Page images
PDF
EPUB

SUISSE

dirigée par

E. RUCHONNET, capitaine fédéral d'artillerie; E. CUÉNOD, capitaine fédéral du génie.

N° 18.

Lausanne, le 15 Septembre 1865.

Xe Année.

SOMMAIRE. Le bataillon de Neuchâtel pendant l'empire (suite).Question du chargement par la culasse. Nouvelles et chronique.

SUPPLÉMENT. —- REVUE DES ARMES SPÉCIALES.

LE BATAILLON DE NEUCHATEL PENDANT L'EMPIRE.

SOUVENIRS D'HISTOIRE NATIONALE.

(Suite.)

Le bataillon de Neuchâtel quitta Vienne vers le mois de novembre et fut dirigé vers l'Espagne; il arrivait à Bayonne en janvier 1810, après un voyage de trois mois d'hiver.

Joseph, roi d'Espagne, écrivait à son frère le 19 janvier 1809:

Je ne suis roi d'Espagne que par la force de vos armes, je pourrais le devenir par l'amour des Espagnols; mais pour cela il faut que je gouverne à ma manière. Je vous ai entendu dire souvent, chaque animal a son instinct, chacun doit le suivre. Je serai roi comme doit l'être le frère et l'ami de Votre Majesté, ou je retournerai à Morte-Fontaine (1), où je ne demanderai rien que le bonheur de vivre sans humiliation et de mourir avec la tranquillité de ma conscience. »

Cette lettre intime donne une idée du poids de la couronne sur la tête de Joseph, qui n'avait jamais demandé à être roi. Cette royauté fut pour Joseph une coupe d'amertume qu'il but jusqu'à la lie. L'insurrection partout, la confiance nulle part, avaient amené une anarchie qui offre peu de pendants dans l'histoire.

(') Campagne de Joseph Bonaparte près Senlis.

-

Si après le traité de Vienne, Napoléon ne vint pas lui-même prendre le commandement des troupes en Espagne, c'est qu'il fallait la couvrir d'armées qui devaient avoir chacune un but particulier d'opérations, et que chaque maréchal, dans l'esprit de l'empereur, était apte à agir par lui-même sans commandement central. — Bessières, Augereau, Macdonald, Suchet, Masséna, Victor, Mortier, Sebastiani, Soult, Marmont et Drouet d'Erlon furent à la tête de ces armées de 1810 à 1811, et s'ils n'arrivèrent pas à pacifier le pays, c'est qu'il est des choses qui sont plus fortes que les canons et les baïonnettes, c'est que le sentiment national avait créé des armées sur lesquelles Charles IV et Ferdinand VII n'avaient jamais compté; c'est que la haine du gouvernement français avait donné à l'insurrection un ensemble contre lequel aucune armée n'eût pu résister.

Après la bataille d'Ocana et la prise de Girone en Catalogne, la campagne semblait terminée: l'armée régulière espagnole était battue. Tout faisait espérer la paix, mais lorsque la seconde campagne d'Autriche fut engagée et què la junte insurrectionnelle fut bien assurée que la présence de l'empereur était de longtemps impossible en Espagne et qu'aucun renfort de troupes ne pouvait arriver, la junte de Séville annonça la convocation des Cortès; Joseph voulut frapper l'insurrection au cœur; il marche sur l'Andalousie qu'il conquiert en trois mois, mais en 1810 la révolte recommence en Aragon, en Catalogne et dans les provinces de Valence. On annonça l'arrivée de l'empereur à l'armée; les vainqueurs d'Essling et de Wagram arrivaient en grande hâte vers l'Espagne. La vieille garde et la jeune garde étaient en route avec 20,000 hommes. Le bataillon de Neuchâtel marche avec la garde; il arrive à Bayonne les premiers jours de janvier 1810.

Napoléon écrit à Berthier, de Paris, le 11 janvier 1810:

« Mon cousin,

Je vous ai envoyé ce matin par un de mes pages une dépêche contenant des ordres pour différents mouvements de troupes de mes armées d'Espagne.

8me corps en Biscaye. Le général Regnier continuera à avoir son quartiergénéral à Vittoria, à organiser l'organisation de ses trois brigades et à diriger tous les mouvements nécessaires pour réprimer les rebelles de la Navarre et de la Biscaye enfin, pour maintenir les communications avec Santander par Frias avec Burgos, Tudela et Pampelune, celles de Tudela à Burgos, etc....... vous ferez connaître que mon intention est de réunir tout le 8ine corps à Logrono, etc.......

