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tachées, dès l'abord, au système de neutralité. En Danemark, la nation et le Roi eussent peut-être laissé entrevoir des sympathies sincères pour la cause des puissances occidentales. Mais l'administration du royaume et la famille royale elle-même étaient dévouées à la Russie, et il fut bientôt certain qu'on ne pouvait rien attendre de plus de ce côté que la froideur du gouvernement, et l'ardente mais impuissante bienveillance de Topinion publique. Comme membre de la Confédération germanique, le Danemark se prononça également pour une neutralité absolue.

Au Danemark, d'ailleurs, des difficultés intérieures d'un ordre assez grave paralysaient en ce moment la politique extérieure. Une constitution nouvelle, commune au royaume et aux duchés, avait été votée par les Chambres et sanctionnée par le Roi. Si elle satisfaisait pleinement les intérêts conservateurs dans ce qu'ils ont de légitime, l'opposition qu'elle avait rencontrée dans le vieux parti féodal permettait de penser qu'elle laissait à la liberté des garanties suffisantes. La loyauté bien connue du monarque et son incontestable patriotisme assuraient l'exécution des engagements pris envers la nation; mais cet accord désirable ne devait pas être obtenu sans froissement.

Ce royaume scandinave a son parti russe, inféodé à l'ambition du Tsar, et ce parti que contre-balance heureusement l'influence du souverain, hautement sympathique à la politique occidentale, a pour chef avoué l'héritier du trône, le prince de Glucksbourg.

Un rôle aussi effacé ne pouvait convenir à la Suède. Dès 1854, son attitude fut plus franche et plus décidée. Les souvenirs de la Finlande perdue, les menaces de l'avenir, la triste prévision des futurs empiétements de la Russie dans la Baltique, tout faisait à la Suède un devoir d'applaudir avec enthousiasme aux succès des alliés. Mais ces succès ne furent pas assez complets, assez décisifs pour engager rapidement la Suède. Absorbées par les difficultés de la guerre de Crimée, les puissances occidentales ne purent que balayer et dominer la Baltique. Le seul fait d'armes accompli à la fois par une force militaire et par des forces navales fut, en 1854, la prise de Bomarsund et la

destruction de cette avant-garde de la Russie sur les côtes de la Suède. Ce n'était pas assez pour déterminer l'adhésion du royaume uni de Suède et de Norvége. Aussi, lorsque après l'heureuse attaque des îles d'Aland, la France et l'Angleterre en firent proposer l'occupation au gouvernement suédois, celui-ci dut se renfermer dans une prudente réserve. La courte campagne de la Baltique était close, l'hiver rendait l'action immédiate impossible. Que se passerait-il avant le retour de la saison propice? Le patriotisme intelligent et énergique du roi Oscar et du prince Charles ne pouvait laisser aucun doute sur leurs pensées secrètes, mais la prudence était nécessaire.

Après la conclusion du traité du 2 décembre, la politique suédoise se dégagea lentement de ses enveloppes. L'Autriche tiendrait-elle cette fois sa parole? et d'ailleurs il y avait à faire oublier au Napoléon de 1854 la politique de 1812 et les difficultés apportées, en 1852, par le roi Oscar lui-même, à la reconnaissance du chiffre dynastique que la cour de Stockholm avait discuté comme celle de Saint-Pétersbourg.

Le roi de Suède laissa donc faire au temps et à l'opinion publique. Ce n'est qu'en mars 1855 que des ouvertures extraofficielles furent faites à la France. Par une préoccupation bien naturelle, le gouvernement suédois réclamait d'abord une garantie de son intégrité matérielle. Puis, la glace rompue, il offrait sa coopération active et 60,000 hommes, à la condition que les puissances alliées jetteraient en même temps 100,000 hommes sur les côtes de Finlande.

La guerre de Crimée ne permettait pas pour le moment une expédition semblable. Il fallut donc temporiser. Après la prise de Sévastopol, une campagne dans le nord devenait possible. Après quelques tâtonnements que nous raconterons à leur heure, la France envoya son héroïque commandant en chef de l'armée de Crimée s'assurer, à Stockholm, de l'état des esprits, et le traité de novembre, s'il n'assura pas à l'alliance occidentale la coopération immédiate de la Suède, proclama au moins ses défiances et prépara son accession future.

Si maintenant nous jetons un coup d'oeil sur les autres puissances de second ordre, nous les verrons partagées entre les

traditions de la politique de 1815 et les sympathies pour la politique nouvelle.

La Belgique eût peut-être, sans le bon sens de son souverain, incliné vers le premier côté.

Le caractère des inquiétudes soulevées en Belgique par la crise européenne fut, il faut bien le dire, peu sympathique à la politique des puissances occidentales, et c'est avec une certaine inconvenance que les défenseurs de la neutralité belge parlèrent de la France à la tribune belge. On déguisait à peine la pensée de retrancher la Belgique dans une neutralité armée, défensive: heureusement le gouvernement belge fut plus sage que M. Orts et ses amis (Voyez Belgique). Le ministre des affaires étrangères, M. Henri de Brouckère vint faire, par quelques paroles, disparaître toute cette fantasmagorie menaçante d'obsessions et et de mises en demeure adressées à la Belgique. Il rappela que, pour toute l'Europe, la neutralité de la Belgique n'est pas un fait discutable, modifiable au gré des circonstances, mais qu'elle est considérée comme la condition même de l'existence de ce pays. Chercher la sécurité dans des préparatifs belliqueux, c'eût été courir au-devant du danger qu'on voulait conjurer.

