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HARANGUE

prononcée aux assises de l'année 1671.

L'écriture, qui nous apprend les devoirs de toute sorte de conditions, nous a marqué celui des juges d'une manière toute singulière; car, pour nous faire comprendre l'importance de ce devoir et la grande application que les juges doivent avoir pour s'en acquitter, elle a donné une idée de la grandeur du ministère des juges, qui surpasse infiniment tout ce qu'on aurait pu s'en imaginer, et en même temps elle a marqué les qualités que les juges doivent avoir pour soutenir cette dignité. Elle donne aux juges le nom de Dieux, Ego dixi dii estis. Ps. 18. Ex. 22. 28: ce qu'elle répète en plusieurs endroits, et l'évangile nous apprend que c'est avec vérité que ce nom leur est donné, pour faire voir que Dieu communique aux juges une autorité qui n'est naturelle qu'à lui seul, comme il est seul l'unique juge de tous les hommes; et c'est pourquoi la même écriture apprend aussi aux juges que ce n'est pas leur jugement qu'ils doivent rendre, mais celui de Dieu, Non enim hominis exercetis judicium, sed domini. Paral. 2. 19.

Il est donc bien juste que les juges qui tiennent la place de Dieu, et qui doivent rendre ses jugemens, exercent ce ministère avec les qualités que lui-même a marquées et qu'il exige de tous ceux qui entreprennent cette fonction. Il en demande quatre principales, la force, la crainte de Dieu, l'amour de la vérité, et la haine de l'avarice. Ce sont ces quatre parties sur lesquelles l'écriture nous apprend que Moïse fit le choix des juges qui devaient juger sous lui des moindres différends du peuple. Provide de omni plebe viros potentes et timentes Deum in quibus sit veritas, et qui oderint avaritiam.... quidquid autem majus fuerit referant ad te, et ipsi minora tantummodo judicent. Exod. 18. 22.

Par la force, les juges doivent s'élever au-dessus de tous les efforts de l'iniquité, et se rendre indépendans par leur courage de tout ce qui pourrait les corrompre et les porter à l'injustice, comme Dieu par son indépendance naturelle est au-dessus de toute faiblesse.

Par la crainte de Dieu, les juges doivent entrer dans les jugemeus de celui dont ils tiennent la place, et regarder toujours avec tremblement s'ils usent dans chaque occasion de son autorité qu'ils dispensent, comme lui-même en userait s'il se rendait visible pour l'exercer.

Par l'amour de la vérité, qui doit être tel dans le cœur des juges, selon l'expression de l'écriture, que la vérité réside en eux, in quibus sit veritas, les juges discernent la vérité dans le mensonge, la justice dans l'injustice, et ils embrassent la justice

et la vérité sans la perdre de vue par l'obscurité et les nuages des passions, comme Dieu, qui est lui-même la vérité et incapable des passions, dissipe le mensonge et l'injustice par la lumière de sa vérité.

Par la haine de l'avarice, les juges se mettent au-dessus de tout intérêt, et tenant la place de Dieu qui est au-dessus de toutes choses, parce qu'il est lui-même son propre bien et sa fin unique, ils regardent la justice comme leur fin; et dans cette vue, non-seulement ils méprisent les biens qu'ils pourraient acquérir par l'injustice, mais ils ne craignent pas même les pertes qui pourraient leur arriver pour rendre justice.

C'est donc en ces quatre qualités que consiste le devoir des juges et comme les devoirs de toute sorte de conditions sont nne imitation de Dieu dans l'étendue infinie de ses perfections, et que tous les hommes qui sont ses enfans sont obligés à imiter Dieu, selon cette parole de saint-Paul, Estote imitatores Dei sicut fili, les juges, qui sont eux-mêmes des dieux, sont obligés à cette imitation d'une manière toute particulière, et c'est par ces quatre qualités qu'ils doivent former cette expression de Dieu dans leurs jugemens.

Nous avons autrefois parlé de la force nécessaire aux juges, nous avons aussi parlé de l'amour de la vérité, et c'est maintenant une suite naturelle que nous parlions de la haine de l'a

varice.

