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individuelle, et ils ont de plus un intérêt éminent au bon régime des propriétés.

» Ils ne sont pas la société tout entière; mais ils sont le tronc et la racine qui doivent alimenter et diriger les branches.

» Ce ne peut donc être que par un abus funeste des principes abstraits de la liberté politique, et sans aucun profit, mais au contraire au grand détriment du peuple, qu'on peut étendre au-delà de la classe des propriétaires le droit d'influence directe sur la chose publique, car alors la plus forte des impulsions qui met les hommes en mouvement, celle des passions, des intérêts privés, agit toujours en grande masse, tandis que le principe de direction le plus faible, celui qui tend au bien général, se trouve réduit tout à la fois à une infériorité morale et physique.

» Mais ce n'est pas assez que la législation d'un empire ne soit confiée qu'aux propriétaires élus par le peuple.

» Les mêmes raisons qui séparent la discussion et la confection des lois du tourbillon des passions et d'intérêts désordonnés dans lequel se meut la multitude, doivent appeler encore sur les délibérations toutes les précautions qui peuvent empêcher la précipitation et l'immaturité.

» Ainsi la délibération des lois dans une seule chambre présente infiniment moins de sûreté pour le peuple, et de moyens d'autorité pour la loi, que si elle subissait deux examens successifs par des hommes qui ont un esprit et des intérêts non pas opposés, mais différens.

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« Je pense donc que la constitution du corps législatif en une seule assemblée, réduisant à la seule condition du marc d'argent l'éligibilité, n'offre point une garantie suffisante des droits naturels et civils qu'elle déclare acquis aux citoyens.

» Trouverons-nous cette garantie dans un autre pouvoir suprême, celui de la royauté? Je ne le pense pas, car son essence est dénaturée par le mode de délégation et par la définition dans laquelle vous l'avez retranché.

» Le roi est le chef du pouvoir exécutif, sans l'exercer par lui-même. Je ne m'élève point contre cette disposition; la

liberté ne peut être maintenue sans la responsabilité des agens; la royauté n'existe plus si le prince est responsable; ainsi le terme moyen était indispensable.

» Mais la royauté n'existe pas davantage en la réduisant à la seule direction du pouvoir exécutif, dépendant par sa responsabilité du pouvoir législatif.

» La royauté dans un état libre, ne pouvant être utile que comme contrepoids d'un autre pouvoir, doit en avoir un propre, indépendant, tel qu'il soit, suffisant pour mettre obstacle non seulement aux erreurs, mais aux entreprises, aux usurpations du corps législatif : celui-ci ayant continuellement dans sa main, par la responsabilité, les moyens de force que peut employer le monarque, il est indispensable pour conserver l'équilibre des pouvoirs que le monarque ait une puissance morale, une volonté souveraine qui résiste en certains cas au corps législatif, et qu'il soit ainsi partie intégrante de la souveraineté; premier motif pour lui en imprimer le caractère, car celui de chef du pouvoir exécutif convient également à un doge, à un avoyer, au président des EtatsUnis.

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Quel est donc l'attribut essentiel de la royauté? Le seul qui la distingue des hautes magistratures c'est cette indépendance de pouvoir inhérent à la personne du monarque, par lequel non seulement il sanctionne ou rejette les actes du corps législatif, mais il ajourne ou dissout une assemblée dont les entreprises violentes tendraient à la subversion des principes constitutifs.

» Le roi étant dépouillé de cette autorité, quelle est celle que vous lui avez laissée pour défendre sa prérogative et son indépendance? Il est facile de vous démontrer qu'il ne lui

en réste aucune.

» Le veto suspensif est une arme dont il ne peut user fréquemment, surtout pour maintenir une autorité contre laquelle toutes les autres sont habituellement dirigées par leur nature et par l'appui de l'opinion populaire dont elles émanent.

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Cependant le corps législatif, réuni en un seul faisceau contre le trône, tenant aux corps administratifs par la surveillance et les accusations, est non seulement le centre effectif

de tous les pouvoirs, mais peut s'emparer quand il lui plaît de tous les actes de l'administration publique par les évocations et l'extension illimitée qu'il peut donner à la responsabilité sans que le roi y mette obstacle.

» Il est donc dans une dépendance effective et continue de cette Assemblée, qui s'est donné d'ailleurs constitutionnellement une portion considérable du pouvoir exécutif, telle que l'organisation détaillée de l'armée, celle de tous les offices et emplois, la distribution des honneurs et des récompenses, la disposition des forces militaires dans la résidence du roi lorsque c'est aussi celle de l'Assemblée.

>> Comment trouver dans cette distribution le balancement et l'équilibre des pouvoirs dont vous avez eu l'intention? Et si vous vous rappelez que pour avoir donné un corps à deux abstractions, la souveraineté du peuple et la volonté générale, vous leur avez subordonné dans l'opinion les pouvoirs suprêmes, vous trouverez toutes les forces physiques et morales réunies contre le trône, qui doit être indépendant pour protéger efficacement vos droits, et tous les pouvoirs expirant en certains cas devant ceux qui doivent obéir.

