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Nous avons, en reproduisant les mêmes thèses et les mêmes solutions, employé parfois des formes différentes, donné quelques nouveaux aperçus. De véritables créations philosophiques ne sont point de notre époque.

En littérature, les anciens étaient au moins nos égaux, j'oserais même dire qu'ils nous ont distancés.

Mais à Dieu ne plaise! qu'on devienne injuste envers notre siècle au point de croire qu'il va à la décadence dès qu'il s'écarte des voies tracées. Nous n'avons plus, il est vrai, dans l'ordre purement intellectuel cette lumineuse initiative et cette vigueur de conceptions qui ont signalé d'autres temps. Notre nature semble éprouver sous ce rapport le besoin de recueillement et de repos qui suit les œuvres dans lesquelles ses forces sont arrivées à l'épuisement.

Dans l'ordre des autres besoins de l'homme, l'activité des générations modernes a pris un accroissement considérable. Leur esprit est devenu positif et investigateur.

Nos ancètres donnaient beaucoup à l'hypothèse. Elle comblait pour eux toutes les lacunes de la science. Aujourd'hui on la repousse quand elle ne repose pas sur des faits.

En tête de l'histoire se plaçaient les traditions toujours plus ou moins envahies par des fables, et au-delà des traditions s'accumulaient les mythes.

L'usage inexorable du scapel de la critique patiente a fait de nos jours une ample justice des erreurs en retenant toutes les données utiles et les faits vraiment traditionnels.

Nous devons ce résultat à des moyens autrefois inconnus qui nous ont conduits par delà les siècles que les mythologies avaient consacrés.

Des périodes de la vie terrestre entièrement oubliées se sont révélées à nos recherches. Le sein de la terre a restitué aux études les restes des vieilles faunes et des premiers hommes, les spécimens de vieilles industries et des vestiges de sociétés primitives bien antérieures à toutes les civilisations pressenties.

En même temps que l'histoire a vu ses limites franchies par l'œuvre des géologues, elle a pu se compléter et se rectifier par l'archéologie, sans sortir de son domaine.

Dans les sciences naturelles les progrès de notre âge ont été encore plus rapides et surtout plus indiscutables.

Notre époque a donc ses mérites. Je pourrais lui en trouver d'autres dans le développement souvent contesté, mais certain, en somme, des principes de moralité sociale que de monstrueuses aspirations ont été impuissantes à obscurcir.

Les travaux de l'intelligence se sont d'ailleurs généralisés, et ils tendent chaque jour davantage à se transformer sous l'influence de l'esprit d'association.

Précédemment l'homme d'étude s'isolait en province. La communauté du travail n'avait commencé qu'à Paris, puis dans quelques grands centres. Aujourd'hui chaque département a son académie, correspondant avec les sociétés similaires. Les idées s'y échangent et s'y discutent, et si des erreurs inséparables de tous les efforts humains s'y produisent, elles sèment du moins autour d'elles l'amour de la science et en recueillent quelques fruits.

Notre Société, fondée une des premières, enregistre à son actif de nombreuses publications, de précieuses découvertes archéologiques et une abondante collection des éléments qui serviront à la mise en œuvre réservée à nos successeurs.

ETUDE HISTORIQUE ET BIOGRAPHIQUE

SUR JEAN-FRANÇOIS-PAUL

LEFEBVRE DE CAUMARTIN,

ABBÉ DE BUZAI, AU DIOCÈSE DE NANTES, ETC. (SUITE).

(Par M. René Kerviler.)

III. — L'Abbé de Caumartin à l'Académie française.

l'évêque de Noyon (1694).

Réception de

Il ne faut point juger les élections académiques du XVIIe siècle, d'après ce qui se passe de nos jours. L'Académie était alors, comme au jour de sa fondation, un salon littéraire ou mieux une réunion de gens amis des lettres et de goût délicat, qui n'imposait point l'obligation. d'avoir fait gémir les presses on composé des volumes. Les grands seigneurs y traitaient d'égal à égal les gens de lettres de profession: les ducs de Coislin et de Saint-Aignan, Bussy et Saint-Aulaire, y discutaient fraternellement avec Boisrobert, Cassagnes, Patru ou Quinault; les ministres et les secrétaires d'État, témoins Séguier, Servien et Colbert, considéraient l'élection académique comme un honneur d'aussi grand prix que celui de toutes leurs charges éminentes, et leur plus vif désir était d'y voir siéger leurs fils cadets ou leurs neveux, lorsque ceux-ci, après de brillantes études ecclésiastiques, avaient réuni toute la haute société parisienne à la Sorbonne, pour soutenir avec éclat leurs actes et leurs thèses : c'est ainsi que l'abbé Colbert, plus tard archevêque de Rouen, que l'abbé de Louvois déjà maître de la librairie royale, que l'abbé Bignon, neveu de Ponchartrain, et plus tard organisateur officiel

