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Opinion de M. Malouet sur l'ensemble de la constitution. ( Séance du 8 août 1791. )

Statuo esse optimè constitutam rempublicam quâ ex tribus generibus regali optimo populari. CICER. de Rep.

<< Si la nation française en cet instant était rassemblée tout entière chaque citoyen aurait le droit de dire, à la présentation de la charte constitutionnelle : je l'approuve, je la rejette, j'en blâme telle disposition.

» Ce que la nation ne peut faire par l'universalité de ses membres, chacun de ses représentans en a le droit et le devoir.

» Nous ne connaissons que partiellement les décrets constitutionnels : quelques-uns ont été rapidement adoptés; une foule de décrets de circonstance, de lois particulières ont séparé les uns des autres les articles constitutionnels : c'est pour la première fois que nous pouvons les juger dans leur ensemble. S'il était permis, s'il était possible de se livrer å une discussion approfondie, je ne craindrais pas de l'entreprendre; mais, outre que le temps nous presse et nous commande, je ne me dissimule pas que l'avis de la majorité est arrêté sur les points principaux, et que c'est offenser l'opinion dominante que de la contredire; cependant je vous dois, et à mes concitoyens, les motifs de mon jugement sur quelques articles fondamentaux. Je serai court.

» Je commence par déclarer que si la Constitution peut tenir ce qu'elle promet elle n'aura pas de plus zélé partisan que moi; car après la vertu je ne connais rien au-dessus de la liberté et de l'égalité.

Mais quand j'examine la Déclaration des droits et ce qu'elle a produit j'y vois une source d'erreurs désastreuses pour le commun des hommes, qui ne doit connaître la souveraineté que pour lui obéir, et qui ne peut prétendre à l'égalité que devant la loi; car la nature ne partage pas également tous les hommes, et la société, l'éducation, l'industrie accroissent et multiplient les différences. Je vois donc les

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hommes simples et grossiers dangereusement égarés par cette Déclaration, à laquelle vous dérogez immédiatement par votre Constitution, puisque vous avez cru devoir reconnaître et constater des inégalités de droits.

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Forcés à une première exception, je ne pense pas que pour le bonheur commun, la liberté et la sûreté de tous, vous lui ayez donné l'extension qu'elle doit avoir. Nous n'avons aucune garantie dans les annales du monde, aucun exemple du changement que vous opérez par l'égalité des conditions: la différence ineffaçable de celle du riche à celle du pauvre ne semble-t-elle pas devoir être balancée par d'autres modifications? Cette différence avait peut-être, plus que les chimères de la vanité, motivé les anciennes institutions ; nous voyons que les législateurs anciens, qui ont presque tous été de vrais sages, ont reconnu la nécessité d'une échelle de subordination morale d'une classe, d'une profession à une autre si cependant, en croyant n'attaquer que les usurpations de l'orgueil et du pouvoir, vous portiez la hache sur les racines de la propriété, de la sociabilité; si ceux auxquels la liberté ne suffit pas s'enivrent de leur indépendance, quelle autorité de répression ne faudra-t-il pas aux magistrats et aux lois pour maintenir l'ordre dans cette multitude immense de nouveaux pairs!

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>> C'est donc dans les pouvoirs délégués, c'est dans leur distribution, leur force, leur indépendance, leur équilibre, qu'il faut chercher la garantie des droits naturels et civils que vous assurez par le premier titre à tous les citoyens. J'aime à le répéter, ces dispositions fondamentales ne laissent rien à désirer; chacun en les lisant doit se dire: Voilà mon vœu bien exprimné; comment sera-t-il exaucé?

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L'expérience nous prouve qu'un droit reconnu n'est rien s'il n'est pas mis sous la garde d'une protection efficace.

» Une seconde leçon de l'expérience et de la raison c'est que la plus grande extension de la liberté politique est infiniment moins précieuse et moins utile aux hommes que la sûreté et la libre disposition de leurs personnes et de leurs propriétés ; c'est là le bien solide, le bonheur de tous les instans et le but principal de toute association.

» Il résulte de ces deux vérités qu'un gouvernement ne peut être considéré comme parfaitement libre, sage et stable qu'autant qu'il est combiné non sur la plus grande liberté politique, mais sur la plus grande sûreté et liberté des personnes et des propriétés.

» Or quel a été votre premier objet dans l'organisation et la distribution des pouvoirs? La plus grande extension possible de la liberté politique, sauf à y attacher ce qui est presque inconciliable, la plus grande sûreté possible des personnes et des propriétés.

» Vous avez voulu, par une marche rétrograde de vingt siècles, rapprocher intimement le peuple de la souveraineté, et vous lui en donnez continuellement la tentation sans lui en confier immédiatement l'exercice.

» Je ne crois pas cette vue saine; ce fut la première qui se développa dans l'enfance des institutions politiques et dans les petites démocraties; mais à mesure que les lumières' se sont perfectionnées vous avez vu tous les législateurs et les politiques célèbrès séparer l'exercice de la souveraineté de son principe, de telle manière que le peuple, qui en produit les élémens, ne les retrouve plus que dans une représentation sensible et imposante qui lui imprime l'obéissance.