» La composition et les fonctions des corps administratifs ajoutent à cette démonstration.

» La division du royaume en départemens est sans doute une bonne opération; la répartition, la perception de l'impôt par les délégués du peuple, l'examen, la révision de toutes les dépenses qui s'exécutent dans chaque département, sont encore dans les principes d'un bon régime; mais la partie active de l'administration, celle qui exige une responsabilité continue, peut-elle être avec sûreté exercée collectivement par les mêmes délégués? N'appartient-elle pas tout entière au pouvoir exécutif?

» Le roi a la surveillance de cette administration, peut en annuler les actes, en suspendre les agens; mais comment serait-il averti des négligences, des prévarications? Ces corps, étrangers à la couronne, où aucun de ses agens ne peut la représenter, sont nécessairement les rivaux de l'autorité royale, et tendront toujours, de concert avec le peuple et le corps législatif, à l'énerver.

>> En transportant aux conseils et aux directoires de dépar tement une autorité et des fonctions dont ils ne devraient avoir que le contrôle, vous vous êtes privés de la meilleure forme d'administration qui peut exister, celle qui place la surveillance à côté de l'action, et l'inspection des dépenses à la suite de leur exécution : c'est ainsi que vous pouviez assurer la meilleure et la plus exacte comptabilité; car l'institution des chambres des comptes, si importante dans son objet, si bien combinée dans son organisation primitive, pouvait être encore plus utilement remplacée par les dépar

temens.

» La charte, en n'assignant aucune fonction précise aux municipalités, semble reconnaître le danger de cette puissance royale dont elles sont aujourd'hui investies, et de leur insuffisance pour l'exercer; mais si la constitution ne guérit pas ces deux plaies qui pourra les guérir?

>>

Enfin, messieurs, si à la suite de tant d'entraves mises au pouvoir exécutif et à sa direction centrale, si après les mesures extraordinaires récemment adoptées, et contre lesquelles je ne cesse de réclamer, je considère les cas de déchéance du trône que vous avez décrétés, et qu'aucun législateur avant vous n'avait ainsi multipliés et déterminés, je trouve que la royauté, dépouillée dans l'opinion et en réalité de tout ce qu'elle avait d'imposant, n'a plus les moyens d'acquitter ce que vous lui demandez.

» Je ne dis rien du nouvel ordre judiciaire; le silence de la charte semble un aveu tacite de ses inconvéniens.

» Mais l'organisation et l'emploi de la force publique présentent de bien graves considérations. Voilà donc la nation tout entière constituée en armée permanente! Quel a pu être l'objet de cette étrange et dangereuse innovation, qui rappelle parmi nous les mœurs des Germains, lorsque tant d'autres habitudes et d'institutions les repoussent?

» Il était sans doute utile d'avoir une milice non soldée proportionnée à l'armée de ligne; mais tous les citoyens actifs convertis en gardes nationales, l'usage habituel des armes séparé d'une discipline sévère, les fonctions, les travaux militaires se mêlant à tous les actes, à toutes les professions civiles!

Je vois dans ces nouvelles dispositions plus d'inquiétude que de sûreté, plus de mouvement que d'harmonie, et une perte immense de temps et de travail, qui sont la seule propriété du pauvre.

>>

Quant à l'action et à la direction de la force publique pour l'ordre intérieur, la condition d'être requis par les officiers municipaux est une sage mesure; mais la tranquillité publique ne doit cependant pas dépendre de la complicité, de la faiblesse ou de la terreur des officiers du peuple; et le pouvoir exécutif, sous sa responsabilité, doit être autorisé comme en Angleterre, à l'emploi de la force lorsqu'elle est nécessaire.

>> Si des principaux points de la constitution je passais aux détails et au classement des objets, j'adopterais une autre méthode et plus de concision, car il est des détails qui me paraissent inutiles.

» Je termine ici mes observations, et je ne me flatte pas de faire adopter les amendemens qui en résultent; mais je ne saurais accorder mon suffrage à une constitution contraire aux principes que je viens d'exposer: j'y soumettrai ma conduite en me rangeant désormais en silence dans la classe de ceux qui obéissent. Je me borne à demander, si l'Assemblée ne juge pas à propos de délibérer sur mes observations, qu'on accélère les mesures qui doivent assurer la plus parfaite liberté du roi, et que la délibération sur la charte constitutionnelle se termine par un appel nominal. »

M. Malquet ne parvint à prononcer qu'une partie de ce discours (1); vivement interrompu par M. Chapelier, il se hâta d'arriver à sa conclusion, applaudie du côté droit, improuvée du côté gauche; puis il resta à la tribune, où

(1) Il le fit aussitôt imprimer avec cet envoi :

« Envoi à M. Chapelier, qui m'a interrompu.

>> Vous n'avez pas voulu m'entendre, monsieur; vous aurez la peine de me lire, et vous me feriez grand plaisir de me répondre.

» Je vous ai laissé travailler sans interruption pendant deux ans et demi à un ouvrage que vous appelez superbe; il eût été juste de m'accorder une demi-heure pour en dire mon avis. Je vous prouverais

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