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CHAPITRE IV.

Légitimité et nécessité de la liberté de penser.

Il me reste à résumer les leçons de l'histoire, et à conclure. Il ne s'agit pas de faire une démonstration; la liberté de conscience est au-dessus de la preuve. Elle est le fondement de toutes les autres libertés. Quand on nous conteste un de nos droits, il suffit de montrer qu'on porterait atteinte, en le supprimant, à la liberté de conscience. En effet, nous avons le droit d'agir librement, parce que nous avons d'abord le droit de penser librement. Que ma conscience s'éteigne ou se trouble, que reste-t-il de moi-même? Si je prétends à être un citoyen, il faut avant tout que je sois une personne.

par

Mais la liberté de conscience renferme et implique plusieurs libertés nécessaires à son existence et à son exercice. Le droit de penser n'est rien, sans ces autres droits qui le fortifient et le complètent. Pour bien voir comment tous ces droits s'enchaînent et se soutiennent, procédons ordre l'histoire nous a fourni tous les éléments de l'analyse. Le premier droit que je réclame, c'est celui de me former librement une croyance sur la nature de Dieu, sur mes devoirs, sur mon avenir; c'est un droit tout intérieur, qui ne gouverne que les rapports de ma volonté et de ma conscience. C'est, si l'on veut, la liberté de conscience en elle-même; c'en est le premier acte, l'indis

pensable fondement. Libre dans le secret de ma pensée, serai-je réduit à un culte muet? Ne, pourrai-je exprimer ce que je pense? La foi est expansive et veut être manifestée au dehors. Je ne puis lui refuser son expression, sans la violenter, sans offenser Dieu, sans me rendre coupable d'ingratitude. Je ne puis surtout adorer un Dieu qui n'est pas le mien. Ainsi la liberté de croire n'est qu'un leurre sans la liberté de prier. Suffit-il de prier? Cette expression solitaire de ma foi, de mon amour, de mon espérance, suffit-elle aux besoins de mon cœur et à mes devoirs envers Dieu? Oui, si l'homme est fait pour être seul; non, s'il a des frères. Je suis né pour la société; j'ai des devoirs envers elle comme envers Dieu; ma croyance me commande également de prier et d'enseigner. Il faut que ma voix puisse se faire entendre, et qu'en marchant vers ma destinée, j'y entraîne avec moi, dans la mesure de mes forces, tous ceux qui voudront me suivre. Croire, prier, enseigner, voilà tout le culte1. Mais quoi? puis-je me croire libre dans ma foi, si l'on me permet de prier, et de prier publiquement, et d'enseigner ma doctrine, à la condition de perdre, en la confessant, mes droits d'homme et de citoyen? n'y a-t-il d'autres moyens d'entraver le culte et l'apostolat que les bûchers? suis-je libre à la seule condition de n'être ni tué, ni enfermé? quand on me fait acheter le droit de prier au prix du sacrifice de tous mes autres droits, suis-je libre encore? suis-je traité en homme? Il faut évidemment, pour qu'il n'y ait pas d'attentat, que ma croyance ne me coûte rien; qu'elle ne m'ôte ni un droit civil, ni un droit politique. Tout cela est compris dans ce mot de liberté de conscience : il enferme tout à la fois le droit de penser, le droit de prier, le droit d'enseigner et le droit d'user de cette triple liberté sans souffrir aucune diminution dans sa dignité d'homme

4. « La liberté de former et de suivre sa conviction s'appelle dans son principe liberté de conscience, et dans ses effets liberté de culte. » Vinet, Essai de philosophie morale et de morale religieuse, p. 464.

et de citoyen. Voilà les conditions de la liberté, et les degrés de la tyrannie. En Angleterre, le juif est affranchi dans sa croyance, dans son culte, dans ses écrits, dans sa vie civile; mais tant qu'il ne pouvait entrer au Parlement, sans commettre un parjure, il n'avait pas la liberté de conscience. En Bohême, le juif ne peut entrer à la synagogue sans perdre à la fois tout droit politique et toute indépendance personnelle. En Russie, en Espagne, il ne peut pas même prier; il ne lui reste que le sanctuaire où la force ne pénètre pas, le sanctuaire impénétrable de la liberté d'un cœur.

