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superstitieux sans être crédule, tour à tour fanatique ou sceptique, tantôt permettant aux sophistes de mettre tout en question jusqu'à l'existence des dieux, et tantôt livrant Socrate aux rancunes sacerdotales.

Cependant la Grèce a beau être libre dans son esprit, et dans la plupart de ses constitutions; elle a beau être le berceau, le génie, la langue de la philosophie, elle débuta dans la philosophie, comme tous les peuples, par la religion. Ses premiers poëtes, qu'on appelle aussi les théologiens, recueillirent pendant les temps antéhistoriques et transmirent à leurs successeurs un ensemble confus de légendes qui a reçu des anciens eux-mêmes le nom de mythologie. Les plus illustres parmi ces poëtes sont Orphée, Musée, Homère, Hésiode, auxquels il faut peut-être ajouter deux écrivains beaucoup plus récents, Épiménide de Crète et Simonide de Céos. On conjecture qu'Orphée florissait 1250 ans avant J.-C., deux siècles et demi avant Homère. Il est impossible d'expliquer comment ces poëmes, remplis de fictions incohérentes, devinrent les livres sacrés de la religion grecque; ce qui est certain, c'est que, dès l'origine de l'histoire, on trouve en Grèce une religion nationale, des temples, des colléges de prêtres, des oracles, et une théogonie fondée sur les poëmes d'Orphée, d'Homère et d'Hésiode. On trouve, dès la même époque, la Grèce partagée entre une minorité éclairée et à demi incrédule, et la foule ignorante et superstitieuse; c'est dire qu'on y trouve aussi l'intolérance.

A l'origine de toutes les civilisations, les monuments des vieux âges nous montrent des prêtres à côté ou au-dessus des rois. En Grèce, où toutes les institutions étaient mobiles, les prêtres, secondés par les politiques et abusant de la superstition populaire, avaient presque seuls une organisation stable. Ils employaient, pour se maintenir, le plaisir et la terreur, les fêtes et les menaces. Toutes les cérémonies nationales étaient inventées, réglées, présidées par eux. L'État, soit confiance ou habileté, suivant les

temps et suivant les hommes, ne décidait rien sans les consulter, et les particuliers, comme l'État, les interrogeaient sur les événements à venir, sur les décisions à prendre, et les acceptaient pour intermédiaires entre ce monde et le monde invisible. Fidèles au génie du Sacerdoce, ils s'entouraient de mystères: mystères dans les dogmes, mystères dans les cérémonies. Ils avaient obtenu ou inspiré des lois terribles contre le sacrilége, et, dernière force contre la mobilité du génie national, ils avaient arraché à la superstition, à la peur, à la vanité, de grandes richesses, de vastes territoires. Ils tenaient les États et les hommes par tous les liens. La mythologie n'était pas partout une religion riante et indulgente; Mars, Pluton, les Furies avaient leurs temples à côté de ceux d'Apollon. Aux fêtes décentes et majestueuses des panathénées succédaient les orgies des bacchantes et les impurs mystères de Cybèle, d'Artémis et d'Aphrodite. Épiménide de Crète offrit dans Athènes même, et du vivant de Solon, un sacrifice humain; deux amis, dont l'histoire a gardé les noms, Cratinos et Aristodemos, s'offrirent d'eux-mêmes au couteau. Des lois sévères punissaient la violation des jours fériés. Pour avoir tué un oiseau consacré à Esculape, un citoyen fut mis à mort. Un enfant paya de sa vie le malheur d'avoir ramassé une feuille d'or tombée de la couronne de Diane. On poursuivit, on condamna pour cause d'impiété, des hommes illustres par leurs services ou par leur génie, Eschyle, Anaxagore, Diagoras de Mélos, Protagoras. Socrate n'est que la plus illustre victime de l'intolérance en Grèce. Un grand philosophe de nos jours déclare qu'il a été légalement condamné 1.

Ce qui est particulier aux Grecs, c'est d'abord que leurs prêtres formaient des colléges séparés, et ne constituaient pas un corps unique sous l'autorité d'un souverain pontife,

