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y joindre cette apreté et cette petitesse de vues qui déshonorent la vérité. » Toute sa correspondance la plus intime, à ce moment de sa vie, est dans cette nuance, qui fut la sienne en politique jusqu'à la révolution de 1830. Il n'était royaliste que par raison; les autres l'étaient par sentiment. Ceux-ci d'ailleurs inclinaient, pour la plupart, vers des exagérations qu'il ne pouvait approuver, et c'est là le souvenir dominant qui lui était resté de ses rapports avec eux. De là les paroles de la Notice auxquelles je fais allusion ici.

Quant à la Religion, Henri l'aimait déjà, sans l'avouer tout à fait. « J'ai l'âme extrêmement religieuse, ajoutait-il, et l'esprit très-incrédule; mais, comme il est dans la nature de l'esprit de se laisser subjuguer par l'âme, il est probable qu'un jour je serai chrétien. Je suis susceptible de vivre dans la solitude et de me précipiter dans le tourbillon des choses humaines, aimant le calme quand j'y songe, le bruit quand j'y vis, faisant quelquefois d'une cure de campagne mon château favori, lui disant adieu quand je passe sur le Pont-Neuf; retenu dans ma position par une force de raison qui me fait concevoir qu'essayer de tout et changer de place, ce n'est pas changer de nature, et qu'il est des besoins pour qui cette terre est stérile. J'ai une grande activité et une conception si prompte que j'en abuse souvent. J'ai aimé des hommes; je n'ai point encore aimé de femmes, et je ne les aimerai jamais par leur côté réel 2.

Il l'était dès lors plus qu'il ne voulait l'avouer, ou plutôt c'était déjà

un aveu.

Lettre à M. Fontaine, avocat à Paris 17 novembre 1823. Cette lettre

Rien, toutefois, ne trahissait au dehors ce désenchantement précoce. « Ils me prédisent tous dans le monde un bel avenir, » disait Lacordaire. Et, en effet, il pouvait choisir. Il pouvait choisir entre le barreau, qui s'ouvrait à lui sous de tels auspices, et le ministère public, plus fait peut-être pour un talent comme le sien, et où le haut patronage de M. Mourre ne lui eût pas fait défaut. Mais une voix intérieure lui disait que sa vocation n'était pas là. En effet, un malaise indéfinissable (laissons parler celui qui en fut le confident), « une tristesse intérieure et progressive, et la grandeur de la pensée chrétienne remuaient en silence le fond de cette âme que rien ne pouvait remplir. La société avait peu de charmes pour lui. Les spectacles l'ennuyaient. Il se trouvait « faible, dé« couragé, solitaire au milieu de huit cent mille hommes. « rassasié de tout sans avoir rien connu. » Ces boutades de mélancolie annonçaient le jour des choses divines1. >>

Que s'était-il donc passé en lui?

Il était arrivé à Paris à la fin de 1822, admirant et aimant la morale de l'Évangile (c'étaient ses termes). respectant ses ministres, parce que leur influence est salutaire à la Société, mais n'ayant point fait un pas, ce semble, au delà de la profession de foi du Vicaire savoyard. Toutefois, la question religieuse occupait son

est citée dans son entier par le P. Chocarne. Les avances d'amitié qu'elle contenait n'eurent pas de suite, Lacordaire étant entré au séminaire six mois après.

LORAIN, p. 16 et 17.

esprit et troublait sa conscience plus qu'il ne voulait l'avouer à ses amis incrédules, qui, dominés par les injurieuses défiances de ce temps-là, n'admettant pas qu'on pit accorder au Catholicisme une adhésion pure de tout calcul, surveillaient, avec une inquiétude non dissimulée, le disciple de Jean-Jacques venant d'accepter l'appui de M. Riambourg et le patronage de M. Guillemin.

Henri les rassurait de son mieux. Mais il n'était pas en lui de comprimer ni le libre essor de son intelligence en quête de la vérité, ni l'invincible sincérité de sa parole. Dans la longue solitude de ses soirées, ses conversations religieuses de Dijon, dans l'été de 1822, lui revenaient à l'esprit. Il se reprenait à ces hautes questions qui ont exercé les plus grandes intelligences; il les méditait assidûment dans le secret de sa conscience et sans qu'il s'en ouvrit à personne : c'est en ce sens qu'il a pu dire avec vérité qu'aucun homme vivant n'avait pris part à sa conversion. M. Gerbet, avec qui la Société d'Études de Dijon était en correspondance, lui avait fait bon accueil à son arrivée à Paris: mais leurs relations n'avaient rien d'intime, et ils ne parlaient point ensemble de religion; Lacordaire en a fait maintes fois la déclaration formelle. L'œuvre de Dieu ne s'en accomplissait pas inoins dans cette âme d'élite.

