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Le caractère de cette alliance de la France et de l'Angleterre est essentiellement libéral et civilisateur, et c'est là peut-être ce qui en assure la durée. Née de la nécessité de résister aux empiétements de la Russie, elle restera sans doute comme une barrière opposée à toutes les usurpations. La nation dont le caractère entreprenant, dont l'avidité inquiète et déjà immorale, menace l'avenir du monde occidental au moins autant que la politique des Tsars, l'Union américaine a compris instinctivement l'espèce de solidarité établie entre elle et la Russie par la conformité des vocations et des appétits. De là ces sympathies hautement avouées de la république américaine pour l'empire despotique. Le rôle commun de l'Angleterre et de la France ne sera donc pas fini avec la guerre présente.

En effet, quelle qu'ait été l'importance de sa position en Europe pendant la guerre d'Orient, l'Union américaine n'en a pas moins été d'intention l'alliée de la Russie.

Cette disposition de l'esprit public aux États-Unis s'était déjà trahie, en 1854, d'une façon assez mal déguisée, par un essai de ligue neutre. Mais ces efforts n'avaient guère abouti qu'à l'adhésion intéressée de la Russie, et, d'ailleurs, cette manœuvre peu bienveillante de la politique américaine avait le désavantage de venir après les déclarations libérales de la France et de l'Angleterre en matière de commerce des neutres et de franchise de pavillon.

Cette année, les antipathies américaines se sont révélées par des symptômes plus inquiétants, par des susceptibilités exagérées à l'égard de l'Angleterre. L'irritation, sans motifs légitimes, a été tout entière du côté de la république américaine; mais, malgré des aigreurs de langage, malgré des menaces malséantes, il n'est résulté de ces rapports difficiles aucune difficulté bien sérieuse.

Toutes les fanfaronnades, toutes les violences qu'on se permet volontiers aux États-Unis ne sauraient dissimuler à l'Europe l'extrême infériorité qu'aurait l'Union américaine dans une lutte aussi regrettable que celle qu'elle se montre disposée à engager. Sans doute le coton des États-Unis est indispensable à l'Angleterre, mais le marché de l'Angleterre n'est pas moins

indispensable aux États-Unis. Les intérêts des deux nations sont réciproques et solidaires. Et d'ailleurs quelle serait la durée de la résistance de l'Amérique à une attaque sérieuse de la Grande-Bretagne? Où est la marine militaire de l'Union américaine? Où sont ses ports fortifiés? Où est son armée régulière? Car ici les milices indisciplinées qui ont eu si facilement raison du Mexique seraient singulièrement insuffisantes. Une faiblesse aussi palpable devrait au moins inspirer la modération du langage et de la conduite.

Au reste, la situation intérieure des États-Unis ne justifierait pas, à ce qu'il semble, des prétentions sérieuses à l'ingérence dans les affaires européennes.

Jamais, peut-être, les partis n'ont été plus divisés aux ÉtatsUnis, jamais les passions ne s'y sont montrées plus ardentes. Abolitionistes et partisans de l'esclavage; hommes du sud et hommes du nord; Irlandais et Allemands d'un côté, Améri cains de l'autre; catholiques et protestants, amis de la vieille et féconde tolérance et fanatiques intolérants de patrie et de religion tous ces partis s'y mesurent avec de sombres défiances, avec des haines mal contenues. Est-ce bien le moment, pour les États-Unis, de jeter le défi à l'Europe, et une guerre ne serait-elle pas pour l'Union le signal d'une dissolution prochaine?

Continuons, pour chaque nation en particulier, cette revue des situations créées par la transformation inattendue de la vieille question d'Orient.

Notre pays, nous l'avons dit d'une manière générale, est celui qui aura le plus gagné au déplacement des influences politiques.

Le spectacle offert, cette année, par la France, n'est certes pas sans grandeur. En Crimée, c'est l'héroïsme militaire, à Paris, c'est l'éclat des travaux de la paix deux rôles qui se relèvent et se glorifient l'un par l'autre; double aptitude qui montre notre pays fait pour toutes les grandeurs.

Ce n'est plus aujourd'hui une phrase banale et mensongère que de dire que la France a regagné parmi les nations la place qu'elle occupait aux plus beaux jours de son histoire. Si à l'in

térieur règne le calme profond qui environne l'autorité incontestée, ce n'est plus peut-être, comme aux premiers jours de l'empire nouveau, le calme de la lassitude ou du décourage

ment.

Il serait injuste de méconnaître la noblesse du rôle pris par la France dans toute cette affaire d'Orient. Dès les premiers jours, c'est le gouvernement de Napoléon III qui, le premier, reconnaît la portée de la querelle faite à la Turquie à propos des concessions accordées aux Latins de Terre-Sainte. La diplomatie française, en réglant prudemment et rapidement ce procès, force le cabinet de Saint-Pétersbourg à démasquer sa pensée véritable. Elle appelle la lumière sur les desseins secrets du Tsar, et les nations averties commencent à comprendre que la souveraineté même du Sultan est en jeu sous ce prétexte.

A partir de ce moment, l'initiative française est constamment employée à éclairer le monde occidental sur son intérêt véritable, sur les dangers de l'indifférence.

L'Angleterre, un moment trompée par les apparences religieuses du débat, sent enfin de quelle importance il est pour elle d'arrêter à temps cette ambition menaçante. Les deux grands peuples qui représentent la civilisation de l'Occident s'unissent dans une féconde alliance.

