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enfans; il importe aux mœurs qu'il se forme un grand esprit de famille, une solidarité de la foi publique et de la foi privée; il importe à la société que la réputation des pères puisse devenir celle des enfans. C'est une loi de famille, a-t-on dit; et à quoi devons-nous donc aspirer qu'à faire une grande famille?

» Trente mille personnes sont unies de foi, d'intérêt et de prospérité à Genève les liens moraux ne sont-ils pas de nature à embrasser également une société plus nombreuse? Les vues morales ne doivent-elles pas toujours diriger le législateur? La loi que je vous propose est une loi politique; elle a plus de latitude qu'une loi purement civile; et il est convenable d'exiger pour la représentation politique quelque chose de plus que cette probité vulgaire qui suffit pour échapper aux tribunaux. Je demande l'acceptation pure et simple de l'article que j'ai proposé. ».

Mirabeau par ces quelques mots a rendu les esprits favorables à sa motion; après de légers débats l'Assemblée en décrète le principe, et renvoie aux comités pour la rédaction; et c'est du projet de Mirabeau, alors adopté quant au fond, que les comités ont d'abord formé les articles 5 et 6 du décret du 22 décembre 1789 (1), puis l'article 5 de la sect. II, chap. Ier du titre III du projet de Constitution.

Revenons maintenant à notre objet principal, le renvoi de cet article 5 à un nouvel examen des comités pendant la discussion relative à la révision des décrets constitutionnels. (Voyez plus haut, page 60, pour reprendre le cours de cette discussion.)

M. Thouret. (Séance du 11 août 1791.) « Messieurs, vos comités ont pris en très sérieuse considération le renvoi que vous leur avez fait de l'article 5: nous avons été unanimement d'avis qu'il devait être retranché de l'acte constitution

(1) « Art. 5. Aucun banqueroutier, failli ou débiteur insolvable, ne pourra être admis dans les assemblées primaires, ni devenir ou rester membre soit de l'Assemblée nationale, soit des assemblées administratives, soit des municipalités.

» Art. 6. Il en sera de même des enfans qui auront reçu et qui retiendront, à quelque titre que ce soit, une portion des biens de leur père mort insolvable, sans payer leur part virile de ses dettes, excepté seulement les enfans mariés qui auront reçu des dots avant la faillite de leur père, ou avant son insolvabilité notoirement connue. » (Décret du 22 décembre 1789. — Voyez, tome V, l'Instruction de l'Assemblée sur ce décret.)

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nel; voici, messieurs, en aperçu les motifs qui nous ont déterminés.

» On a voulu transporter dans notre acte constitutionnel un statut établi daus un petit état consistant en une ville toute commerçante. Cette disposition, favorisée par une de nos lois qui exclut les faillis de l'éligibilité des juges consuls, est d'une politique nécessaire et intéressante dans le lieu où elle a pris naissance, dans une ville où le principal intérêt de la chose sociale est le commerce; où l'esprit, les mœurs, les habitudes sont toutes relatives au commerce: pour nous, en tant que loi particulière, elle n'était pas injuste, car elle était réduite à la seule classe des hommes qui font le commerce, et n'appliquait qu'une sorte de dégradation dans l'ordre des prérogatives du commerce; ensuite elle était analogue ou du moins proportionnée à la faute contre laquelle elle étoit portée.

» Mais ici il y a deux différences essentielles. La disposition, introduite dans le code constitutionnel, ne serait pas bornée à la classe des commerçans; elle serait appliquée à un grand peuple beaucoup plus agricole que commerçant; et comme vous ne pouviez pas faire une disposition exclusive pour la classe des citoyens français commerçans, vous avez été obligés d'étendre la disposition de la faillite à l'ínsolvabilité, c'est à dire de la faire frapper sur la totalité des citoyens français.

» Voici la seconde différence. Quelle est la peine que vous appliquez? C'est la perte des droits politiques de citoyen, droits qui sont d'une tout autre importance que la privation de quelques prérogatives ou de petites distinctions dans l'ordre commercial; en sorte que la peine ici n'a plus ni analogie ni proportion avec le fait dont il est question. La loi, ainsi généralisée et appliquée à une grande nation, est susceptible d'une infinité d'injustices individuelles et particulières dans son application.

Je ne parle pas des banqueroutiers; ceux-ci sont coupables d'un véritable vol, car la banqueroute, qui est autre chose que la faillite simple, est criminelle: on ne pourrait pas poursuivre un homme dans des assemblées primaires ou

électorales à titre de banqueroutier sans présenter la conviction légalement acquise qu'il est convaincu de banqueroute, et vous ne pourriez l'en convaincre que par une preuve criminelle; dès lors il serait sous le coup de la condamnation pénale il n'est donc pas question des banqueroutiers. Quant aux faillis simples il est indubitable qu'il en est un grand nombre qui sont non seulement excusables, mais qui méritent d'être plaints; car il est des faillites qui ne portent véritablement aucune atteinte à la probité du failli: celui, par exemple, que la banqueroute criminelle d'un homme avec qui il serait lié d'affaires aurait entraîné dans sa chute, ou dont la faillite aurait été déterminée par l'incendie des magasins renfermant toutes ses propriétés commerciales, serait un homme à qui on ne pourrait faire aucun reproche; et il y a beaucoup d'accidens, tant physiques que moraux et sociaux, qui entraînent la faillite simple.