En 1823, il avait passé les vacances dans sa famille, gardant son secret, mais dès lors profondément changé : les préventions depuis longtemps amoncelées dans son esprit contre la foi catholique avaient fondu comme la neige sous l'action du soleil. « Je n'avais plus véritablement d'objections, m'a-t-il dit depuis, mais je ne me

tenais point encore pour assuré que tel dût être l'état définitif de ma raison; j'appréhendais que les doutes ne reprissent le dessus un jour ou l'autre. J'étais, ajoutait-il, comme l'armée autrichienne, en 1813, de l'autre côté du Rhin; pas une baïonnette française ne disputait le passage, mais les Autrichiens ne s'y fiaient pas, et ils furent là six semaines sans passer le Rhin: c'est ainsi qu'avant de déclarer ma conversion, même à ma mère, j'ai laissé passer six mois. »

Ce moment est si considérable dans la vie du P. Lacordaire, que je ne puis mieux faire que de lui laisser tout à fait la parole jusqu'à son entrée au Séminaire.

Une fois converti, il songea naturellement à préparer peu à peu à la nouvelle de ce changement ses amis restés sceptiques ou déistes. Il écrivait à l'un d'eux, le 7 février 1824 « Croirais-tu que je deviens chrétien tous les jours? C'est une chose singulière que le changement progressif qui s'est fait dans mes opinions : j'en suis à croire, et je n'ai jamais été plus philosophe. « Un peu de philosophie éloigne de la Religion, beaucoup de philosophie << y ramène. » Grande vérité ! »

Puis, le 22 février:

« Oui, je crois, mon cher Lorain, et j'ai à me plaindre d'une phrase de ta lettre où tu révoques en doute ma sincérité et ma bonne foi. Si ma lettre n'était pas si folle (ceci est une allusion à quelques plaisanteries qui précèdent ce passage), je te parlerais de mes croyances et de

1 Lettre à M. Lorain.

Qui ne sait le mot de Bacon auquel fait allusion Lacordaire: Purvi haustus philo ophic faciunt incredu um, magni christianum.

ce qui m'y a conduit. D'où vient que mes amis ne me comprennent pas? Ils ont douté de ma conversion politique et n'y ont vu qu'un calcul adroit; ils se moquent de ma conversion religieuse et m'invitent à attendre que les Jésuites aient détrôné l'Université. »

Enfin, le 15 mars :

« Il m'a pris, ces jours derniers, une idée bien plus extraordinaire que tout cela. Je veux être attaché vif à une croix de bois si je n'ai pas pensé sérieusement à me faire curé de village. Illusions du moment! Fantômes prompts à s'évanouir! Besoin de se remuer dans l'Etna de la vie!

« Tu veux que je te raconte mes idées religieuses. Mais, aujourd'hui, je n'ai plus assez de place. Je te dirai seulement que je suis arrivé à mes croyances catholiques par mes croyances sociales, et qu'aujourd'hui, rien ne me semble mieux démontré que cette conséquence : la Société est nécessaire; donc la religion chrétienne est divine, car elle est le seul moyen d'amener la Société à sa perfection, en prenant l'homme avec toutes ses faiblesses, et l'ordre social avec toutes ses conditions'. »

« Mon cher ami, j'ai toujours cherché la vérité avec

Lettre à M. Lorain. L'idée est à peine indiquée; mais je crois le syllogisme concluant. Si la société est de Dieu et si le Christianisme est la seule religion qui civilise, comment le Christianisme ne viendrait-il pas de Dieu? Toutes les religions que l'homme s'est faites à lui-même, le polytheisme, le mahométisme, ont abouti à la dégradation de l'homme. S'il n'en est point ainsi du Christianisme, n'est-ce pas la preuve qu'il n'est point de l'homme, mais qu'il est de Dieu? Qui aurait connu à ce point les conditions de la vraie civilisation de l'homme, sinon Celui qui a fait l'home?

Lacordaire, d'ailleurs, annonçant sa conversion à un ami incroyant,

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