Commençons par là et voyons si l'on osera nous poursuivre jusque dans ce dernier asile de la liberté. Je le reconnais pour moi, homme mûr, homme éclairé, l'indépendance du dedans m'appartient, quelles que soient les violences des ennemis de ma foi. Ils ne peuvent triompher de ma raison, parce que j'ai fortifié mon esprit par la méditation, et ma volonté par l'exercicè du devoir. Je puis dire avec les stoïciens: Vous m'arracherez toutes choses, vous ne m'arracherez pas à moi-même. L'ennemi peut me rendre un membre inutile de la société; il peut faire de moi un paria. Il peut porter la douleur et la désolation dans mon foyer. Il dispose de mon corps. Il dépend de lui de me jeter dans un cachot, de me faire torturer, de me faire assassiner. Mais je le brave au dedans de moi. Pendant qu'il me torture et qu'il me martyrise, moi, je le juge. Il commande à ses bourreaux, et moi à ma douleur. Je garde entière ma foi, parce que je le veux. Je mourrai; mais je mourrai entier. Voilà l'homme libre. /

C'est en pensant à cette inexpugnable vertu de la conscience qu'un des plus illustres adversaires de la raison 1 a pu dire que demander la liberté de penser est aussi absurde que de demander la liberté de la circulation du

4. M. de Bonald.

sang. Mais quoi? le fanatisme a-t-il toujours des stoïciens à combattre? Quand il arrive escorté de toutes les séductions et de toutes les menaces, et quand il dresse toutes ses batteries pour triompher de mon cœur, a-t-il le droit de me déclarer invincible et de se railler de mes alarmes, lui qui traite ma raison d'imbécile et qui lui reproche à outrance ses limites? Il est trop facile, en vérité, de combattre un principe tantôt en le niant, et tantôt en soutenant qu'il n'a pas même besoin d'être défendu. Hélas! il ne faut pas dire que cette liberté intime et solitaire est par cela même inattaquable, puisqu'elle peut s'abandonner et se trahir. On nuit à ma liberté, quand on me présente sans cesse, d'un côté le désespoir et de l'autre tous les plaisirs. On nuit encore à ma liberté, quand on emploie le mensonge ou le sophisme pour troubler ma raison et pour la tourner contre moi-même. Oter la parole aux défenseurs d'une doctrine, et la laisser à ses ennemis, n'estce pas attenter deux fois à la liberté du dedans? Que dirons-nous de l'immense troupeau des ignorants et des faibles, proie facile pour quiconque dispose de la force? Et l'enfance, grand Dieu! n'appartient-elle pas à ses précepteurs? N'avons-nous pas vu les proscripteurs de tous les temps et de tous les pays accaparer l'homme à cet âge où il est désarmé, où son jugement est sans force, sa mémoire vide, son imagination vive et crédule; où il reçoit avec avidité et sans défiance toutes les impressions qu'on lui donne? Quelle est la ressource de ceux qui veulent abattre la raison, la détrôner, la dépraver? c'est de s'emparer d'abord de l'imagination et de la volonté; de créer au dedans, des habitudes qui ôtent le temps de penser, ou qui rendent la pensée impuissante par défaut d'exercice, ou qui la chargent de trop de règles et de trop d'entraves et de trop de scrupules pour qu'elle se possède ellemême, et qu'elle saisisse son objet avec clarté et autorité. On peut donc attenter à la liberté du dedans, au moins par ces voies détournées, et ce n'est pas seulement le

droit de parler, c'est le droit de penser qui a des ennemis. Eh! si cela n'était pas, qui donc se donnerait la peine de propager des superstitions ineptes? Et pourquoi trouveraiton dans certains partis, à toutes les époques, de sourdes haines contre la diffusion des lumières? Pourquoi tant de presses brisées, tant d'écoles fermées, tant de voix éloquentes condamnées au silence? A qui la contradiction et la discussion feraient-elles peur, si le fanatisme n'espérait pas trouver dans l'homme même, dans ses passions, dans ses erreurs, dans son ignorance, un ennemi de la liberté de l'homme?

C'est ici qu'il faut se donner le spectacle des contradictions de nos adversaires. Tantôt ils nous déclarent que nos alarmes sont vaines, parce que la liberté intérieure est invincible; et tantôt, pour montrer qu'il n'y a pas de liberté ou que la liberté ne vaut rien, ils soutiennent que notre raison est impuissante. Et en effet, si la raison perdait son autorité, je ne donnerais pas un fétu de la liberté de l'homme. La vérité est qu'il ne faut pas s'exagérer la force de la raison au point de croire qu'on ne peut la tromper, car ce serait dire qu'il n'y a ni enfants, ni faibles esprits, ni lâches cœurs, ni souveraines passions, ni volontés chancelantes; et qu'il ne faut pas non plus s'exagérer la faiblesse de la raison jusqu'à prendre pour un vice de sa nature ce qui n'est qu'un effet de l'ignorance, ou de l'entraînement, ou de l'éducation. Quand même il serait vrai que la raison a besoin d'être éclairée, ce que personne ne nie, et qu'elle a une portée différente selon les âges, l'éducation et la trempe du caractère et de l'esprit, ce qui est évident, qu'en pourrait-on conclure, sinon qu'il faut lui donner les instruments et les directions dont elle a besoin, l'aider à chasser les préjugés qui l'offusquent, à vaincre les passions qui l'étouffent, la rendre enfin maîtresse d'elle-même ? car tout est là, et, dès qu'elle se possède, elle va en droite ligne et par sa #propre force vers la vérité. Mais ce n'est pas le compte de

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