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CHAPITRE V.

RUSSIE. Politique extérieure: influence en Allemagne ; le protectorat religieux et politique, les provinces danubiennes et la Turquie, la question des LieuxSaints; affinités de race, les slaves du sud-ouest, le Montenegro; les ¡DeuxSiciles, la France, transformation impériale; le Danemark, règlement de la succession au trône, réserves du protocole de Varsovie; Asie, route de l'Indé et de la Chine, efforts déjà tentés, expédition contre Khiva, le lac Aral; le Caucase, campagne sans importance, les bulletins russes, caractère et avenir de la lutte. Administration et situation intérieure: personnel administratif, modifications; la Pologne, tentatives nouvelles d'assimilation, isolement systématique de la noblesse, oukase à ce sujet; intolérance religieuse, les chrétiens et les israélites; la dette publique, les caisses d'épargne, commerce, industrie, agriculture; le fer, chemins de fer.

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Dire la part prise par l'empire russe à la politique générale, ce serait raconter l'histoire même de l'Enrope. Déjà on a vu le cabinet de Saint-Pétersbourg peser de plus en plus sur les deux grandes puissances allemandes et placer la Confédération Germanique dans une sorte de dépendance morale. Des services habilement rendus et la prétention à représenter désormais dans l'Europe le principe conservateur ont fini par constituer à la Russie. une sorte de droit à l'immixtion dans les affaires même les plus particulières de ses voisins de race germanique. L'Allemagne réorganisée, la Diète Germanique rétablie, les rivalités de l'Autriche et de la Prusse apaisées par son arbitrage, tels sont les résultats obtenus ou favorisés par elle, et qui, s'ils ont contribué à assurer la paix générale, ont encore étendu et consolidé son influence. Au sud, c'est la religion qui lui sert de prétexte pour pénétrer

chaque jour plus avant. Comme autrefois en Pologne, c'est le protectorat religieux qui lui ouvre la route du protectorat politique. Déjà cette transformation d'influence a eu lieu dans les provinces danubiennes, où la Russie exerce incessamment un droit d'intervention qui y laisse à la fois des habitudes de soumission et de dépendance et des obligations matérielles fécondes en nouvelles immixtions. C'est ainsi, par exemple, que la Valachie et la Moldavie, ruinées par "occupation des trois dernières années, sont restées grevées d'uue dette qui peut fournir à la Russie des prétextes nouveaux. La question des Lieux-Saints allait offrir, cette année, à l'ambition russe une autre occasion de s'immiscer dans les affaires de la Turquie. Déjà même on peuvait comprendre à l'attitude hautaine et provocatrice de la politique russe, que ces prétentions pourraient devenir menaçantes pour la paix générale (Voyez plus loin Turquie).

Ailleurs, c'est aux affinités de race que l'ambition moscovite demande ses succès. Une propagande active, exercée sur les Slaves du sud-ouest, tend à détacher de la domination ou du protectorat de la Turquie des populations nombreuses. C'est ainsi, par exemple, que le cabinet de Saint-Petersbourg, exploitant des sympathies de nationalité et de religion, a trouvé depuis longtemps chez les Monténégrins un point d'appui qui, à l'occasion, pourra lui servir à peser sur les Serbes et sur les Bosniaques, en attendant que les mêmes manœuvres puissent s'étendre aux Slavoniens et aux Croates de l'Autriche. Cette année devait voir le petit peuple du Montenegro protester violemment contre les prétentions suzeraines de la Porte, et se réclamer contre Constantinople de là protection intéressée de Saint-Petersbourg (Voyez plus loin Turquie).

Dans le reste de l'Europe, l'influence russe est plus ou moins admise, plus ou moins contestée, mais elle tend chaque jour à s'accroître. En Italie, elle a déjà enveloppé le royaume des DeuxSiciles. La France, qui, depuis 1848, représentait aux yeux de l'Europe le principe révolutionnaire, n'avait pas peu contribué. par ses menaces adressées à tout l'ordre européen, à consacrer l'attitude protectrice et contre-révolutionnaire si habilement. prise par le tsar; mais l'établissement du nouvel empire venait

de créer à cette politique un heureux contre-poïds. Aussi l'émpéreur Nicolas n'avait-il pu voir sans. quelque défiance s'élever à l'occident cette rivalité dangereuse. Nous avons dit ailleurs (voyez le chapitre précédent) la part prise par le gouvernement russe dans l'affaire du règlement de la successión an trône dè Danemark. Chef de la famille de Holstein-Gottorp, le tsar avait à assurer, par la renonciation de cette famille, l'établissement de la nouvelle dynastie. Il le fit, pourquoi ne pas le croire, avec Joyauté et désintéressement. Quant aux réserves exprimées dans le protocole de Varsovie, au cas de l'extinction de la ligne måle dans la dynastie de Gluksbourg, il serait injuste de supposer que l'énonciation d'éventualités aussi improbables puisse menacer en quoi que ce soit l'intégrité du Danemark désormais reconnue par un traité consacré par l'Europe tout entière.