Pour bien comprendre combien les juges sont obligés de haïr l'avarice, et combien elle est contraire à tous leurs devoirs, il faut connaître auparavant en général les caractères et les effets de cette passion. Il n'y a point de crimes dont l'écriture ait exprimé la matière avec plus de force que de l'avarice, elle la nomme la source de tous les maux, radix omnium malorum. 1. Tim. 6. 9. 10., et elle la nomme encore une idolâtrie, idolorum servitus. Eph. 5. 5.; et ces deux caractères de l'avarice que nous apprenons de saint-Paul sont un effet de cette vérité de l'évangile. Col. 3. 5., que le bien qui fait l'objet de l'avarice est un mattre, et comme un Dieu dont l'avare est adorateur, que ce maître sépare celui qui le sert du culte du véritable Dieu qui est le seul maître, et qu'on ne peut servir avec l'autre. Matth. 24. 6.; ainsi l'avarice est une idolâtrie, et elle est encore la source de tous les maux par l'abandonnement du véritable maître qui est la source de tous les biens, et par l'attache à ce faux maître qui est l'instrument de tous les maux. Et comme toutes les lois divines et humaines se réduisent aux deux préceptes de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain. Matth. 22. 40., et que ces deux préceptes sont les fondemens de tous les devoirs envers Dieu et envers les hommes, l'avarice ruine ces deux fondemens, et elle est encore en ce sens la source de tous les maux car elle ruine le premier

précepte dans toute son étendue jusqu'à l'excès de l'idolâtrie, comme nous venons de le faire voir; et elle ruine le second précepte, car l'avare cesse d'aimer son prochain comme soi-même, et il cesse même de l'aimer, non-seulement par cette raison tirée de l'écriture et qui est un des fondemens de la religion, que l'amour de Dieu et celui du prochain sont inséparables, Jean 4. 20. 21, mais encore par cette raison particulière à l'avarice, que l'avare prend son bien pour l'objet de son idolâtrie, auquel il rapporte uniquement son temps, son travail et son affection, de sorte qu'il prive le prochain de tous les devoirs; car c'est ce temps, ce travail, cette affection, et même ce bien, qui doivent être les instrumens de tous les devoirs que demande l'amour du prochain.

Nous voyons, par ces principes de l'évangile, en quoi consiste l'iniquité de l'avarice, et avec combien de vérité l'écriture l'appelle une idolâtrie et la source de tous les maux, puisqu'elle ruine les fondemens de tous les devoirs envers Dieu et envers les hommes. Ce qui a fait dire à l'Ecclésiastique qu'il n'y a rien de si méchant qu'un avare; mais cette expression n'est pas assez forte pour exprimer celle de l'Ecclésiastique, avaro nihil est scelestius. Eccle. 10. 9. On voit assez que toutes ces vérités que l'écriture nous apprend de l'iniquité de l'avarice, ne s'entendent pas des larcins, des fraudes, des concussions et des autres désordres que l'avarice peut causer, mais qu'elles s'entendent évidemment de la simple avarice, comme il paraît par les passages de saintPaul et de l'évangile que nous avons touchés, et encore trèsexpressément par la suite de ce passage de l'Ecclésiastique : car, après cette parole, avaro nihil est scelestius, il ajoute: nihil est iniquius quàm amare pecuniam. Eccle. 10. 10.

Que si la simple avarice dans l'usage profane des biens temporels est un si grand crime, qu'elle soit appelée avec vérité une idolatrie et la source de tous les maux, quel nom pourra-t-on donner à l'avarice des juges dans le ministère divin de la dispensation de la justice? Mais pour mieux comprendre combien la simple avarice des juges est plus criminelle que celle des autres, il est encore nécessaire de remarquer que si les particu– liers avares violent les deux premiers préceptes, les juges avares les violent d'une manière bien plus criminelle; car pour le premier précepte, si les particuliers perdent la qualité d'enfans de Dieu par l'avarice, et qu'en se séparant de sa providence et de son amour par l'attache au bien, ils tombent dans l'idolâtrie; les juges qui sont non-seulement les enfans de Dieu, mais qui sont eux-mêmes appelés des dicux, parce qu'ils tiennent la place de Dieu, pour maintenir l'ordre de cette providence parmi les hommes dans la possession des biens temporels, et pour réprimer l'avarice des particuliers qui troublent cet ordre, lorsqu'ils souillent leurs fonctions par l'avarice, ils profanent le ministère

de Dieu qu'ils exercent, ils déshonorent son nom qu'ils portent, et ils rendent ce ministère divin, le ministère de l'iniquité, et l'autorité de Dieu, l'instrument de l'idolâtrie.

Et pour ce qui est du second précepte qui consiste aux devoirs mutuels des hommes entre eux, comme des membres d'un même corps, les juges, qui sont comme les chefs de ce corps, sont bien plus coupables lorsqu'ils manquent par l'avarice à ce qu'ils doivent à ce corps et à ses membres, que les particuliers qui manquent par l'avarice à ce qu'ils se doivent les uns aux autres. Pour mieux entendre cette vérité, il faut en remarquer une autre tirée de l'écriture, qui nous apprend que toutes les puissances spirituelles et temporelles, par lesquelles Dieu élève quelques-uns des hommes au-dessus des autres, sont en même temps des liens de devoir qui les assujettissent par une autre sorte de soumission à ceux même au-dessus desquels ils sont élevés, et c'est par cette raison que l'exercice et la dispensation de ces puissances s'appellent un ministère, c'est-à-dire un service. Rom. 1. 14. Ce qui a fait dire à saint-Paul, dans la grandeur de son ministère de l'apostolat, qu'il était redevable et débiteur à tous ceux que Dieu soumettait à son ministère, et c'est par cette même raison qu'il est dit dans l'évangile, que celui qui veut étre le premier doit étre le serviteur de tous, parce qu'il doit rendre à tous le service du ministère pour lequel il est établi. Matth. 23. 11.