Revenue de ses appréhensions plus ou moins sérieuses à l'égard de la France, la Belgique a, encouragée par l'accession de la Grande-Bretagne à l'alliance occidentale, donné à sa neutralité forcée des allures plus sympathiques.

La Néerlande s'est partagée à peu près en deux camps pendant la guerre d'Orient : dans l'un, le gouvernement porté vers la Russie par les alliances et par les traditions de famille ; dans l'autre, le pays acquis de cœur à la politique occidentale. Mais ni ces sympathies, ni cette cordialité peu déclarée ne devaient influencer sérieusement la neutralité d'un petit pays qui n'existe que par son commerce.

Dans le reste de l'Europe, les situations n'ont pas été beaucoup plus nettes ou plus importantes. L'Espagne, dont l'accession a été plus d'une fois annoncée, a trouvé dans ses difficultés intérieures assez d'occupations pour se borner à des sympathies honorables pour la cause de l'Occident. Le Portugal a témoigné, dans la personne de son jeune roi, une respectueuse

et amicale déférence au gouvernement de la France impériale. C'est tout ce qu'on pouvait attendre d'une nation qui naît à la vie politique.

Les sentiments hostiles du gouvernement des Deux-Siciles n'ont pas été longtemps douteux : ils s'étaient déjà manifestés par la prohibition d'exportation des objets destinés à la Crimée et surtout des denrées alimentaires. La cour de Naples ne révoqua en partie ces mesures que par suite des énergiques protestations des puissances alliées. Mais bientôt elle provoqua de nouveau les justes colères de la Grande-Bretagne et de la France par des insultes préméditées. La légation britannique fut l'objet de procédés injurieux, et le salut fut refusé à un bâtiment portant les couleurs de la France (Voyez France et Grande-Bretagne). L'intervention de l'Autriche n'obtint qu'à grand'peine des réparations incomplètes que voulut bien accepter la modération des deux grandes puissances.

Malgré les fautes commises par le gouvernement des DeuxSiciles, la France a sagement refusé de donner à ses griefs légitimes une portée qui en eût dénaturé le caractère, et qui eût ouvert la carrière aux espérances de l'esprit révolutionnaire comme aux défiances de l'esprit conservateur.

En Grèce, une sourde hostilité n'a cessé de poursuivre les ministres désignés à la haine du parti russe par les sympathies de la France et de l'Angleterre, et ils ont dû quitter un pouvoir qu'on leur rendait impossible. Par une sorte de suicide antipatriotique, la camarilla athénienne est allée jusqu'à encourager l'anarchie parmi les troupes, le brigandage dans les populations, afin que cette situation déplorable pût être mise sur le compte de l'occupation étrangère.

En dehors de la crise politique et militaire, le plus grand événement de l'année, c'est l'Exposition universelle de Paris. Toutes les difficultés, toutes les épreuves de la guerre et de la disette n'ont pu arrêter dans le monde occidental l'expansion de l'industrie symbolisée par ce grand concours des nations civilisées. Seule, la Russie a manqué au rendez-vous, isolée de l'Europe à la fois par la politique et par la civilisation.

La France a, dans ce tournoi pacifique aussi bien que dans

la lutte sanglante de l'Orient, déployé une puissance de production, une grandeur de ressources qu'on ne lui eût pas aisément accordées il y a quelques années. Elle s'est montrée incontestablement supérieure dans les œuvres qui réclament surtout l'habileté, le talent professionnel, le goût et le choix; égale du reste aux nations les plus avancées dans la plupart des spécialités industrielles. Une seule cause d'infériorité s'est révélée pour elle, et cette cause est toute factice: il faut la chercher dans les entraves dont notre industrie s'est vue, depuis longtemps, embarrassée par une législation bizarre et mortellenient protectrice. Qu'elle brise ces obstacles insensés, et elle occupera de ce côté aussi, le premier rang dans la route du progrès.

Des expositions dans le genre de celle qui a eu lieu cette année à Paris, sont déjà une sorte de réalisation de l'unité future. L'industrie européenne est évidemment celle d'une seule et même famille. Les produits des nations civilisées ont tous un même caractère, à quelques nuances près, et on pourrait les prendre pour les œuvres d'une même nation. Il existait assurément, il y a deux siècles, plus de différences essentielles entre un Bourguignon, un Breton et un Provençal, qu'il n'en existe aujourd'hui entre un Anglais, un Allemand, un Sarde et un Français.

N'oublions pas parmi ces signes précurseurs, non d'un nivellement et d'une uniformité sans caractères distincts, mais d'une unité civilisatrice, le mouvement qui se fait dans le monde, en faveur d'un système uniforme de poids, de mesures et de monnaies. De ce côté encore, l'honneur de l'initiative appartient à la France. Plusieurs nations de l'Europe et du Nouveau-Monde ont déjà adopté son système métrique et décimal il règne en Belgique, en Espagne, en Néerlande, en Grèce, en Pologne, en Lombardie, en Sardaigne, à Modène. Il a été accepté, en grande partie par la Suisse. Le Zollverein lui emprunte déjà la base de ses mesures communes. Il est en vigueur au Chili, dans la Colombie et dans la Nouvelle-Grenade; il le sera bientôt dans le Mexique, et il se fait un parti plus puissant tous les jours en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis.

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