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Qu'est-ce qu'une religion? C'est une doctrine philosophique fondée non sur la démonstration, mais sur l'autorité.

Il y a d'autres différences entre la religion et la philosophie, mais celle-là est la principale. La philosophie tend à la vérité par l'usage de la raison; la religion se croit en possession d'une vérité qu'elle a reçue de Dieu, et qu'elle s'efforce d'imposer à la raison elle-même. Le principe de la philosophie est la liberté, le principe de la religion est l'autorité. Il faut que cette autorité soit irréfragable1, car, si le dogme se discute, il rentre dans le domaine de la philosophie, et dès lors il appartient à la science, et non à la foi.

Cette définition s'applique surtout à la religion catholique. Oserai-je dire que c'est de toutes les religions la plus religieuse, ce qui, pour un libre penseur, n'implique nullement que ce soit la doctrine la plus vraie, ou même la doctrine religieuse la plus voisine de la vérité philosophique. La religion païenne s'appuyait sur l'autorité comme toute religion, mais sur une autorité sans consécration, sans unité, sans règle, sans symbole. Des fictions poétiques, des traditions contradictoires, des prêtres incrédules, ne pouvaient en imposer qu'à l'ignorance la plus grossière. Les diverses églises protestantes, tout en invoquant la tradition et l'autorité de l'Évangile, font une large part à la liberté. On peut même dire qu'aujourd'hui la liberté les envahit, et qu'elles luttent péniblement pour mettre à part, comme dans une arche sainte, quelques dogmes indiscutables. Elles cessent de plus en plus d'être des églises pour devenir des écoles philosophiques. Le

1. Les cahiers du tiers état de la ville de Paris en 1789, résumant un siècle de discussions, s'exprimaient ainsi au chapitre de la religion, art. 3: « La religion chrétienne ordonne la tolerance civile; » ce qui est tout autre chose que la tolérance religieuse. Au reste, on pensait encore à cette date que la tolérance civile pouvait se concilier avec l'existence d'une religion dominante.

catholicisme au contraire a une tradition consacrée par l'histoire, remontant sans interruption à l'origine du monde, renouvelée et sanctionnée par une révélation dont il nomme l'auteur, dont il dit la date précise, et qui se résume dans un symbole clair et unique. Il se fonde donc sur la déclaration même de Dieu, à laquelle il ne peut jamais être permis de rien changer, de rien ajouter. Ainsi sa doctrine, pourvu que son origine soit authentique, est nécessairement vraie et la seule vraie. Nul ne peut être chrétien, s'il n'accepte le dogme révélé dans toute son étendue, et si en adhérant à la religion chrétienne, il ne renonce à toutes les autres; et nul ne peut être catholique s'il ne regarde les dogmes promulgués par l'Église universelle comme émanant directement de l'Esprit-Saint. On ne saurait rien concevoir de plus rigoureusement exact que ces conséquences; et l'on peut en conclure que le principe de la révélation étant donné, l'intolérance religieuse est non-seulement juste, mais nécessaire, et qu'une religion qui ne la professerait pas serait par cela même condamnée.

Il est sans doute inutile d'ajouter que, par l'intolérance religieuse, j'entends seulement l'intolérance qui consiste à ne pas admettre de dogmes nouveaux ni de modifications aux dogmes anciens; qui s'applique aux seuls fidèles, et n'attente en aucun cas à la liberté des incrédules; et qui, pour les fidèles mêmes, ne prononce aucune peine temporelle, et se borne pour toute pénalité, quand les voies de la persuasion sont épuisées, à l'excommunication purement spirituelle. L'intolérance religieuse ainsi entendue est la condition indispensable de l'unité et de la stabilité de la foi, et la conséquence naturelle du dogme de la révélation. On ne peut reprocher à une Église de croire à la vérité de ses propres dogmes, et d'exclure les dissidents de son sein. Elle ne fait, en les renvoyant, que constater la situation de leur esprit, car on ne saurait appartenir à une Église dont on rejette les croyances. Si

l'Etat attache à l'excommunication des peines temporelles, ou s'il contraint les incrédules et même les croyants à l'orthodoxie et à la pratique des devoirs religieux, cette intervention de la force dans les affaires de la conscience n'appartient plus à l'intolérance religieuse. C'est un fait nouveau qui se produit: car, dans le premier cas, l'Église fait violence à ma raison en vertu d'une autorité que j'ai librement reconnue, et que je reste libre d'abandonner; et dans le second cas, l'État fait violence à ma raison et à ma liberté, en vertu d'une croyance que je repousse.