de presque toutes les académies qui composent aujourd'hui l'Institut, entrèrent non-seulement sans aucune protestation, mais aux applaudissements de la foule, dans les rangs des Quarante. Bien plus (détail sur lequel n'ont point suffisamment insisté les historiens de la docte compagnie), ils y entrèrent tous fort jeunes, et l'on ne connait plus aujourd'hui ce spectacle de réceptions académiques pompeusement célébrées pour des jeunes gens de vingt à trente ans. On se plait à représenter toujours l'Académie comme une réunion de littérateurs à barbe grise, et l'on oublie qu'elle a été fondée dans un cercle de jeunes gens. Nous avons déjà signalé ce fait remarquable dans notre Histoire du Chancelier Séguier; (1), et pour expliquer comment le jeune marquis de Coislin avait pu être élu académicien en 1652, à l'àge de dix-sept ans, nous avons donné la liste des jeunes amis de Conrart en 1634, à l'époque de la fondation de l'Académie par Richelieu. Conrart lui-même n'avait alors que trente ans, Philippe Habert et Godeau en avaient vingt-huit, l'abbé de Bourzeys ving-sept et Germain Habert n'en avait que dix-neuf. Plus tard, l'abbé Esprit, le rival de la Rochefoucault, fut élu à vingt-huit ans, l'abbé de Chaumont, qui devait devenir évêque d'Acqs, à vingt-six ans, l'abbé Colbert à vingtquatre ans, etc., et c'est ce qui explique comment personne ne s'étonna de ce que l'Acadérnie fùt allée prendre comme par la main l'abbé de Caumartin sur les bancs de la Sorbonne, pour lui donner le fauteuil de Louis de Lavau.

Un contemporain, l'abbé Faydit, tracait ainsi, vers cette époque, le portrait du jeune récipiendaire : « L'abbé de Caumartin est également » versé dans la scholastique et dans la positive. Il est profond dans la >> science des saints Pères. I joint, à une grande érudition, une grande >> pureté de mœurs et une innocence merveilleuse. Sa jeunesse et sa » bonne mine rendent sa vertu plus agréable et plus recommandable ; » la science de la religion en lui est accompagnée d'une parfaite con>> naissance des belles lettres... (2) » Tels furent ses titres académiques. Le filleul du cardinal de Retz fit son entrée dans le cénacle le 8 mai 1694, et prononça un compliment assez court et fort bien étudié, dans lequel on reconnaît un élève de la grande école oratoire; mais l'étude et l'apprêt y sont beaucoup trop sensibles, et si les transitions sont fort habilement ménagées entre les éloges obligés de Richelieu, de Séguier et de Louis XIV, la rhétorique est, plutôt que l'inspiration, l'ordonnatrice des périodes: aussi, ne détacherons-nous de ce premier discours officiel du futur évêque de Vannes, que ce passage à l'adresse de ses nouveaux collègues et de la querelle alors très envenimée des anciens et des modernes. (Il est bon de remarquer que le Directeur de l'Académie

(1) Paris, Didier, 1874, in-8°.

(2) Voy. le tombeau de Santeuil, par l'abbé Faydit (1698).

était Charles Perrault, l'auteur des contes, héritier de toute la haine de Desmaretz contre les anciens, et l'un des plus ardents champions de cette lutte fameuse.)

« ... Si l'antiquité est arrivée à un point de perfection où nous ne » puissions plus espérer d atteindre, quoy que nous devions faire tous > nos efforts pour y parvenir; ou si les esprits de leur nature, égaux >> en tous les temps, aidez par le travail de ceux qui les ont précédez, se » formant sur de meilleurs modèles, peuvent arriver à la perfection, » c'est ce qui partage aujourd'huy nos meilleurs critiques, entre lesquels >> il ne m'appartient pas de prendre parti, ou, si j'en prends un, de le › dire. Il me sera au moins permis de remarquer que différents siècles, » différents pays, ont produit les grands personnages qui sont le juste » sujet de nos admirations. Icy dans un mesme royaume, dans une > mesme ville, dans un mesme lieu, l'Académie nous fait voir d'un >> coup-d'œil des hommes que, pour le poëme dramatique, on peut > comparer à Sophocle et à Euripide; pour la poésie lyrique et saty› rique, à Horace et à Juvenal; pour la poésie naïve et galante, à » Anacréon et à Ovide; à Démosthène et à Cicéron pour l'éloquence; » pour l'histoire, à Thucydide et à Tite Live. Heureux assemblage, » inouï dans les siècles passez, qu'on n'a pas vû dans celui d'Auguste, » et qui sera dans la suite des temps le caractère du siècle de » Louis XIV... (1) » Ce qui amène un pompeux éloge du roi. Enfin, après avoir consacré quelques lignes à louer le talent modeste, les mœurs douces et polies de son prédécesseur, Caumartin termine ainsi :

