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Elle accourt.... Je la vois.... J'entends son vol affreux;
Tel fond l'avide Autour sur un Cygne amoureux;
Tel le noir Epervier, d'une aile frémissante,
Vole, suit, presse, atteint la Colombe innocente,
Qui du char de Vénus séparée un moment,
Par des cris douloureux l'implore vainement.
Loin de tes yeux, Fanni, la tombe me dévore,
Tu n'entends plus la voix d'un amant qui t'implore.

Je jurai mon retour à tes embrassemens ;
La mort, la mort jalouse a rompu mes sermens;
Sa brûlante fureur circule dans mes veines;
L'art se trouble, s'épuise en ressources trop vaines;
Et mon sang, qui jaillit sous les couteaux mortels,
A neuf fois de la parque arrosé les autels, etc.

L'attendrissement et les regrets succèdent, et ensuite le vœu si naturel de se survivre dans un autre lui-même. Si l'ame est immortelle,

Si des feux de l'esprit il reste une étincelle,
Qu'elle passe en ton sein, ô ma chère Fanni!
A moi-même échappé, de moi-même banni,
Deviens pour ton amant l'immortel Elysée;
Que mon ame revole où je l'avais puisée !
J'adorerais le Styx, éclairé par tes yeux,
Et l'Olympe sans toi me serait odieux.

Je ne me suis point arrêté à faire observer dans ces citations un grand nombre de tours poétiques et d'expressions nouvelles, fondues avec la plus grande adresse dans un style plein de charme et de douceur; mais je ne puis me dispenser de remarquer dans ce dernier passage une hardiesse si heureuse que des critiques difficultueux ont pu citer ces vers sans l'apercevoir, et cependant si forte qu'elle a besoin, pour être admise, de l'exemple et de l'autorité de Racine.

A moi-même échappé, de moi-même banni,
Deviens pour ton amant l'immortel Elysée.

Essayez d'appliquer ici cette règle qu'on a voulu établir, que des vers pour être bons doivent se réduire à la construction de la prose; vous ne le pourrez pas. Il y a

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dans le premier vers non-seulement une forte clipse SEINE

mais la supposition d'un cas qui n'existe point dans notre langue, je veux dire l'ablatif absolu, comme dans ces deux vers de Racine, impossibles à construire saus e courir au même tour:

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Captive, toujours triste, importune à moi-même Cen
Pouvez-vous souhaiter qu'Andromaque vous aime

Tant il est vrai qu'en dépit des fausses doctrines, notre langue poétique a, pour les grands poëtes, ses tours particuliers, je dirais presque ses idiotismes qui la différencient de la prose.

Toutes ces citations sont tirées du premier livre des élégies; chacun des trois autres livres n'en fournirait pas moins. Dans le second, le ton véhément et passionné domine. On sent que l'élégie qui a pour titre, à l'enfant que porte dans son sein une maîtresse infidèle, que celle où l'amant jaloux et trahi se peint lui-même témoin du bonheur de son rival, que celle où il se représente ramené malgré lui vers sa parjure Adélaïde, que celle qu'il adresse à l'enfant de cette Adélaïde, mort treize mois après sa naissance, qu'une autre enfin adressée à un ami sur la mort de ce même fils, exigeaient de la part du poëte autant de force et d'énergie que de sentiment et de chaleur.

Le troisième livre est rempli en plus grande partie d'élégies imitées de Tibulle, de Properce et d'Ovide. Le Brun fit presque toutes ces imitations dans sa jeunesse, pour se former à ce style poétique qu'il voulait donner à l'élégie. On y trouve souvent la liberté d'une composition originale. La première élégie, imitée de la première de Tibulle, est celle que l'auteur avait le plus soignée, et qui approche le plus du modèle.

On distingue principalement dans le quatrième livre, dont les sujets sont variés, une élégante imitation de Moschus, et l'élégie adressée à Lucile, en lui rendant une lettre où elle faisait à l'auteur une proposition d'amitié un peu tardive. Cet objet de la dernière passion qu'il ait éprouvée, lui inspira aussi des odes érotiques, des madrigaux et même des épigrammes. Soit uniquement par

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la faute du poëte, soit qu'il y eût un peu de celle de Lucile, il, avait cru lui inspirer autre chose que de l'amitié; cette élégie rappelle des souvenirs qui feraient penser qu'il n'avait pas tout-à-fait tort, et ce qui importe davantage, il les y retrace en vers charmans.

Des deux plus grands défauts du style de Le Brun que j'ai reconnus dans ses odes, le premier, l'excessive audace et la nouveauté hasardée, se trouve très-peu dans ses élégies; le second, l'affectation ou le rafinement, y est peut-être moins rare, sur-tout dans celles qui paraissent avoir été de simples jeux d'esprit ou de galanterie plutôt que les effusions d'un cœur vraiment passionné; mais dans toutes celles où la passion parle, et elles sont en grand nombre, elle s'exprime comme elle le doit faire en poésie, et plusieurs de ces pièces peuvent être citées parmi les morceaux écrits depuis Racine où l'on retrouve le plus l'élégance, l'harmonie pure et variée, les tours nouveaux quoique naturels, et l'heureuse hardiesse de son style.