Dispositions diverses: Vous donnerez ordre au bataillon de Neuchâtel et à tout ce qui se trouve à Bayonne, appartenant au quartier-général et au premier bataillon du train chargé de 180,000 paires de souliers de partir de Bayonne et de se rendre à Vittoria, où ils resteront jusqu'à nouvel ordre.

« La compagnie des guides, les chevaux d'état-major et la moitié des miens partiront de Bayonne sous l'escorte du bataillon de Neuchâtel. Etc..

[ocr errors]

Le bataillon du prince Berthier, après un long et pénible voyage, s'arrêta donc à Bayonne, puis fut dépêché à Vittoria en vertu de l'ordre ci-dessus, puis ensuite à Burgos, où il tint garnison plus de sept mois. La Vieille Castille, la Navarre, la Biscaye étaient en insurrection permanente. Ici commence pour nos soldats cette histoire poignante, dramatique, sombre sous un beau ciel, lutte individuelle de chacun contre un ennemi qui était partout, dans le paysan, dans l'hôte, qui échangeait souvent le billet de logement du soldat contre un coup de hache ou de poignard, dans le guide qui, sacrifiant sa propre vie, conduisait des détachements dans les embuscades des guérillas. Nous plaignons ici sincèrement les soldats français, instruments de l'ambition d'un homme; nous nous apitoyons sur le sort des Neuchâtelois, victimes innocentes de cette lutte formidable, et cependant nous admirons cette défense héroïque, cet acharnement de la haine, cette lutte de l'Espagne entière contre l'armée française, qui entrant en amie sur son territoire, s'empare par surprise des places fortes d'un royaume qui n'avait jamais songé à être l'ennemi de laFrance.

La défense du sol espagnol dans la mesure du droit des gens eût été noble et héroïque, si elle n'eût été entachée d'horreurs indignes de l'humanité, et cependant malgré ses taches elle est admirable dans son ensemble. La France de 1814 a été moins grande que l'Espagne de 1808 à 1812.

Demandez aux derniers représentants de ce bataillon de Neuchâtel, dont nous écrivons aujourd'hui l'histoire, quelle fut la plus terrible de leurs campagnes. Celle d'Espagne, répondront-ils. Médina, Zamora, Benavente, Ledenna dépassent de beaucoup pour eux les malheurs du passage de la Bérésina, de Krasnoï, de Leipzic et de la campagne de France. - Mina et ses guérillas étaient plus redoutés de nos soldats que les régiments entiers rangés en bataille.

Ici l'ennemi était partout. Le sol entier était miné par la haine d'un peuple, haine terrible et sanguinaire.

Un détachement de prisonniers français, après la capitulation de Baylen était interné à Enguilard, petite ville près de Moron. Un prêtre monte en chaire et engage le peuple à massacrer ce détachement. Les Français, leur dit-il, sont les fils de l'enfer, tuez-les et vous gagnerez le ciel. » (')

Les Français incendiaient les villages sur leur route, mais si l'un d'eux était saisi à l'arrière, il était jeté vivant au milieu des flammes (*) ou même enterré vif. (3)

(') Gabriel Froger. Les Cabrériens. Souvenirs de l'empire.

[ocr errors][merged small][merged small]

Si un soldat fatigué, un blessé ou un maraudeur restait en arrière, il était infailliblement massacré.

Les arrière-gardes étaient sans cesse assaillies de coups de fusil, et lorsque la colonne voulait riposter, elle ne trouvait plus trace d'ennemi.

Les femmes mutilaient les cadavres et montraient un raffinement de cruauté indigne de leur sexe, il arriva souvent que des colonnes trouvèrent sur leur route les cadavres de leurs avant-gardes pendus aux arbres, nus, défigurés.

A la Cabessa près Cadix un détachement de prisonniers est anéanti dans le village incendié par les habitants, l'exécution de ce drame a lieu en présence du clergé, croix et bannières en tête.

A Mancanarès en Andalousie une compagnie française prisonnière est casernée dans l'hôpital. Une populace furieuse armée de toutes les armes possibles attaque cette troupe fatiguée qui, écrasée par le nombre, succombe vaillamment. On comble des puits avec leurs cadavres. Le reste est hâché par les femmes et les enfants.