L'intolérance religieuse n'aboutit pas nécessairement à l'intolérance civile. Il est dans la nature humaine de tendre sans cesse à faire partager aux autres ou sa foi ou son scepticisme. Ce besoin qu'on ne peut nier, et qu'il ne faut pas combattre, car il est un des agents les plus énergiques de notre sociabilité, engendre également les persécuteurs et les apôtres. Selon qu'on respecte l'humanité ou qu'on la dédaigne, on s'efforce d'attirer les esprits à soi en les éclairant, ou de les tromper et de les maîtriser. Tel est l'éternel antagonisme de la liberté et de l'oppression, du droit et de la force.

CHAPITRE II.

De l'intolérance en Grèce.

Les plus anciennes civilisations dont le souvenir soit venu jusqu'à nous reposent sur le principe de l'intolérance. L'Inde et l'Égypte sont des pays de castes où tout était enchaîné dans une hiérarchie inflexible. Les prêtres y gardaient dans l'ombre du sanctuaire le secret du dogme, ne livrant à la foule que des superstitions grossières. Instruits, mais pour eux seuls, ils se gardaient de propager des lumières qui, concentrées en leurs mains, assuraient leur autorité. Toute leur action au dehors se bornait à renfermer chaque homme dans sa classe, chaque classe dans sa fonction propre, et l'État dans la routine. Qui pourrait dire si ces prêtres avaient foi dans leurs dogmes, ou s'ils obéissaient seulement à la politique de leur race et de leur secte? Il semble que, durant ces âges reculés, les hommes ne se rendaient pleinement compte ni de leurs idées ni de leurs sentiments, et que, dans cette longue suite de mages et de pontifes dont les noms demeurent inconnus et dont la politique fut immuable, les uns usèrent de la religion sans y croire, les autres l'imposèrent en y croyant, la plupart ne distinguèrent pas entre les intérêts de la vérité et ceux de leur caste, et obéirent à la routine sans la juger, ou même sans la comprendre. Il y avait, entre l'Inde et l'Égypte, un peuple confiné dans un étroit

territoire, pauvre, sans commerce, sans industrie, sans gloire militaire, peu versé dans les sciences, ou réelles ou imaginaires, qui formaient ailleurs le prestige des castes hiératiques, destiné cependant à transformer le monde, et à l'occuper d'âge en âge, de son histoire, de sa civilisation et surtout de ses dogmes: c'était le peuple juif, le seul peut-être de tous les peuples pour qui l'intolérance fût un principe vital. Sa théologie était très-simple, puisqu'elle ne comprenait que le dogme de l'unité de Dieu, celui de la création, celui de la chute, avec la promesse d'un Messie. Son histoire, sans obscurité, sans lacune, remontait, selon la prétention de ses historiens, jusqu'aux premiers jours de l'humanité; Dieu même avait dicté la loi, fondé le sacerdoce et l'empire. Il n'y avait ni place pour la dispute, ni distinction possible entre la politique et la religion. Un tel peuple ne pouvait qu'être impuissant et méprisé jusqu'à ce qu'il fît, par la religion, la conquête du monde.

Le mouvement, la liberté, la philosophie, dans l'antiquité, c'était la Grèce. Pendant près de mille ans, l'histoire de la Grèce est l'histoire du monde. Là la philosophie naît avec Pythagore; elle s'épure avec Platon; elle s'étend, elle se fortifie avec Aristote; elle devient, avec le stoïcisme, la maîtresse et la régulatrice des mœurs. Eschyle éteint fait place à Sophocle. Chaque siècle apporte à l'art une nouvelle forme, une nouvelle idée à la science. Rien ne ressemble moins à la mystérieuse immobilité de l'Égypte et de l'Inde que ce peuple plein de mouvement et de contrastes, divisé en nombreux États, agité par des révolutions perpétuelles, créant chaque jour des constitutions pour les déchirer le lendemain, traitant la réalité comme des esprits curieux et légers traitent la théorie, vivant à l'armée ou sur la place publique, connaissant à peine la vie intérieure et laissant le travail aux esclaves, multipliant les dieux et les légendes théologiques suivant la fantaisie de ses poëtes et les intérêts de ses prêtres,

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