Il est facile d'appliquer cette vérité au ministère des juges, et de comprendre par cette application combien l'avarice dans leur ministère est plus criminelle que celle des particuliers, puisque l'avarice des juges n'est pas un simple violement des devoirs communs et mutuels des hommes entre eux, mais une prévarication contre l'ordre universel, et contre le devoir de ce service et de ce ministère public, auquel les juges sont singulièrement destinés par leurs dignités; et cette prévarication de l'avarice des juges est d'autant plus criminelle que l'avarice des particuliers, qu'au lieu que les particuliers n'exercent leur avarice que par des voies qui portent les apparences et le caractère de l'iniquité, et qui peuvent être réprimées par l'autorité des juges, l'avarice des juges s'exerce par la voie même de l'autorité qui établit l'iniquité par le ministère de la justice.

Mais ce n'est pas assez de connaître combien l'avarice des juges est plus criminelle que celle des particuliers, il est encore nécessaire de bien connaître combien cette passion est contraire au devoir des juges, et comment elle corrompt les fonctions de leur ministère. Pour juger des effets de l'avarice dans le ministère des juges, il faut remarquer en quoi consiste le devoir des juges. Personne n'ignore que ce devoir consiste en une volonté de rendre la justice dans toute sorte d'occasions; ce qui enferme l'affection et la diligence pour s'appliquer à l'intelligence des faits

que l'on doit juger, et des règles sur lesquelles il faut juger, l'application fidèle de ces règles sans autre vue que de la vérité et de la justice, la prompte expédition, l'attache et la vigilance à la recherche et à la punition des crimes, et pour toutes ces fonctions un zèle qui porte le juge à y donner le temps et le travail qu'elles demandent; et enfin ce devoir consiste à rendre au public et aux particuliers le ministère et le service de toutes ces fonctions dans les occasions qui en arrivent, et à considérer ces occasions comme autant de commissions particulières auxquelles les juges sont appelés et engagés par l'ordre exprès de la providence de Dieu qui fait naître ces occasions, et qui a destiné les juges pour y exercer le ministère de sa justice.

Voilà quel est en général le devoir des juges; et pour con naître maintenant combien l'avarice est contraire à tous ces devoirs, il faut faire réflexion sur la vérité de cette parole du premier des pères de l'église, que l'avarice est le poison de la charité, c'est-à-dire, que, comme le poison éteint les principes de la vie, l'avarice détruit les principes de tous les devoirs envers Dieu et envers les hommes. Aug. 1. 83. quæst. 37. Nous avons fait voir les causes de cet effet de l'avarice, et nous pouvons dire avec la même vérité que l'avarice des juges est un venin mortel qui éteint dans leur esprit la lumière de la vérité, et dans leur cœur le zèle et l'amour de la justice qui sont les principes de tous leurs devoirs.

C'est ce venin qui éblouit la vue du juge dans le discernement de la vérité et de la justice, lorsque son intérêt lui propose un objet contraire; c'est ce venin qui assoupit la vigilance du juge, et qui étouffe ou engourdit les sentimens de la justice par les impressions contraires de la crainte secrète de quelque perte, ou de l'espérance de quelque gain; et si l'une et l'autre de ces impressions viennent à cesser, c'est assez, pour empêcher un juge avare de rendre justice, que l'attrait du gain ne l'attire pas car il est arrêté par l'indifférence et la paresse naturelle du cœur de l'homme pour tout objet qui ne se rapporte pas à sa fin; et comme la fin de l'avare est d'acquérir ou de conserver, toutes les occasions de rendre la justice où les juges avares se trouvent sans péril de perte, et sans espérance de gain, sont pour eux des objets sans aucun attrait, et ils sont incapables de s'y porter à rendre justice.

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Il est facile de juger, par ce caractère de l'avarice, que cette passion et ce venin, que saint-Paul appelle la source de tous les maux, sont aussi la source de toutes les injustices: nous ne parlons pas ici seulement des concussions, de l'impunité vendue pour de l'argent, de la corruption, des présens, de l'abus que font les juges de leur autorité pour leur intérêt, et des autres semblables excès de l'avarice. Tous ces crimes sont les derniers désordres de cette passion; et comme cenx qui sont capables de ces désordres

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