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VIE

DU

R. P. LACORDAIRE

INTRODUCTION

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Declin de l'autorité spirituelle; causes de ce déclin. - Anti-christianisme du dix-huitième siècle et de la Révolution française. Stérilité de l'erreur. Pourquoi Bonaparte a fait le Concordat. Articles organiques: suprématie de l'Etat en matière de religion. Evêques, préfets ecclésiastiques; situation abaissée de l'Eglise de France.- Attitude de quelques écrivains catholiques.-Université impériale. - Emprisonnement et suppression extérieure de Pie VII. Question de l'institution des Évêques; Concile de 1811; Concordat de Fontainebleau. L'Eglise sous la Restauration. Insuccès de l'alliance du tróne et de l'autel. Les Emigrés de l'Eglise de France: Concordat de 1817. --Senilite des nouveaux Évêques. Contraste avec la sève exubérante de la France d'alors. Dans quelle disposition d'esprit Lacordaire entra au

Seminaire.

On ne peut bien comprendre la vie d'un homme célèbre sans s'être fait une idée précise du temps où Dieu l'a fait vivre. Cela est vrai de quiconque appartient à l'histoire, mais combien plus du P. Lacordaire! Qui a été plus que lui de son temps? Qui a été engagé plus avant dans la mêlée si confuse du dix-neuvième siècle? Donc, avant de raconter sa vie, je voudrais, s'il se peut, donner

LACORDAIRE. I.

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aux lecteurs la pleine intelligence des premières années de ce siècle, de celles qui ont pesé sur l'enfance et sur l'adolescence de Lacordaire, et qui l'ont fait ce qu'il a été. Je voudrais faire bien connaître, avant tout, l'état de l'Église, d'abord sous le premier Empire, puis sous la Restauration, au moment où Henri Lacordaire entra au séminaire. Je voudrais enfin donner une juste idée de la situation des esprits à l'une et à l'autre époque, en religion et en politique. Mais ces choses veulent être reprises d'un peu haut.

Au moyen age, la suprématie de l'autorité spirituelle avait en général prévalu dans l'Europe chrétienne, bien que méconnue souvent et avec éclat. Mais en France, à partir de Philippe le Bel, une réaction du césarisme, mêlée de violence et de ruse, la jalousie et la servilité passionnée des légistes, le manque de virilité du clergé, livrèrent de plus en plus l'Église à celui qu'on appelait l'Évêque du dehors, c'est-à-dire à un maitre, « matériellement armé et toujours présent dans son sein. » La séve catholique en fut immédiatement et notablement amoindrie; l'Église ne devait plus revoir un saint Anselme, un saint Thomas d'Aquin, un saint Bonaventure, ni un saint Bernard. Le grand schisme d'Occident, les cris de réforme de Constance et de Bâle, la défection si prompte au protestantisme, non-seulement des trois royaumes scandinaves, mais de l'Angleterre, de l'Écosse et de plus de la moitié de l'Allemagne, enfin l'irruption du calvinisme au cœur de la France, ébranlèrent profondément partout l'auto

rité du Saint-Siége. Plus tard, les opiniâtres subtilités du jausénisme, renforcé au dix-huitième siècle par le gallicanisme parlementaire, avaient à peu près ruiné chez nous, dans la pratique journalière, cette grande autorité.

Alors, mais alors seulement (qu'on ne l'oublie pas). l'anti-christianisme leva la tête. Tout favorisait la dévastation des ames: à la cour, les scandales publics de la Régence et ceux de la trop longue vie de Louis XV, la mondanité du clergé, le relâchement presque universel des moines, les désordres élégants de la noblesse, les rancunes jansénistes et gallicanes de la bourgeoisie, les sophismes éloquents de Rousseau, la royauté littéraire de Voltaire, enfin la déplorable insuffisance de l'apologétique contemporaine. Doit-on s'étonner qu'à dater de 1760, l'anti-christianisme éclate comme la mitraille dans les innombrables pamphlets qui arrivent de Ferney, intarissables de verve, de cette verve libertine qui rend l'impiété si contagieuse et si populaire? Les jésuites sont balayés comme la poussière et dispersés par le vent. Voltaire est porté en triomphe à Paris. L'anti-christianisme règne dans tous les salons, il troue dans toutes les académies; il parlera seul, désormais, ou peu s'en faut. à toutes les tribunes, depuis Mirabeau jusqu'à Robespierre. C'est l'anti-christianisme de l'Assemblée constituante qui explique seul pourquoi cette Assemblée a divorcé, de parti pris, avec l'Église, dont les cahiers étaient si favorables à la réforme des abus et au développement des libertés publiques. C'est l'anti-christianisme qui explique pourquoi on l'a dépouillée, sans tenir aucun compte des offres qu'elle fit de subvenir dans une large part à la

dette de l'État; c'est l'anti-christianisme qui fait comprendre pourquoi on l'a bouleversée de fond en comble, en s'attribuant le pouvoir de refaire la circonscription des diocèses, comme le droit non moins exorbitant d'abolir le concordat de François Ier, et de transférer à des électeurs sans religion le choix des évêques, en se passant de la confirmation du Pape. L'incompétence était flagrante; la violation de la liberté des cultes claire comme le jour: mais, à tout prix, il fallait rendre l'Église incompa tible avec la Révolution, et la Révolution avec l'Église 1.

A la chute de Robespierre, il est vrai, la marée antichrétienne cesse de monter, mais elle n'abandonne point. le terrain qu'elle a couvert. Durant huit années encore, ici je laisse parler l'abbé Lacordaire, « l'Église ne présenta plus aux anges et aux hommes qu'une vaste ruine. Les reliques de sa hiérarchie, décimée par une révolution qui n'avait fait grâce à aucune vertu, erraient pour la plupart dans l'exil. Ses temples étaient abandonnés à des usages profanes; d'autres, abattus; d'autres, fermés et vides; d'autres, consacrés à ce schisme qu'avaient commencé, sous Louis XIV, les hommes de Port-Royal, et qui, grossi par la peur au pied des échafauds, convoitait l'héritage sanglant des saints. Les monastères, dont la Religion avait peuplé les villes et les solitudes, étaient devenus des manufactures, des fermes, des prisons, ou des lieux inhabités. Rien ne restait à l'Église du patrimoine

Le même machiavelisme s'est reproduit de nos jours en Italie. Le clergé piémontais était généralement favorable au Statut de CharlesAlbert : on l'a jeté, bon gré mal grẻ, dans l'opposition, en rompant de gaieté de cœur avec le Pape.

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