Page images
PDF
EPUB

LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.

Sur la quatrième Eclogue de Virgile, à Poccasion d'un poëme de M. ELOI JOHANNEAU, intitulé: Hymne au Soleil, imité d'un hymne antique qui se chantait aux mystères d'Eleusis, à la fête du solstice d'hiver.

DEPUIS Servius jusqu'à M. Le Maire (1), tous les cemmentateurs et les traducteurs de Virgile ont cherché à deviner quel pouvait être l'enfant illustre dont le poëte romain annonce si pompeusement l'avénement au monde dans ce fameux chant généthliaque, adressé au consul Pollion, et si improprement nommé Eclogue.

Les chrétiens des premiers siècles, avec plus de zèle que de discernement, appliquèrent au Messie l'espèce de prophétie que contient cet ouvrage singulier et vraiment mystique (2):

Teste David cum sibyllá.

Les auteurs qui ont pensé, avec raison, qu'il fallait chercher cet enfant dans la famille d'Auguste, se sont perdus jusqu'à ce jour en conjectures, et ne nous ont point encore donné la solution de ce problême historique. Tour-à-tour on a cru y voir le jeune Marcellus (3), neveu d'Auguste, qui inspira de si beaux vers à ce même Virgile, Caius et Lucius Cesar, fils d'Agrippa et de Julie, et qui, les premiers, recurent du sénat le beau titre de Princes de la jeunesse, Drusus, fils de Livie (4), etc. Quant à l'opinion émise par le commentateur Servius, que cette Eclogue a été composée à l'occasion de la naissance de Salonin, fils de Pollion, une saine critique historique ne saurait l'admettre un seul instant.

(1) Virgile expliqué par le règne de Napoléon. Leçons de littérature au Collège de France, 1812.

(2) Entr'autres l'empereur Constantin, selon Eusèbe.

(3) C'est le sentiment de Badius Ascensius et de Catrou, (4) Selon l'abbé Desfontaines.

MERCURE DE FRANCE, FEVRIER 1813. 247

Le consulat de Pollion, sous lequel Virgile prédit que ce grand événement doit avoir lieu, se rapporte à l'an 713 de la fondation de Rome, selon le comput de Varron. Dion Cassius (Histor. XXXXVIII), en parlant de ce consulat, nous apprend que Pollion eut d'abord pour collègue, celte année, Domitius Calvinus, auquel Lucius Cornelius Balbus fut subrogé, et qu'à Pollion lui-même fut subrogé Canidius Crassus. Les fastes consulaires, la chronique de Cassiodore, etc. ne font mention que de ce seul consulat de l'ami de Virgile et d'Horace. Il faut donc faire coïncider avec cette époque, l'an 713, la naissance d'un membre de la famille impériale.

Ce ne peut être Drusus qui ne naquit qu'en 716, l'année où Auguste répudia Scribonia, pour épouser Livie, enceinte de ce prince (Claudius Drusus Néro).

C'est encore moins Caïus ou Lucius César, puisque la naissance du premier n'eut lieu qu'en l'an 733, et la naissance du second l'an 736.

L'opinion en faveur de Marcellus, né dès 709, n'est pas mieux fondée.

M. Dupuis, dans son grand et savant ouvrage, et M. Eloi Johanneau, dans son imitation d'un hymne antique qui se chantait aux mystères d'Eleusis, en nous donnant la clef des allégories astronomiques el sacrées que renferme la quatrième Eclogue de Virgile, ont dit des choses neuves et curieuses sur ce poëme..

Mais M. Johanneau a été plus loin que M. Dupuis, qui s'était contenté d'expliquer les fictions cosmogoniques de ce chant généthliaque, sans aborder le fond de la question que nous traitons ici. Ce secrétaire de l'Académie celtique n'hésite point à dire que l'être mystérieux annoncé si solennellement par le poëte latin est le deus solinvictus, dont la naissance est marquée sur les calendriers des pontifes romains, le 25 décembre, au solstice d'hiver (5), et dont l'heureux avénement, célébré avec tant de pompe et de démonstrations de joie dans toute l'antiquité, formait l'objet principal de tous les mystères (6). Cette explication,

(5) Dies natalis solis invicti, 8 ant. Kal. Jan. Voyez dans l'Uranologie du P. Pétau, tom. 3, pag. 72, le calendrier publié sous les règnes de Constantin et de Julien.

(6) Ainsi que ses travaux, ses victoires, ses souffrances et sa

mert.

sans doute, est neuve et ingénieuse, mais est-elle aussi bien établie et à l'abri des contradictions que le pense son auteur? Je ne le crois pas.

M. Johanneau dit qu'il n'y a point de mortel capable de remplir les hautes destinées de cet enfant.

Magnus ab integro seculorum nascitur orde;

Jam redit et virgo, redeunt Saturnia regna.

Mais Virgile ne fait-il ne fait-il pas également prédire à Anchise, dans le sixième livre de l'Enéide, qu'Auguste doit ramener l'âge d'or et le règne de Saturne dans le Latium ?

Augustus Caesar, divigenus, aurea condet

Secula qui rursus Latio, regnata per arva

Saturno quondam.....

Ce que Virgile dit d'Auguste dans son Enéide, il a bien pu le dire ailleurs de l'héritier de ce prince.

Ce sont là des allégories et des façons de parler familières aux poëtes, de ces exagérations si souvent reproduites par eux.