En Asie, le gouvernement russe continue lentement, mais sùrement, de tracer sa route vers les mers de la Chine et vers la Perse à travers le Caucase. De ce côté, il doit rencontrer, tôt ou fard, 'un sérieux rival. L'attention inquiète de la Grande-Bretagne se porte depuis longtemps, et non sans raison, sur cet autre théâtre des progrès de la Russie, sur ses États voisins de la frontière d'Asie. En 1839, on se le rappelle, le gouvernement russe entreprit contre Khiva une expédition dont le but apparent était de mettre un terme aux brigandages des tribus kirghises contre les caravanes russes, sous la protection de Khiva, et à l'enlèvement des sujets russes, qui étaient ensuite traités comme esclaves. L'expédition, commandée par le général Perovski, ne réussit point. S'il en avait été autrement, la Russie eût acquis de nouveaux débouchés pour son commerce, ét étendu son influence sur ces contrées. C'est la rigueur de l'hiver de 1839 à 1840 qui fit échouer l'expédition. Mais la pensée russe est aussi 'persévérante qu'audacieuse. Elle croit aujourd'hui avoir trouvé un nouveau débouché par le lac Aral. Il est vrai que ce lac est separé de la frontière russe, près d'Oren bourg, par les steppes kirghises; mais les tribus kirghises, autrefois hostiles à la Russie, sont placées plus ou moins sous sa domination, car leur pays est dominé par des forts et couvert de lignes de cosaques qui protégent les caravanes. Une commission scientifique nautique a été

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nommée pour faire des explorations sur le lac Aral, et le résultat de ses travaux a décidé le gouvernement à faire construire en Suède trois bateaux à vapeur pour le lae Aral. Il y a aussi sur le lac un grand nombre de bâtiments à voiles et de transport, et quand tout sera prêt, voici la route que prendrait une expédition. Le général Pérovski avait traversé les steppes kirghises, entre la mer Caspienne et le lac Aral. Les troupes, partant d'Oren bourg, marcheraient aujourd'hui vers le fort Aral, situé à la pointe nordest du lac Aral, à l'embouchure du Syr-Daria. L'expédition, remontant Le Syr-Daria, arriverait à Teschkend et Chokend, deux villes assez importantes par leur commerce. Elle remonterait ensuite le Syr-Amru pour se rendre à Khivà, situé sur ce fleuve et à Bockhara. Il est facilede comprendre combien le succès d'une pareille expédition serait avantageux à la Russie. On comprend aussi que le gouvernement anglais se préoccupe vivement de ces éventualités.

L'obstacle le plus sérieux aux progrès de la Russie en Asie, c'est le Caucase. Cette chaîne de hautes montagnes qui sépare l'Europe de l'Asie entre la mer Noire et la mer Caspienne, est coupée en deux par les portes caucasiennes ou défilés de Darien, par où passe la grande route militaire de Tiflis. A droite de ce défilé, en venant de la Russie jusqu'à la mer Caspienne, s'étend le pays soumis aux ordres de Schamyl, région habitée per les Tchetchenses. A gauche, jusqu'à la mer Noire, lés Tcherkesses ne reconnaissent pas l'autorité dú prophète du Daghestan.

C'est là le théâtre de la guerre qui dure depuis plus d'un demi-siècle. Que penser des nombreuses péripéties de cette lutte? Sans doute, à moins que des adversaires plus civilisés, plus unis, plus puissants que les Tchetchenses ne jettent leur épée dans la balance, les tribus caucasiennes cèderont, pied à pied, devant l'effort lent, mais intelligent, sùr, continu des armées russes, jusqu'au jour où elles disparaîtront pour jamais, absorbées dans la civilisation moscovite; mais, jusqu'à présent, les progrès in cessants de la Russie ne peuvent être facilement constatés, non plus que ses revers. Les seules sources d'information qu'ait l'historien impartial sont les bulletins russes qu'on peut à bon droit soupçonner de quelque exagération flatteuse, ou les articles

peu autorisés de quelques feuilles allemandes, dont la passion jalouse nie les succès les plus incontestables.

Quoiqu'il en soit, cette guerre dure depuis cinquante-trois ans. Elle a dévoré ou usé les meilleures troupes, les meilleurs généraux de la Russie, les Zizianoff, les Yermoloff, les Grabbe, les Sass, les Neidhart, les Rosen, les Paskevitch. Elle a englouti des sommes énormes et cependant c'est à peine si aujourd'hui le prince Woronzoff peut se considérer comme en sûreté en Géorgie; et cependant les armées russes n'ont pas encore réussi à dompter ces peuplades guerrières qu'elles poursuivent sans paix ni trêve.

Depuis quelques années toutefois, des succès évidents ont été remportés. En 1839, le général Grabbe s'empare, après plusieurs mois de combats meurtriers, de l'aoûl fortifié qui recèle Schamyl. Le prophète du Daghestan s'échappe presque seul, à la faveur du dévouement de ses compagnons. Mais, en 1842, Schamyl prend une revanche terrible dans les défilés de Dargo, où il écrase la moitié de l'armée du général Grabbe. A partir de cette époque, le héros caucasien grandit en influence: il se montre à la fois chef militaire habile, politique et législateur profond. Ep 1845, le prince Woronzoff s'empare de la forteresse de Dargo: mais Schamyl que rien ne décourage, envahit l'année suivante, la Kabardie. En 1850, une campagne d'hiver à laquelle assistait le grand-duc'héritier en personne, ouvre au moyen de larges abattis de forêts, la grande Tchetchnia: mais ce succès important ne peut être enlevé de vive force. Deux fois les Russes viennent heurter inutilement les retranchements de Schamyl. Il leur faut tourner l'obstacle qu'on désespère de renverser et leur triomphe est acheté, quelques mois après, par un grand échec dans le Daghestan.

Quant à la campagne de 1852, il est encore impossible d'en apprécier exactement les résultats. Tout ce que peut faire l'annaliste, c'est de constater les assertions sans contrôle de l'une des deux parties belligérantes. Voici donc ce qui se serait passé dans le Caucase d'après les bulletins russes

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Le 7 avril, le général major Mæller Sakomenski avait réuni sur la droite de l'Argoun trois bataillons et demi et six canons, pour détruire l'aoûl de Dalgik et enlever les canons qui le défen

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