supernaturali lumine, ut ulterius penetret ad congnoscendum quædam quæ per lumen naturale cognoscere non valet ; et illud lumen supernaturale homini datum vocatur donum intellectûs (Ibid 2a 2a, Q. VIII, art. 1.)

l'intelligence divine, dont la clarté sans plénitude engendre les diversités d'opinions qu'effacera le rayonnement direct de la lumière. Tantôt la lumière nous est communiquée avec une certaine abondance et comme si nous étions en face du soleil; mais alors notre esprit est ébloui, parce qu'il contemple ce qui est au-dessus du sens humain ; et cette dernière lumière n'est autre que celle de la foi (1). »

Malgré son génie transcendant, saint Thomas n'est pas l'inventeur de ce télescope del'ordre surnaturel. Cet admirable secours se rencontre, dans l'Évangile, bien formellement mentionné et promis à l'infirmité de l'intellect humain : « Je prierai mon Père, dit le Seigneur Jésus, et il vous enverra un autre Paraclet, l'Esprit de vérité, qui restera éternellement avec vous. L'Esprit-Saint, le Paraclet, que mon Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses. Lorsque sera venu cet Esprit de vérité, il vous enseignera toute vérité (2). »

Voilà quelques-unes des analogies qu'on peut remarquer entre la vue du corps et celle de l'espit. On en pourrait signaler beaucoup d'autres entre les deux substances qui constituent le composé humain.

NOTE SUR LE COMBAT DES TRENTE.

(Par M. de Lahitolle.)

Il y a plus de cinq siècles que fut livré le fameux combat des Trente, et les historiens ne lui ont pas manqué. Le Trouvère, auteur anonyme du Poëme du Combat des Trente, son traducteur en prose, Jean de Saint-Paul, Froissard, dans le texte restitué, découvert dans la bibliothèque du prince de Soubise, Le Baud, d'Argentré, enfin tous les écrivains bretons en ont donné des relations à peu près identiques. M. Paul de Courcy, le savant auteur du Dictionnaire de la noblesse, a publié, en 1861, sur le même sujet, une brochure où, comme dans toutes ses œuvres, l'érudition la plus scrupuleuse et la typographie la plus soignée

(1) Lumen dupliciter nobis in via communicatur. Uno modo modice, et quasi sub parvo radio; et hoc est lumen naturalis intellectus, quod est quædam participatio illius lucis æternæ, multùm tamen distans, et ab illâ deficiens, unde propter nimiam distantiam est quasi umbra, cui modicum luminis est admixtum, et ideo in hominibus ratio invenitur quæ est umbra intelligentiæ, et inde est quod sunt diversæ opiniones apud homines propter defectum plenæ lucis in cognoscendo, quæ tamen penitus auferentur, cum illa lux radiare cæperít. Alio modo communicatur nobis in abundantiâ quâdam, et quasi in quâdam solis præsentiâ; et ibi acies mentis nostræ reverberatur, quia supra nos est et super sensum hominis quod nobis ostensum est; et hoc est lumen fidei (Opusc. 72; édit. d'Anvers.)

(2) Joh. xiv, 17, 16, 26. — xvi, 13.

sont au service d'une plume élégante. Les quelques observations qui vont être soumises à la Société pourraient donc paraitre manquer d'à-propos et d'utilité. Mais de récents malheurs ont singulièrement compromis notre patrimoine de gloire militaire. Nous l'avons quelque peu dilapidé comme font les gens qui se croient trop riches pour compter. Le temps est venu de se montrer économe, mème de nos souvenirs, de remettre en tout leur lustre les faits et gestes héroïques de notre histoire, de dissiper jusqu'aux nuages qui pourraient en obscurcir l'éclat, et il a semblé intéressant de faire voir comment une nouvelle et bien simple façon de lire le texte de Froissard, enlevait jusqu'à l'ombre des doutes que des rivalités nationales avaient élevés sur la parfaite loyauté du combat. Enfin, les traditions ne sont pas seulement un legs, elles sont souvent une leçon du passé aux générations futures.

Avant d'entrer dans la discussion, il faut retracer rapidement l'origine et les principaux incidents de l'action.

La mort du duc Jean III, sans héritier direct, en 1341, avait ouvert le champ aux prétentions rivales de Charles de Blois, son gendre, et de Jean de Montfort, son frère consanguin. Soutenus, le premier par Philippe de Valois, le second par Edouard III d'Angleterre, ils déchaînèrent une guerre affreuse sur le duché. Jeanne de Penthièvre et Jeanne de Montfort prirent, en 1345, la place de leurs époux, l'un mort, l'autre prisonnier, et continuèrent la lutte avec une égale constance et un même courage. En 1348, une trève conclue sous les auspices des deux rois, vint apporter un peu de calme à la malheureuse province, en stipulant pour les deux partis le respect des propriétés privées et des habitants inoffensifs. Richard Bembro, (1) qui commandait à Ploërmel pour la comtesse de Montfort, l'alliée des Anglais, rançonnait chaque jour, au mépris des conventions, les marchands et les serfs d'alentour. Des plaintes s'élevaient de toute part contre cette inique violation de la trève. Jean de Beaumanoir, capitaine du château de Josselin pour Charles de Blois, résolut de prendre en main la cause des opprimés. Il vint frapper en parlementaire aux portes de la forteresse anglaise, et rappela avec chaleur les engagements sacrés de l'armistice. Bembro l'accueillit par des railleries, « de grosses paroles chaleureuses s'entredirent, et Beaumanoir proposa à son ennemi de vider leur querelle en champ clos et à l'honneur de leurs amies. A une joute, Richard préféra un combat régulier où chacun des rivaux se ferait soutenir de ses meilleurs hommes d'arme. Il fut donc convenu que, quatre jours plus tard, les deux partis se rencontreraient au pied du chêne de MiVoie, situé, comme son nom l'indique, à égale distance des deux villes. Le matin du samedi avant le Dimanche de Lætare Jerusalem, de l'an de grâce 1351, » les Anglais, après avoir « ouï la messe, > arri

(1) C'est le nom de Bemborough francisé.

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