<< Il avoit une vivacité surprenante et toujours nouvelle pour tout ce » qui luy paroissoit votre gloire; il avoit enfin un attachement extrême » pour cette Compagnie; et j'avoüe, Messieurs, que je serai tenté de » faire de cette dernière qualité le principal sujet de son éloge, par une » secrète complaisance de trouver à louer dans mon prédécesseur ce » que je me flatte d'avoir aussi bien que luy et qui me fera mériter un » jour l'honneur que je reçois aujourd'huy. (2) »

Le Directeur, Charles Perrault, répondit à l'abbé de Caumartin par un discours très flatteur à son adresse, et qui fut d'autant plus remarqué qu'on était peu habitué à cette époque à s'étendre avec autant de complaisance sur la louange du récipiendaire. On n'en avait guère vu qu'un exemple aussi éclatant, lorsque, peu d'années auparavant, Racine avait reçu le jeune abbé Colbert.

Monsieur, lui dit-il,

« Vous avez loué avec justice l'illustre académicien que nous regret>> tons. Il est vray que son amour pour cette Compagnie luy a fait » préférer à toutes choses l'honneur d'y avoir place, et que la Compa

(1) Recueil des Harangues de l'Académie, I, 325-326. (2) Ibid. 328.

» gnie, de sa part, luy a donné toutes les marques d'estime qu'elle » devoit à son mérite; mais, Monsieur, après nous avoir parlé si » éloquemment de nostre douleur, vous n'avez rien dit de nostre conso»lation. Cependant, comme dans un jour de joye tel que celuy où nous » sommes, il est plus convenable de jetter les yeux sur les biens que » l'on acquiert, que sur ceux qu'on a perdus, permettez-nous de >> gouster à loisir nostre bonheur, et de le considérer, si cela se peut, >> dans toute son étendue, Nous ne pouvons, Monsieur, vous regarder » sans nous souvenir de ces illustres ancêtres dont vous avez hérité si >> heureusement toutes les vertus, sans voir ce sage garde des sceaux » que son mérite seul éleva à une si haute dignité, et cette foule » d'autres grands hommes qui, revestus des plus belles charges, leur » ont tous donné plus d'esclat qu'ils n'en avoient receu. Je parlerois de » ceux de vostre nom qui continuent à rendre service à l'Estat avec la >> mesme suffisance et le mesme zèle, si je n'étois emporté par l'impa» tience d'en venir à vous. Nous trouvons dans vous seul ce qui suffiroit » à plusieurs pour mériter nostre choix, un sens exquis qui ne se >> trompe point dans ses jugemens, une vaste et profonde érudition, et >> enfin une vive éloquence dont les premiers essais surpassent les chefs» d'œuvre des plus habiles et viennent de charmer une Compagnie, où » il n'y a guères plus d'auditeurs que de maistres dans ce bel art, » L'histoire et la chronologie n'ont esté que les amusemens de vostre » enfance, et il y a longtemps que tous les siècles sont présens à vostre » mémoire. Il a fallu que ces connoissances se soient hastées de se >> placer dans vostre esprit pour le préparer à la plus noble et à la plus >> divine de toutes les sciences qui, estant presque sans bornes, ainsi » que son objet qui n'en a point, a pris plaisir à trouver une ame >> capable de la contenir toute entière. Cette espèce de prodige a fait >> l'admiration de tous les sçavans. J'en appelle à témoin ces hommes >> doctes, ces sages vieillards dont les paroles sont des oracles qui ne >> trompent jamais et qu'on vient consulter des extrémités de la terre, >> Ils n'ont pas seulement admiré la profondeur de vostre sçavoir et la » pénétration de vostre esprit à déméler les difficultez les plus embar>> rassées; ils ont entreveu ce qu'on devoit espérer d'une capacité si > estendue, et les biens qui pourroient en revenir un jour à l'Église et » à l'Estat..., etc..., etc... (1) »

Or, à quelques mois de là, le 15 décembre 1694, l'abbé de Caumartin était chargé par l'Académie, en qualité de directeur ou plutôt de chancelier, de recevoir un pair de France, l'évêque Comte de Noyon, de la maison de Clermont-Tonnerre, élu à la place de l'un des champions les plus ardents des batailles jansénistes, Barbier d'Aucour. François de ClermontTonnerre, l'un des types d'infatuation vaniteuse les plus curieux du

(1) Recueil des Harangues de l'Académie, I, 328-330.

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