4. M. Cousin, traduction de Platon, t. I, argument de l'Apologie.

et ensuite

que, même dans la foule, une sorte d'incrédulité, une habitude de raillerie coexistaient avec la superstition. Le peuple condamnait Socrate, et Aristophane y poussait cependant ce même Aristophane prenait de grandes libertés avec les dieux, à la joie et aux applaudissements de toute la Grèce. Cette histoire semble pétrie de contradictions. Peut-on s'en étonner d'un tel peuple, variable en tout, fidèle seulement à son amour pour les arts, où chaque ville formait un État séparé, où chaque État se composait de minorités très-éclairées et très-instruites, et d'une foule très-ignorante, à la fois légère et superstitieuse, et qui, obéissant à des démagogues, portait capricieusement la force tantôt aux philosophes et tantôt aux prêtres? Les minorités mêmes n'étaient incrédules qu'à moitié, et la contradiction se retrouvait jusque dans l'âme des philosophes. Les plus anciens d'entre eux, ceux qui avaient succédé immédiatement aux théologiens, n'échappèrent pas au respect que les fables inspiraient à leurs contemporains, et ne pouvant les nier, ne le voulant pas, tentèrent de les interpréter pour les mettre d'accord avec leurs propres doctrines. « Plusieurs pensent, dit Aristote1, que, dès la plus haute antiquité, les premiers théologiens ont eu la même opinion que Thalès sur la nature; car ils avaient fait l'Océan et Téthys auteurs de tous les phénomènes de ce monde, et ils montrent les dieux jurant par l'eau que les poëtes appellent le Styx. Or, on ne doit jurer que par ce qu'il y a de plus saint, et ce qu'il y a de plus saint est nécessairement ce qu'il y a de plus ancien. » On voit par ce passage qu'Aristote lui-même, tout en rejetant la fable, la regarde comme l'expression un peu grossière d'une doctrine. Ce qu'il ajoute aussitôt après n'est nullement contradictoire, et ne fait que montrer la justesse et la modération de son esprit : « Y a-t-il réellement un système de la nature dans

1. Métaphysique, liv. I, c. I.

cette vieille et antique opinion, dit-il? C'est ce dont on pourrait douter. » Le doute ne porte que sur cette interprétation particulière. Par cette hésitation et cette mesure, il se sépare très-profondément des pythagoriciens qui confondaient toute la mythologie avec les mystères, et n'étaient pas très-éloignés de confondre les mystères avec la théologie. Il s'exprime ainsi dans le douzième livre de la Métaphysique1: « Une tradition venue de l'antiquité la plus reculée, et transmise à la postérité sous l'enveloppe de la fable, nous apprend que les astres sont des dieux et que la divinité embrasse toute la nature. Tout le reste sont des mythes ajoutés pour persuader le vulgaire dans l'intérêt des lois et pour l'utilité commune. Ainsi on a donné aux dieux des formes humaines, et même on les a représentés sous la figure de certains animaux, et on a composé d'autres fables de même genre. Mais si on en dégage le principe pour le considérer seul, savoir, que les premières essences sont des dieux, on pense que ce sont là des doctrines vraiment divines; et que peut-être, les arts et la philosophie ayant été plusieurs fois trouvés et perdus, ces opinions ont été conservées jusqu'à notre âge comme des débris de l'ancienne sagesse. C'est dans ces limites seulement que nous admettons ces croyances de nos ancêtres et des premiers âges. Ces paroles sont d'un esprit très-ferme et très-pénétrant. Elles montrent qu'Aristote pensait de la mythologie à peu près ce que nous en pensons nous-mêmes. Il laisse pourtant percer, jusque dans cette négation formelle, un certain respect, un penchant pour l'interprétation, pour le symbolisme. Dans les chapitres assez nombreux où il expose les opinions de ses devanciers avant de donner la sienne, il cite les théologiens aussi souvent que les pythagoriciens ou les Éléates; il les cite en les interprétant, mais en les respectant: pilóμulos ó çiλócopos πs éct, dit-il2. « L'ami de

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2. Liv. I, ch. II.

la philosophie est aussi celui des mythes. Aristote est l'esprit le plus net et le plus ferme que la Grèce ait produit. Sa doctrine sur la religion a beaucoup d'analogie avec celle de Platon qui fut son maître ; cependant Platon reste beaucoup plus religieux, plus pythagoricien, plus grec. Il nie autant qu'Aristote, et il croit davantage. Cette opposition, dans un si grand esprit, d'une pensée très-sûre d'elle-même et d'une sorte de crédulité, mérite bien qu'on s'y arrête, car c'est un fait très-considérable dans ce qu'on pourrait appeler l'histoire psychologique des religions.

Voici d'abord un passage qui rappelle très-exactement la doctrine du passage d'Aristote que nous venons de citer. «< Quant aux autres démons, dit Platon dans le Timée, il est au-dessus de notre pouvoir de connaître et d'expliquer leur génération; il faut s'en rapporter aux récits des anciens, qui, étant descendus des dieux, comme ils le disent, connaissent sans doute leurs ancêtres. On ne saurait refuser d'ajouter foi aux enfants des dieux, quoique leurs récits ne soient pas appuyés sur des raisons vraisemblables ou certaines; et puisqu'ils prétendent raconter l'histoire de leur propre famille, nous devons nous soumettre à la loi et les croire. »

Platon a consacré deux livres de la République à faire ressortir l'absurdité et le danger des récits mythologiques, qui proposent à l'adoration des hommes un Jupiter parricide, une Junon impudique, qui transforment les dieux en enchanteurs toujours occupés à nous tendre des piéges, comme si la divinité pouvait mentir, et à changer de figure, comme si la divinité n'était pas parfaite, ou que la perfection pût se modifier sans déchoir 3. Il déclare en termes formels qu'il n'y a rien de vrai dans ces fables".

4. Trad. de M. Cousin, t. XII, p. 136. Voyez aussi l'Euthyphron, t. I, p. 19.

2. Républ., II. Trad. fr., t. IX, p. 107, 109. Cf. Hésiode, Théog., v. 154 sqq.

3. Ib., II. Trad. fr., t. IX, p. 113.

4. Ib., p. 108.

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