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nous emprunterons sur sa famille et sur elle-même les curieux détails qu'on va lire (1).

II

« Il existe un grand nombre de Mémoires (2), quelques-uns ont été écrits par d'illustres personnages, et les faits qu'ils contiennent intéressent autant par euxmêmes qu'ils attachent par leurs auteurs: beaucoup d'autres sont tombés dans l'oubli. Les uns et les autres ont cru nécessaire de débuter par une sorte d'apologie des motifs qui les ont portés à les écrire, je m'en dispenserai.

« Je n'ai pas d'autre but que celui de rédiger, avec un certain ordre, les principaux événements de ma vie. Contemporaine de ceux qui ont changé avec une rapidité inconcevable la face du monde entier, je veux me les retracer avec ordre et rappeler en même temps à ma mémoire le souvenir des personnes de ma famille ou de ma connaissance qui m'ont

(1) Le Journal de la reine Catherine retrace ses premières années. Il s'arrête après son mariage et ne reprend qu'en 1811. Cependant, en 1810, elle fit avec son mari et avec Napoléon et Marie-Louise un voyage dont elle a laissé la curieuse description.

(2) Nous ne modifions rien au texte; on n'oubliera pas que la Reine était Allemande, et qu'elle ne pouvait écrire sans laisser percer quelques tournures de phrases dont on ne doit pas s'étonner.

été chères. Le portrait que je m'en retracerai m'aidera aussi à réfléchir sur les différents motifs qui les ont fait agir dans telle ou telle circonstance, et augmentera en moi la connaissance du cœur humain, connaissance en général très-imparfaite chez les grands, qui ne voient jamais les hommes que du beau côté, et, si j'ose m'exprimer ainsi, n'en aperçoivent jamais l'envers.

« Si j'écrivais pour avoir des lecteurs, je me verrais forcée d'excuser en quelque sorte les détails dans lesquels je me trouve entraînée en remontant jusqu'à l'histoire de mon grand-père et de ma grand'mère; mais ils entrent tellement dans les événements des premières années de ma vie, que je ne saurais m'empêcher d'en parler, pour mettre de l'ordre et de la clarté dans mon récit.

• Mon grand-père était de l'ancienne Maison des ducs régnants de Wurtemberg; il était le troisième frère du duc régnant. Guerrier intrépide, il s'était fait chérir du grand Frédéric et l'avait puissamment secondé dans ses plus brillantes campagnes de la guerre de Sept-Ans, lorsque une blessure dangereuse qu'il reçut à la fameuse bataille de Rosback (une des plus sanglantes de cette guerre), dont les suites sont devenues incurables, le força de se retirer du service de Prusse. Il avait épousé la princesse de B..... Sch....., nièce du grand Frédéric, et, par cette alliance, avait encore resserré les liens d'une tendre amitié avec ce grand monarque. En quittant la Prusse, mon grand-père se retira dans un des apanages de sa Maison, à Montbéliard. Cette principauté est enclavée

en France; c'est là que, bien des années après, sous les auspices de la plus tendre des aïeules, de la plus éclairée comme de la plus aimable des femmes, se sont écoulées les premières années de mon enfance, dont il ne me resta plus tard qu'un de ces souvenirs doux, semblables à un songe agréable qu'interrompt un réveil souvent trop précipité.

« La fortune de mon grand-père et de ma grand'mère surtout, leur permettait d'entretenir, à Montbéliard, une cour fort agréable. Peu loin de cette ville, ils avaient bâti une superbe maison de plaisance. Dirigée par le goût éclairé de ma grand'mère, ils en avaient fait une superbe habitation. La beauté des sites, l'heureux choix des embellissements de l'art, la grandeur et l'affabilité tout à la fois de leurs manières, y attiraient toujours un grand nombre d'étrangers. C'est au sein de cette intéressante réunion que se sont écoulées mes premières, mes plus heureuses années, et que s'est faite aussi ma première éducation. C'est à Montbéliard aussi, et avant l'époque qui m'y a conduite, que mon grand-père et ma grand'mère élevaient en silence et loin des tracas des grandes résidences, trois princesses charmantes, dont deux ont porté les deux premières couronnes de l'Europe (1). La famille de mon aïeul a été nombreuse; il a eu douze enfants, dont mon père était l'aîné. En retraçant ici l'histoire de son éducation, c'est presque faire celle de sa vie, car s'il est vrai qu'elle influe si essentiellement sur le caractère et la manière

(1) D'Angleterre et de Russie.

d'être de chaque individu, cette vérité est bien plus sensible encore chez les princes, qui ne peuvent guère en rectifier les défauts par l'expérience et la connaissance du monde comme les simples particuliers, qui ont si souvent pour eux la leçon du malheur, dès le premier pas qu'ils font dans le monde, Les princes, au contraire, arrivent souvent à un âge avancé, tels qu'ils sont sortis des mains de leurs instituteurs ou avec d'autres défauts diamétralement opposés. J'ai souvent réfléchi à cette prodigieuse influence de la première éducation sur le caractère des grands, dans le dessein de rectifier un peu, pour mes enfants, les vices que j'ai pu remarquer dans celle qu'on donnait à d'autres. Une des singularités qui m'ont en général le plus frappée, est l'extrême rigueur avec laquelle les enfants des grands sont presque tous traités dans l'enfance. Elle me paraît fondée sur le despotisme qu'exercent souvent les meilleurs princes dans leur intérieur; sur l'importance que leurs alentours leur font attacher aux petites choses. Les pas, les démarches d'un pauyre enfant, d'un prince héréditaire surtout, sont considérés comme des objets importants à l'État, et comme devant exciter la jalousie ou tout au moins la surveillance du chef. De là, les petites délations, les soins minutieux d'un gouverneur (si rarement un Montausier, un Fénelon). A cela se joint la propre humeur du gouverneur; il considère le royal enfant comme lui ayant enlevé une partie du bonheur destiné à la masse totale. De cette sévérité outrée, il résulte presque toujours qu'un enfant, privé de moyens naturels, le sera, un jour aussi,

du caractère et de la fermeté nécessaires à un prince, ou qu'il exercera sur les autres, dans l'avenir, le despotisme qui a pesé sur son enfance. Cette trop grande sévérité a encore été augmentée pour mon père de toute celle que l'usage de son temps introduisait dans l'éducation des jeunes gens. Car, pour mes tantes, il en était autrement; elles étaient entièrement livrées à la tendresse maternelle. Son enfance, sous ce rapport, n'a pas été aussi heureuse que celle de ses sœurs. Plus tard, mon père a été envoyé à Lauzanne, avec mes oncles, pour y achever ses études, sous la conduite d'un gouverneur trop médiocre pour former des jeunes gens d'un esprit aussi étendu que mon père, car mes oncles n'ont jamais pu rivaliser avec lui de moyens.

Peu de personnes sauront aujourd'hui pourquoi la petite ville de Lauzanne, sans Université, sans institution publique quelconque, avait cependant le privilége d'attirer dans son sein des jeunes gens des premières et des plus illustres Maisons d'Allemagne et d'Angleterre. Le choix des Anglais, à cet égard, avait donné le ton à l'Europe. Les jeunes gens des familles les plus distinguées de l'Angleterre achevaient alors leur éducation dans le pays de Vaux, qui devait cette préférence à l'usage de la langue française. Une autre cause de célébrité, pour cette fertile contrée, était le séjour que faisait, à Lauzanne, le célèbre médecin Tissot. Il joignait, comme on sait, à de vastes connaissances, une philanthropie qui faisait chérir sa personne autant que rechercher son école. Aussi, mon oncle, le duc E...,

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