Une noble dame invitait à un dîner de famille quelques cavaliers d'un régiment de cuirassiers, et pour les empoisonner avec plus de sûreté, s'empoisonnait elle-même avec sa famille.

Le pain et les aliments de toute nature contenaient des poisons subtiles. Beaucoup mouraient de faim crainte de mourir par le poison.

L'arrivée d'un corps français était annoncée d'un village à un autre par des signaux télégraphiques faits depuis les arbres les plus élevés, et par des feux allumés sur les collines.

Les prisonniers étaient mis à mort, après avoir enduré les raffinements de la cruauté la plus brutale. On leur crevait les yeux, on leur mutilait les jambes et les bras, et ils étaient livrés ainsi aux regards d'une populace ivre de vengeance, qui les regardait mourir dans les convulsions du désespoir et de l'agonie. Point de pardon, pas de merci, pas de pitié. C'était la guerre à mort.

Au siége de Saragosse le général Verdier, ayant envoyé un parlementaire avec une sommation qui contenait ces mots : « une capitulation, » Palafox y répondit sur le champ par ces mots : « guerra a cuchillo (guerre au couteau).

Le maréchal Augereau, en prenant le commandement de l'armée de Catalogne, fit précéder son arrivée par des proclamations où il exhortait les Espagnols à se soumettre au gouvernement de l'empereur, à l'exemple du reste de l'Europe. « Que toute l'Europe se soumette, < répondirent les Catalans, l'Europe n'est pas l'Espagne. »

Le général Alvarez répondit aux ouvertures, qui lui furent faites,

par ces mots : « Non par d'autres parlementaires que, des boulets de

‹ canon. D

Si l'armée régulière, malgré le secours des Anglais, fut presque toujours battue et ne répondit pas au mot de Palafox et d'Alvarez, en revanche les guérillas tinrent continuellement l'armée française en haleine et battirent partiellement et à la longue ceux que l'armée régulière n'eût put vaincre en bataille rangée. Le roi Joseph n'eut pas un instant la paix dans son royaume pendant son malheureux règne.

Les guérillas, partisans irréguliers formés de paysans, d'artisans, de contrebandiers, de déserteurs de l'armée du roi Joseph, etc., furent les vrais défenseurs de l'Espagne. Ces bandes, fortes quelquefois de plusieurs mille hommes, armées de fusils, flanquées souvent de cavalerie, étaient réunies volontairement sous le commandement de chefs, qui, partis des derniers rangs du peuple, arrivèrent à des commandements supérieurs. C'était Mina, citoyen d'une petite bourgade de Navarre, le plus célébre et le plus redouté de tous; Morillo, ancien sergent d'artillerie; Don Juan Martin, dit l'empecinado (l'empoissé), qui commanda un corps de 10,000 hommes de juin en octobre 1810 contre le général Hugo dans la nouvelle Castille; et el Pastor, el Medico, el Manco, Don Damasco, frère de l'empecinado, etc. Les guérillas, appelés aussi Miquelets, dans la Catalogne et l'Aragon, et Serranos en Andalousie, tous gens du pays, montagnards et paysans, connaissant parfaitement les localités, les chemins, les sentiers détournés, avaient un avantage réel sur l'armée française. Libres dans leurs mouvements, faisant la guerre d'instinct, se recrutant et se dispersant selon les circonstances, passant d'une province dans une autre, ils furent la terreur des Français, attaquant les convois de vivres et de bagages, les colonnes isolées, harcelant l'ennemi de coups de feu, puis disparaissant et se repliant dans la montagne pour reparaître quelques lieues plus loin. Telle fut la guerre des guérillas. Fidélité au roi, luttes héroïques, dévouement populaire, il n'y a que la guerre de Vendée qui fasse pendant à celle d'Espagne.

Embusqués aux passages des défilés, souvent les guérillas désignaient à haute voix la victime qu'ils voulaient atteindre; à l'officier! au sergent! criaient-ils, et le coup partait avec le mot, et frappait juste. (*)

Les guérillas étaient peu redoutables sur un champ de bataille, mais utilisés dans le sens de leur institution, c'était une force avec laquelle il fallait compter.

(') Ed. Lapėne. Relations de la conquête d'Andalousie en 1810 et 1811.

« PreviousContinue »