» Si donc vous vous borniez à dire que le principe de la souveraineté est dans le peuple, ce serait une idée juste, qu'il faudrait encore se hâter de fixer en délégant l'exercice de la souveraineté ; mais en disant que la souveraineté appartient au peuple, et en ne déléguant que des pouvoirs, l'énonciation du principe est aussi fausse que dangereuse : elle est fausse, car le peuple en corps dans ses assemblées primaires ne peut rien saisir de ce que vous déclarez lui appartenir; vous lui défendez même de délibérer : elle est dangereuse, car il est difficile de tenir dans la condition de sujet celui auquel vous ne cessez de dire : Tu es souverain! Ainsi, dans l'impétuosité de ses passions, il s'emparera toujours du principe en rejetant vos conséquences.

>> Tel est donc le premier vice de votre Constitution, d'avoir placé la souveraineté en abstraction; par là vous affaiblissez les pouvoirs suprêmes, qui ne sont efficaces qu'autant qu'ils

sont liés à une représentation sensible et continue de la souveraineté, et qui, par la dépendance où vous les avez mis d'une abstraction, prennent en réalité dans l'opinion du peuple un caractère subalterne. Cette combinaison nouvelle, qui paraît à son avantage, est tout à son détriment, car elle le trompe dans ses prétentions et ses devoirs, et dans ce genre les écarts de la multitude sont bien redoutables pour la liberté et la sûreté individuelle.

» Il n'en serait pas de même si, voulant constituer une monarchie après avoir reconnu le principe de la souveraineté, vous en déléguiez formellement l'exercice au roi et au corps législatif : cette disposition, je le déclare, me paraît indispen

sable.

>>

Après avoir défini la souveraineté sans la déléguer, et de manière à favoriser les erreurs et les passions de la multitude, le même danger se rencontre dans la définition de la loi, que l'on dit être, d'après Rousseau, l'expression de la volonté générale: mais Rousseau dit aussi que cette volonté générale est intransmissible, qu'elle ne peut être ni représentée ni suppléée; il la fait résulter de l'opinion immédiate de chaque citoyen; et comme vous avez adopté un gouvernement représentatif, le seul convenable à une grande nation, comme les représentans ne sont liés par aucun mandat impératif, que les assemblées primaires ne peuvent délibérer, il résulte de cette différence que la définition de Rousseau, juste dans son hypothèse, est absolument fausse dans la nôtre, et tend seulement à égarer le peuple, à lui persuader que sa volonté fait la loi, qu'il peut la commander, ce qui produit, comme la première cause, un affaiblissement sensible du pouvoir législatif, en élevant sans cesse des volontés partielles et audacieuses à la hauteur menaçante de la volonté générale ; et je dis plus, même dans le système de Rousseau, la loi serait mieux définie l'expression de la justice et de la raison publique; car la volonté générale peut être injuste et passionnée, et la loi ne doit jamais l'être le recensement de la volonté générale est souvent incertain et toujours difficile ; la manifestation de la raison publique s'annonce comme le soleil par des flots de lumière.

» L'abus de ces deux mots, souveraineté du peuple, volonté générale, a dejà exalté tant de têtes qu'il serait bien cruel que la Constitutution rendît durable un tel délire.

>> Si les pouvoirs suprêmes sont, comme je vous le démontre, altérés par leur définition, par l'opinion qu'elle laisse au peuple de sa supériorité, ils ne le sont pas moins par leur organisation. C'est ici que je ne trouve plus une garantie suffisante des droits naturels et civils exposés dans le titre premier, que j'admets comme principe régulateur de la Constitution; car il ne faut plus que le peuple s'y méprenne; je veux pour lui, comme pour moi, et tout autant que le plus ardent démocrate, la plus grande somme de liberté et de bonheur; mais je prétends qu'on doit l'asseoir sur des bases plus solides.

» Or voici la source de toutes les méprises et de tous les désordres d'un gouvernement qu'on veut rendre trop popu

laire.

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Chaque homme ne s'unit au bien général que par sa raison, tandis que ses passions l'en éloignent.

» Ainsi la société, comme collection d'individus, est soumise à deux impulsions divergentes, dont l'une est souvent impétueuse, et l'autre trop souvent faible et incertaine.

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Que doit faire une constitution raisonnable pour assurer le bien général? Renforcer la plus faible de ces impulsions, enchaîner l'autre.

» Pour parvenir à ce but il est évident qu'il faut chercher les moyens là où ils se trouvent le plus naturellement, et éloigner les obstacles.

» Or quelle est la condition sociale dans laquelle il se trouve le plus constamment une habitude de volonté et de moyens tendant au bien général? C'est celle qui a le plus besoin d'ordre et de protection, la condition de propriétaires; ceux-ci ont pour intérêt dominant la conservation de leur état; la volonté et l'espérance des autres sont de changer le leur.

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» Le gouvernement le mieux ordonné est donc celui dans lequel les propriétaires seuls influent, car ils ont comme les non propriétaires un intérêt égal à la sûreté et à la liberté

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