Le poëte inspiré révèle à Pollion que c'est sous son consulat que commencera ce glorieux événement; mais s'il s'agissait de la naissance du dieu Soleil, pourquoi dire que cet événement aura lieu précisément sous le consulat de Pollion, puisqu'il avait lieu tous les ans et sous tous les consuls ?

Virgile nous apprend que cet enfant régnera sur l'univers, pacifié par les vertus de son père.

Pacatumque reget patriis virtutibus orbem. Cette prophétie ne peut être applicable qu'à Auguste qui, postérieurement, donna, en effet, la paix au monde et ferma le temple de Janus, et au prince destiné à lui succéder. Comment se persuader qu'elle peut regarder le dien Soleil, le dieu Fumière, le dieu Jour, né de la Vierge Céleste (7) et de l'Etre Suprême qui l'a engendré sem blable à lui-même, selon Platon, Martianus Capella Julien, et tous les mystagogues de l'antiquité?

1

[ocr errors]

(7) La Vierge Constellée qui présidait à sa naissance, le 25 décembre à minuit in stabulâ Augia; elle est représentée dans les sphères pusiques, etc. le tenant dans ses bras et l'allaitant, ainsi que dans le fameux monument mythriaque d'Oxford..

Cette perspective d'une paix prochaine devait être favorablement accueillie par les Romains, encore menacés des calamités d'une guerre civile, et à peine échappés aux horreurs des proscriptions.

Peut-on faire raisonnablement l'application des vers suivans au personnage allégorique du Soleil incarné ?

At simul heroum laudes, et facta parentis

Jam legere....

Et serait-il croyable que Virgile ait voulu dire, même en parlant la langue des mystères, que le Soleil lirait les hauts faits de son père?

O mihi tam longe maneat pars ultima vita,

Spiritus, et quantùm sat erit tua dicere facta!

S'il s'agissait ici du dieu Soleil qui naft, meurt et res suscite tous les ans, pourquoi Virgile formerait-il le vœu de vivre assez long-tems, et de pouvoir, dans un âge avancé, conserver assez de forces, pour chanter les faits héroïques du dieu, lorsque, devenu grand, il accomplira ses hautes destinées ?

Il est évident qu'il est ici question du règne d'un prince appelé à succéder au souverain qui gouverne, au moment où l'auteur écrit ; événement que le poëte ne doit envisager que dans l'éloignement, et dont peu d'individus apparte nant à la génération présente sont destinés à être les té moins. Ce langage, dicté par les convenances, était motivé d'ailleurs par l'âge d'Auguste, et il fut justifié par le long règne de cet empereur qui survécut, comme Louis XIV, à presque tous les grands hommes de son siècle, et surtout à Virgile.

Si, dans le poëme dédié à Pollion, il s'agissait de la naissance du sol invictus, et non de celle d'un enfant mortel, il n'est pas vraisemblable que Virgile eût débuté par solliciter Lucine de la favoriser, comme présidant aux

accouchemens.

Casta fave Lueina................

Un tel enfantement n'était pas de son domaine.

M. Johanneau ne doute point que cette fameuse éclogue ne soit la traduction d'une ancienne prophétie, ou allégorie, attribuée à la sibylle de Cumes, s'appuyant de l'autorité de ce vers

Ultima cumœi venit jam oarminis ætas vie

Mais les vers prétendus sibyllins n'existaient plus à l'époque où Virgile écrivait, et cette prophétie sur le retour d'Astrée et de l'âge d'or n'était parvenue jusqu'à lui que par tradition. On croyait généralement au prochain accomplissement de cette opinion populaire sous l'empire d'Auguste. Nous attendons des cieux nouveaux et une terre nouvelle, disait et écrivait l'apôtre Paul.

[ocr errors]

Mais quel est donc le héros, le demi-dieu, qui dans Virgile doit opérer cette heureuse révolution ? Faut-il le dire, c'est Julie, fille d'Auguste et de Scribonia (troisième femme de cet empereur), qui naquit l'année du consulat de Pollion, en 713.

Virgile, comme on vient de le voir, ne dit point que cet enfant soit déjà né à l'instant où il écrit, mais qu'il doit naître sous le consulat de Pollion, qui sera témoin de ce mémorable événement.

La chose ent effectivement lieu. Le poëte et la sibylle qui l'inspirait, ne se trompèrent que sur le sexe de l'enfant.

La signora mit au monde une fille.

Virgile aurait pu intituler son éclogue : l'Espérance des Romains, comme M. le chevalier Delafont,, major d'artillerie, a intitulé l'ode qu'il a publiée dans une circonstance semblable, et quelques mois avant la naissance de S. M. le roi de Rome, l'Espérance des Français (8). Mais le poëte moderne a été meilleur prophête que son illustre modèle. Les poëtes ne justifient pas toujours le beau nom de Vates que leur donna l'antiquité, à moins qu'ils ne prophétisent après l'événement, comme il est arrivé à l'épique romain lui-même, dans le VI livre de son Enéide.

Au reste, il ne nous paraît point douteux que la IV• Eclogue de Virgile, cette composition d'une espèce unique, et qui, par le mouvement et la sublimité continue de la pensée et de l'expression, tient essentiellement du genre de l'ode, ne soit un monument précieux de la doctrine et des systèmes cosmogoniques enseignés dans les mystères de l'antiquité. Cette éclogue, et le VI chant de l'Enéide, qui nous offre un tableau fidèle des cérémonies de l'an

(8) Insérée au Mereure de France......1810, et réimprimée chez Didot. C'est le premier poëme qui ait paru à l'occasion de ce grand et heureux événement.

« PreviousContinue »