C'est l'Autriche qui comprend ensuite quel avenir lui réserve l'extension indéfinie d'un empire slave. La Prusse elle-même, avec moins de décision toutefois et moins de sincérité peutêtre, se place avec l'Autriche dans la solidarité des intérêts défendus par la France et par l'Angleterre. Mais les deux grandes puissances allemandes hésitent à se déclarer les liens de déférence et de confiance qui les retiennent attachées à la puissance que l'Europe monarchique considérait jusqu'alors comme le palladium de l'autorité, ne sauraient être rompus à la légère. Il faut rassurer les gouvernements habitués à voir dans la France le foyer toujours ardent des révolutions et des conquêtes. Aussi, en ouvrant la session législative de 1854, l'empereur déclare-t-il que « la France ne tire désormais l'épée que si elle y est contrainte... qu'elle n'a aucune idée d'agrandissement... qu'elle vent uniquement résister à des empiéte

ments dangereux... que le temps des conquêtes est passé sans retour, et que ce n'est pas en reculant les limites de son territoire qu'une nation peut désormais être honorée et puissante, mais en se mettant à la tête des idées généreuses, en faisant prévaloir partout l'empire du droit et de la justice. >>

A cette déclaration qui fera date dans l'histoire du monde moderne, la France donne comme corollaire ces quatre conditions générales de la paix future dont les formules, après tant de sacrifices et de victoires importantes, impliquaient tant de patience et de modération.

Mais l'Autriche, qui s'était empressée de féliciter la France à la nouvelle anticipée de la prise de Sévastopol, a senti se refroidir ses sympathies à mesure qu'augmentaient les difficultés et les épreuves pour les deux armées qui jouaient en Crimée la partie de l'Europe. Elle insiste donc, même après l'Alma et Inkermann, même après l'aveu d'impuissance maritime fait par la Russie, pour que les puissances occidentales n'exigent pas plus qu'au début de la guerre. L'intérêt d'une alliance telle que celle de l'Autriche l'emporte sur le droit acquis désormais à de légitimes exigences. Le traité du 2 décembre est le résultat de cette politique inspirée par la France.

En somme, la guerre d'Orient a été honorable et profitable pour la France: guerre politique et conservatrice, elle a rompu ce pacte mystérieux que la France semblait avoir conclu avec l'esprit révolutionnaire; guerre d'influence, elle lui a permis de reprendre sa place d'honneur à la tête des nations. Les succès remportés par notre armée et par notre marine lui ont valu l'estime qui s'attache à la force honnête, au courage désintéressé.

Et ce rôle si vaillamment accepté, si habilement et si honnêtement joué, la France a pu le garder au milieu de difficultés intérieures qui eussent, en d'autres temps, suffi à l'absorber tout entière, qui eussent peut-être déchiré son sein. Une crise alimentaire qui se prolonge jusqu'aux derniers jours de 1855 n'a pu neutraliser son action extérieure et a à peine réussi à arrêter l'élan de la prospérité privée.

A l'autre pôle politique, la Russie, quoi qu'il arrive du congrès qui va s'ouvrir, aura perdu l'avantage de la haute position que lui avaient faite les traités de 1815 et de 1841. Elle aura perdu aussi (mais est-ce bien pour elle un mal véritable) les avantages et les inconvénients du mystère calculé qui entourait jusque-là ses ressources et sa puissance. Elle est apparue plus et moins grande que ne se la représentaient la terreur, l'amour ou le mépris des nations. Chaque incident de cette guerre a fixé les idées du monde à son égard, et la Russie ne saurait perdre à laisser pénétrer dans son sein la lumière. On l'avait crue d'abord irrésistible, on la crut ensuite impuissante, et la vérité s'est trouvée entre ces deux opinions. De même pour ce Sévastopol qui est devenu à juste titre le type de la puissance russe dans la mer Noire: tantôt on a cru qu'il y avait folie à l'attaquer, tantôt on s'est étonné de n'avoir pas vu tomber ses murailles au premier choc. On s'est plaint des longueurs de la résistance. Mais quoi! espérait-on que la Russie ne fût que du vent? Mais alors on se serait effrayé d'un fantôme. Chaque jour passé devant cette forteresse inouïe, chaque bataille de géants livrée sous ses murs ont prouvé qu'on avait vu juste et qu'il était temps d'aviser.

Si grande qu'elle ait été dans sa défaite, la Russie a compris ce qui lui manque. Son jeune et intelligent empereur a vu combien est défectueuse l'organisation militaire de l'empire. Le jeune et énergique grand-duc qui est placé à la tête de ses institutions navales a reconnu avec douleur qu'il manque à son pays l'élément nouveau, caractéristique de la guerre moderne, l'alliance des forces navales mues par la vapeur et des forces de terre.

Mais ce qui manque plus encore à la Russie, et ceux qui veillent à ses destinées l'ont compris, c'est la civilisation. Ce prodigieux empire n'a encore participé que par l'élite de sa population à ce mouvement de fusion, à ce lent travail d'amalgamation que les moyens de communication plus rapide, que le commerce plus libre opèrent en Europe. De là l'isolement moral de la Russie. Elle est restée en dehors d'un mouvement continu, irrésistible pour les autres peuples: elle a gardé les habitudes, la politique, l'esprit d'hier, et hier est si loin d'aujour

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