»

Quand nous arrivons à l'insolvabilité, qui n'est plus la faillite des commerçans, mais celle de tous les citoyens; lorsqu'un citoyen est réduit à l'état d'insolvabilité par des événemens politiques ou autres qui ne procèdent pas évidemment de sa faute, comme cela est fréquent, il paraît impossible qu'une loi générale transporte de la banqueroute à la faillite, de la faillite à la simple insolvabilité une disposition véritablement dégradante, et qui équivaut à la dégradation civique.

» Ainsi donc quand une loi est susceptible comme celle-ci d'un grand nombre d'injustices particulières dans son application, qu'elle est nécessairement modifiable sous beaucoup d'aspects, il est impossible d'en faire au milieu d'une nation immense comme la nôtre une disposition constitutionnelle qui enlève l'exercice des droits politiques; ainsi, messieurs, nous croyons que le parti le plus sage est le retranchement absolu de cette disposition de l'acte constitutionnel.

» Et je réponds tout de suite à l'objection qu'on m'a dit avoir été faite hier qu'en la laissant dans la classe réglementaire ce serait abandonner aux législatures la fixation des droits de citoyen actif. Au moyen d'une simple explication cela ne blesse aucun principe: effectivement les législatures

ne doivent pas avoir le droit de créer des citoyens actifs contre les principes constitutionnels fixés; mais ici c'est une exclusion que vous avez prononcée; elle procède de vous, corps Constituant; si en revoyant votre constitution vous êtes convaincus qu'il ne faut pas sanctionner imperturbablement une pareille disposition, mais la laisser dans les lois réglementaires, vous déléguez en quelque sorte à la législature le droit de pouvoir examiner l'effet de cette loi, et son pouvoir se réduira à la relever de la suspension que vous aurez ordonnée. Vous remettrez à la législature à décider, après de mûres considérations et après l'essai de la loi, si elle peut mériter des modifications; or ces modifications ne peuvent être que favorables aux droits politiques et aux droits de cité, puisqu'elles ne peuvent consister qu'à rétablir dans l'exercice de ces droits ceux que vous en avez privés momentanément. C'est là le parti évidemment le plus sage, celui que la stricte équité ordonne, celui que la politique commande à une grande nation; et si vous vous déterminez à laisser l'article dans l'acte constitutionnel, nous sommes encore unanimement d'avis qu'il ne serait susceptible d'aucune espèce d'amendement, et qu'il faudrait l'y admettre tel que le comité le présente. Je vous prie, monsieur le président, de mettre aux voix si l'Assemblée veut le renvoyer aux articles réglementaires ou le comprendre dans l'acte constitutionnel.

» Je prie l'Assemblée de vouloir bien m'entendre sur une seconde partie de la disposition qui m'était échappée, et dont on demande le rétablissement dans la Constitution; c'est le décret qui concerne les enfans. Je m'étais proposé depuis longtemps, et indépendamment de l'occasion qui se présente ici, de vous faire part d'une observation importante relativement à ce décret. Il a un inconvénient que vous n'avez pas prévu, que vous n'avez pas entendu, et qui a donné lieu jusqu'à présent à des abus intolérables; c'est qu'il a un effet rétroactif. D'après ce décret des enfans qui n'ont plus le bien qu'ils ont reçu de leur père, et qu'aucune loi ne leur défendait d'accepter ou ne les forçait à rendre, sont

irrévocablement privés de leurs droits. Voici, messieurs,

l'effet du décret.

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Il

a vingt ans un père a fait faillite; il a tout abandonné à ses créanciers. Son fils a aussi abandonné ce que la loi lui assurait; mais depuis il a travaillé, il s'est marié, il a reçu une dot, des successions collatérales : il aide son père, il le secourt, il le nourrit, et quand la mort le lui enlève il recueille un petit mobilier dont il ne fait point inventaire, et que le père n'avait formé qu'avec les bienfaits du fils. A l'instant où votre décret a été rendu il s'est trouvé privé des droits de citoyen parce que son père est mort insolvable, et qu'à sa mort il a hérité de lui. Il y a beaucoup d'exemples de ce que je vous dis là, et vous n'avez point rendu de décret sur lequel il soit venu plus de mémoires mieux motivés. Vous ne pourriez éviter de pareilles injustices qu'en fixant l'époque de l'exécution de votre décret au 22 du mois de décembre. Il y a donc un vice radical dans ce décret ; c'est l'effet rétroactif.

» Maintenant je passe au fond du décret. Un enfant a reçu de son père par un acte légal, inattaquable, des biens quelconques, et son père a postérieurement fait banqueroute : aucune loi ne le forçait à abandonner aux créanciers de son père ce qu'il avait reçu; dira-t-on que cet enfant a perdu les droits civils?

» On ne peut se jouer ainsi des droits des citoyens; la Constitution ne peut être plus sévère que la loi; et il est inconséquent qu'un homme qui n'est pas sorti des droits civils soit exclu des droits politiques : cet article ne peut donc trouver place dans votre Constitution. Il ne faut pas non plus qu'on y voie un décret qui prive éternellement de ses droits politiques un citoyen de bonne foi que des malheurs inévitables ont plongé dans l'infortune; repoussez avec soin les banqueroutiers, mais ne frappez pas le malheur comme le crime. En laissant cet article parmi les décrets réglementaires vous ne détruisez pas la loi, vous ne conférez pas aux législatures le droit de faire et de défaire des citoyens actifs, mais vous leur déléguez le soin de revoir un de vos

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