Page images
PDF
EPUB

tions indigènes de notre sol, ne perdent un jour tout leur prix à des yeux français. Tout ce qu'on peut dire de cette. seconde édition, en attendant qu'on la lise, c'est qu'elle vaut mieux que la première, si elle y ajoute quelque chose; et que pour peu qu'elle en retranche, elle ne la vaudra pas.

Néanmoins beaucoup de gens très-importans diront: Au fait, des contes ne sont que des contes; quand on les a entendus ou lus une fois, deux fois si vous voulez, chacun en a tout ce qu'il lui en faut; et comme disait je ne sais plus qui, à propos de je ne sais plus quoi, on recommencerait cent fois que ce serait toujours la même chose: adage qui pourrait avoir plus d'une application, mais qui annonce d'ordinaire quelqu'un plus près d'être las que d'être content. Il serait sur-tout bien placé dans la bouche d'une certaine classe de lecteurs, dédaigneux par air, indifférens par ignorance, qui, d'après je ne sais quels exemples à la glace, prennent le dégoût pour le vrai goût, et qui pensent tristement que presque rien en littérature n'est digne d'un second regard. Mais non, mes chers messieurs, ce ne sera point la même chose. Je vais tâcher de m'expliquer. La perfection, dans quelque genre que ce puisse être, paraît toute simple au premier aperçu; c'est même un de ses attributs les plus précieux : mais pour qui essayerait de la méditer, rien n'est plus composé, puisqu'elle consiste dans la juste harmonie de tout ce qui tient de près ou de loin au sujet. Imaginez un tissu merveilleux de fils si déliés qu'ils échappent souvent à notre attention, et en même tems si multipliés que d'un même coup-d'œil on ne saurait les embrasser tous à la fois; c'est tantôt une de ces choses, tantôt une autre que vous aurez pu remarquer; vous aurez été frappé un jour de tels ou tel détails, un autre jour de l'ensemble; vous, aurez admiré une fois la finesse des pensées, une autre fois le bonheur de l'expression, une autre fois l'artifice du travail, etc., etc. On sait La Fontaine par cœur, on sait l'Arioste par cœur, on les a lus cent fois, on les rélit pourtant, et on ne les relirait pas si c'était toujours la même chose. C'est à vous que j'en appelle, Messieurs,

vous savez peut-être aussi votre Virgile, votre Horace, votre Racine, votre Voltaire, votre abbé Delille, sans qu'il s'en manque un vers; mais si par pur hasard vous les ouvrez sur les endroits même qui vous sont les plus présens, vous découvrirez une foule de choses que vous serez étonnés de n'y avoir point encore aperçues. C'est ainsi qu'une admiration réfléchie devient, pour un esprit clairvoyant, une source de délices toujours nouvelles, parce que la perfection ne révèle pas tous ses secrets a-la-fois, et qu'il y a différens charmes cachés dans la beauté, comme différentes couleurs dans la lumière.

L

Ce qui est vrai de tout ce qui est parfait dans son genre, est encore plus sensible, comme ici, dans ce qui est parfaitement gai; or, entre tous les genres de mé rite qui distinguent l'entrepreneur de la Table Ronde, c'est-là celui que les plus redoutables Aristarques lui disputeraient le moins, et avec lui la presque-perfection suffit. En effet, la vraie gaîté, vive, adroite, et même un peu leste de sa nature, a cent manières toutes nouvelles de montrer les choses, et cent manières toutes inattendues de se montrer dans les choses qui paraissent le moins de son ressort. En vain la croirait-on épuisée, elle trouvera sans cesse en elle-même de nouvelles réssources. Représentez-vous un excellent vin de Cham pagne (la gaîté semblerait l'avoir choisi pour son emblême) qui ne cesse de lancer du fond à la surface des gerbes de bulles pétillantes comme autant d'étincelles, toujours remplacées par une égale foule d'autres aussi vives, aussi promptes à s'échapper, et qui vous invitent à boire jusqu'à ce qu'il ne reste plus ni vin dans votre verre, ni raison dans votre tête. C'est avec ce vin inspirateur, peut-être un peu capiteux, mais en même tems si léger, si agréable, même aux dames les plus réservées, que M. Creuzé semble avoir écrit son joli poëme; c'est là qu'il puise à tout moment et ces idées soudaines, et cette brillante déraison, et ces lubies héroïques qu'il prête à ses paladins, et les tendres faiblesses qu'il aime à nous raconter de ses héroïnes. Eh! qui ne l'aimerait pas cetle gaîté, mère de la variété, que le poëte a choisie pour sa muse? il l'a chargée, en

quelque façon, de faire les honneurs de la Table Ronde, et, sauf le respect qu'on doit aux muses', elle n'y a pas toujours gardé son sang froid; aussi voyez comme elle anime, comme elle excite, comme elle engage, comme elle met tout le monde en train! Il faut, avec elle, que tout marche, que tout danse, que tout se mêle et se démêle comme on pourra. On jase, on rit, on chante, on se défie, on se mesure, on se bát, on se blesse, on se tue.... Enfin on s'amuse de son mieux : c'est une agitation, une confusion, un tourbillonnement, “où l'attention est déroutée, en sorte qu'il ne vous reste qu'un souvenir vague de tout le plaisir que cela vous a fait, sans que vous sachiez précisément à quoi l'attribuer. Voilà le vrai charme du poëme, voilà ce qui compensera toujours de reste le peu qui pourrait manquer à la perfection de l'ouvrage, et c'est pour cela qu'on y reviendra souvent avec le même attrait, qu'on poursuivra chaque fois avec le même plaisir, et qu'on le quittera toujours avec le même regret.