Après les élégies viennent dans le même volume deux livres d'épîtres. La première a depuis long-tems sa réputation faite. C'est un petit poëme didactique, plein d'esprit, de grâces et de sel sur la bonne et la mauvaise plaisanterie, mais où ce sujet est traité avec la marche libre et irrégulière de l'épître. Elle étincelle de ces traits piquans nés pour devenir proverbes et dont plusieurs le sont de

venus.

O le fâcheux plaisant qui, dans son froid délire,
L'ennui peint sur le front, prend le masque du rire,
Et pesamment folâtre en sa légèreté,

Tourmente son prochain de sa triste gaîté !

Je plains le malheureux qui s'est mis dans la tête
De plaire aux gens d'esprit à force d'être bête.

Il est un art charmant d'amuser et de rire.

Il faut de sel Attique égayer la satire ;
L'adresse est de choisir le trait qu'on veut lancer,
Qu'il effleure en volant, et pique sans blesser.

La bonne compagnie est par fois détestable, etc.

Tout le monde a retenu les jolis vers sur La Harpe, que j'ai cités précédemment (4); ils flattent la malignité, c'est peut-être ce qui les a gravés dans la mémoire. En voici de délicieux qui devraient s'y fixer par une raison toute contraire; la bonne compagnie serait moins détestable, si elle se les rappelait quelquefois.

D'une gaité sans frein réprimez la licence,
Et respectez les Dieux, la Pudeur et l'Absence.
Qu'un ami par vos traits ne soit point immolé.
En vain le Repentir honteux et désolé

Court après le bon mot aux ailes trop légères ;
Il perd ses pas tardifs et ses larmes amères.
Fuyez donc le sarcasme et ses jeux indiscrets :
L'amour-propre offensé ne pardonne jamais.
Ménagez-lui toujours une heureuse retraite ;
Que l'objet du bon mot lui-même le répète.

On peut dire que ce dernier vers contient lui seul la théorie, ou, si l'on veut, la législation du bon mot.

Les autres épîtres sont inférieures à celle-là; il y en a cependant où l'on reconnaît la même main: telles sont entr'autres l'épitre à M. Chenier l'aîné; celle à M. le prince de Conti, sur l'amour que les princes doivent aux lettres, ouvrage de la première jeunesse de l'auteur, mais qu'il avait ensuite corrigée et presque refaite; celle à de Belloi, l'auteur tragique, pour prévenir une brouillerie prête à éclater entr'eux; celle qui est adressée à son fils Alphonse, né en 1783; quelques épîtres satiriques, dont la meilleure est intitulée la Métempsycose; et parmi un assez grand nombre d'autres, qui ne peuvent être regardées que comme des vers de société, plusieurs qui sont remplies de détails agréables et spirituels, toujours poétiquement rendus.

Les Veillées du Parnasse, qui suivent les épîtres, ne sont qu'un fragment, ou plutôt une suite de quatre fragmens d'un poëme qui ne fut point achevé. Le plan était fort simple; ce n'était qu'un cadre où devaient entrer quatre morceaux épiques, les uns traduits, les autres simple

(4) Voyez le Mercure du 10 octobre.

ment imités. Dans une longue nuit d'hiver, Apollon et les Muses veillent sur le Parnasse, et charment par des récits la lenteur du 'tems. Erato raconte une aventure d'amour, la fable d'Orphée et d'Eurydice; Calliope y répond par un trait célèbre d'amitié, la mort de Nisus et d'Euryale, deux admirables épisodes de Virgile. Thalie, pour égayer la scène, devait raconter l'aventure plaisante du faune avec Hercule et Omphale, qu'on trouve au second livre des Fastes d'Ovide; mais ce morceau, écrit en vers inégaux, n'est ni corrigé ni fini. Il ne manque aux deux premiers que quelques vers qui devaient les lier l'un à l'autre. L'épisode d'Orphée et d'Eurydice est connu depuis long-tems; celui de Nisus et d'Euryale, aussi fort ancien, était resté inédit. Il est aisé de préférer à ces deux traductions, les deux mêmes morceaux traduits par M. Delille; il le serait tout autant de donner la préférence à ceux de Le Brun. Ce qui serait plus difficile, mais plus utile en même-tems, ce serait de les comparer ensemble, en les conférant tous deux avec le texte. Il faudrait d'abord convenir de quelques principes sur la traduction en vers, et mettre ensuite à part toute prévention et toute partialité. Mais quand l'auteur du parallèle aurait obtenu de luimême ce point important, l'obtiendrait-il aussi de ses juges? Il est plus sage de s'en abstenir.

Pour terminer ces Veillées poétiques, Apollon, après avoir entendu Erato, Calliope et Thalie, raconte à son tour l'histoire de Psyché, allégorie charmante que Le Brun n'hésite pas à regarder comme le chef-d'œuvre de l'imagination grecque, mais que l'Africain Apulée a défigurée par son latin barbare, et plus encore par le personnage ignoble à qui il en a prêté le récit, et que notre bon Lafontaine a noyée dans une prose lâche, bavarde et souvent puérile (5). Le Brun avait entrepris de rétablir cette fable ingénieuse dans le rang qui lui appartient; il est bien à regretter qu'il n'ait pu finir ce travail, interrompu par de tristes circonstances,

(5) Expressions d'un fragment de lettre de Le Brun, t. II, p. 273.

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