Nous avons, je crois, déjà parlé une fois sur le plan de la Table Ronde, et si alors nous nous sommes trompės, nous nous tromperions encore aujourd'hui, ainsi nous n'en parlerons plus. Au fait, ce genre de poëme n'exige, ne comporte même guères plus de plan qu'on n'en voit et celui de la Table Ronde ne peut gueres être attaqué, je crois, qué par certains censeurs de profession, voués dès l'enfance à la sévérité, hommes très-respectables, sans doute, mais que la grâce libre et l'aimable négligence n'ont jamais initiés à leurs mystères, et qui voudraient mettre la légèreté même à leur pas. Jamais la moindre petite licence, jamais de moindre petit écart ne trouveront d'excuse auprès d'eux, et s'ils avaient à conduire la marche triomphale de Bacchus revenant des Indes, avec la troupe indisciplinée des satyres, des faunes, des silènes, des ménades, des égipans, il faudrait, en dépit du dieu, que le cortége marchât droit, et qu'on y fit le maniement du thyrse avec la même précision que nos régimens les mieux exercés font le maniement des armes. Ces pauvres gens n'ont-ils donc pas lu quelque part?

Dulce est desipère' in loco.

Cependant, ni le plan, ni la conduite d'un poëme, ne servent que de bien peu de chose à la gloire du poëte, non plus qu'au plaisir du lecteur, sans une condition plus difficile à observer, et sur laquelle nous ne pouvons que donner et promettre les plus justes éloges à notre ingénieux trouverre. C'est l'art de tracer et de soutenir les caractères de ses personnages, de les esquisser juste du premier coup de crayon, de les montrer mieux à chaque nouveau trait, de les tenir toujours dans leur rôle, de ne leur imprimer que des mouvemens qui doivent, pour ainsi parler, dériver de leur constitution organique, et de ne leur prêter que les actions, les sentimens, les discours qui conviennent le mieux à chacun, convenientia personce; enfin de mesurer, de doser, de différentier, de nuancer les mérites, de façon que tout s'accorde et que tout se distingue. Voilà comme sont les héros de la Table Ronde, et voilà comme nous voyons aussi leurs belles amies; toutes belles, sans avoir les mêmes traits; toutes aimables, sans montrer le même caractère; toutes complaisantes, sans s'y prendre de la même manière; enfin toutes charmantes et toutes différentes. Il en faut, et heureusement il y en a pour les différens goûts; car, même en supposant que tout fût parfait, si tout se ressemblait dans le monde, il est douteux qu'on s'y amusat seulement autant qu'aujour d'hui.

L'ennui naquit un jour de l'uniformité.

Reste encore un point à examiner, un point sur lequel on n'accorde point de dispense, pas même à la gaîlé: c'est la morale. Celle de ce poëme-ci est éminemment chevaleresque; elle n'en vaut que mieux; et à beaucoup d'égards nous doutons que les plus austères cénobites en aient jamais professé une plus pure et plus chrétienne. J'en citerai pour preuve une très-antique ballade, que l'auteur a bien voulu rajeunir de quelques siècles pour la mettre à notre usage, et qu'on peut regarder comme le catéchisme de la chevalerie.

Vous qui voulez l'ordre de chevalerie,
Il vous convient mener nouvelle vie,

Dévotement en oraison veiller,
Fuir tous péchés et sur-tout félonie,
Garder l'église, être grand-justicier,
Au pauvre peuple être courtois et tendre,
Sauver la veuve, et l'orphelin défendre.
Ainsi se doit gouverner chevalier.

Je ne dis pas que tout l'ouvrage ne soit que le déve: loppement de ces pieuses maximes. Non, M. Creuzé prêche quelquefois une doctrine plus mondaine, plus accommodée aux caractères, aux mœurs et aux imperfections de nos bons Français.

Il doit par-tout poursuivre avec ardeur,
Dangers brillans, faits de chevalerie;
Guerrier loyal, être grand voyageur,
Suivre tournois et joûter pour sa mie;
Bien et souvent des présens octroyer,
Et donner tout si le cas le réclame,

Hors le secret et l'amour de sa dame.
Ainsi se doit gouverner chevalier.

Je ne dis pas que la morale de ce livre, quoique partout aussi française, soit par-tout aussi édifiante, et que le poëte qui nous amuse tant ne doive s'attendre à quelques observations assez motivées de la part de certaines gens qu'on n'amuse point, ou qui vous en veulent pour les avoir amusés. Ils pourront bien le quereller sur l'excessive complaisance qu'il lui plaît, diront-ils, de prêter aux belles dames qui figurent dans ses tableaux; mais en essayant de nous offrir une peinture fidèle des engagemens, des travaux et des prouesses des chevaliers, M. Creuzé pouvait-il oublier les profits de la chevalerie? Car, au fait, c'était pour cela qu'on se battait ; et la chevalerie, toute catholique, toute religieuse qu'elle paraissait au-dehors, n'en était pas moins dans le fond une sorte d'islamisme, dont les dames du plus haut parage voulaient bien être les houris. Eût-il été juste, en effet, que le sang de tant de braves et beaux chevaliers n'eût coulé que pour des statues? Et après tant de travaux entrepris, tant de périls affrontés, tant de tours escaladées, tant de géans pourfendus, enfin, tant de faits in

« PreviousContinue »