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avantage, leur avant-garde doubla notre armée, et la mit ainsi entre deux feux. Comme ils étoient de beaucoup supérieurs en nombre (car nous n'avions en tout que quarante-quatre vaisseaux), il est hors de doute que toute l'armée étoit perdue dès-lors, s'ils avoient manœuvré à propos; mais leur lenteur à attaquer leur fit manquer l'occasion.

La marée, la nuit, et un brouillard qui survint, obligèrent M. de Tourville à jeter l'ancre. Ceux des ennemis qui avoient doublé notre armée ne mouillérent point, mais se laissèrent dériver par les courans, et à la faveur du brouillard passèrent par nos intervalles, d'où ils furent rejoindre le corps de l'armée; ce qui donna lieu à un nouveau combat plus sanglant que le premier. Mon vaisseau fut criblé de coups de canon ; je fus abordé par un brûlot, dont je me délivrai enfin, mais non pas sans beaucoup de peine. J'y perdis bien du monde, et j'y fus moi-même blessé grièvement au genou.

Cet orage de canonnades, dont j'avois été si incommodé, ne finit que sur les onze heures du soir. Malgré ma blessure, qui étoit fort douloureuse, je me radoubai pendant toute la nuit, pour être en état de combattre le lendemain ; car il étoit évident qu'il faudroit encore en venir aux mains. Quoiqu'il me manquât plus d'un tiers de mon équipage, qui étoit des meilleurs de l'armée, je me trouvai encore en état de défense. Dès le point du jour, M. de Tourville fit les signaux pour appareiller : je le suivis. Toute la flotte étoit tellement dispersée, que le général ne trouva que six vaisseaux auprès de lui : tout le reste ne pouvoit être aperçu, à cause de l'épaisseur du brouillard.

Dans cet intervalle, le major général Raymondis, qui étoit dans l'amiral, où il avoit été dangereusement blessé au genou, souhaita de me parler, et demanda si le chevalier de Forbin n'étoit point à vue. J'allai à bord du général, où je trouvai mon ami dans un état à faire pitié : il me communiqua quelques affaires domestiques (car il y avoit à craindre pour sa vie ), me pria d'aller à bord de M. d'Anfreville, prendre un chirurgien en qui il avoit confiance. Tandis que je m'acquittois de cette commission, le brouillard se dissipoit toute l'armée se rassembla, les ennemis nous suivirent, et se rangèrent devant nous en bataille.

et

La marée contraire qui survint obligea l'armée du Roi à jeter l'ancre : les ennemis furent contraints de faire la même manoeuvre. Comme les allées et les venues que j'avois été obligé de faire pour obliger Raymondis m'avoient tenu quelque temps, mon vaisseau, qui ne put regagner son poste, se trouva le plus près des ennemis. J'avois derrière moi un vice-amiral hollandais, mouillé à la portée du canon. Nous restâmes ainsi tout le jour dans l'inaction.

Sur le soir, il parut une flotte d'une quarantaine de vaisseaux : c'étoient des marchands qu'un vaisseau du Roi escortoit, et menoit au Havre-de-Grâce. Les Anglais, qui les virent aussi bien que nous, crurent que c'étoit la flotte de M. le comte d'Estrées, qui venoit de Provence pour joindre notre armée ; ce qui fut cause qu'ils se mirent en bataille, comptant qu'on iroit les attaquer de nouveau. Ils passèrent dans cette attente jusqu'assez avant dans la nuit; mais le jour étant venu, nous vîmes qu'ils s'étoient éloignés d'environ sept lieues.

Si nous avions profité, à notre tour, de l'occasion qui s'offroit comme d'elle-même, cette fausse démarche des ennemis auroit donné à l'armée du Roi tout le temps nécessaire pour se sauver : mais nous ne tirâmes aucun avantage de leur faute, et je n'ai jamais pu comprendre sur quelle raison le général prit le parti d'aller mouiller à l'entrée du ras Blanchard, au lieu de se retirer tout-à-fait, puisqu'il se trouvoit entièrement hors d'état de rien entreprendre.

Enfin un incident auquel l'on ne s'attendoit pas perdit tout les ancres de l'amiral et de plusieurs autres vaisseaux chassèrent, en sorte que la marée les jeta sur les ennemis. M. de Tourville, qui se vit perdu, ne voulant pas commettre toute l'armée, qui se disposoit à suivre, et qui auroit été infailliblement ou enlevée, ou coulée à fond, ôta son pavillon de général. M. de Panetier, chef d'escadre, arbora le pavillon de ralliement; ce qui sauva le reste de la flotte.

Ceux qui suivirent le sort du général allèrent échouer à La Hogue, où quatorze de nos plus beaux vaisseaux de guerre furent malheureusement brûlés. Je sauvai le mien, quoique percé de tous côtés ; et, suivant le reste de l'armée, qui n'étoit pas en meilleur état, nous entrâmes dans la rade de Saint-Malo, où, après m'être radoubé, et avoir formé un nouvel équipage, je sortis avec quatre autres navires, deux desquels firent route pour la Méditerranée. Pour moi, j'eus ordre, avec les sieurs Desoges et d'Ivry, de croiser à l'entrée de la Manche.

Nous étions déjà en mer depuis quelques jours, lorsque nous aperçûmes une flotte hollandaise qui venoit de Portugal: elle étoit escortée de deux vais

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seaux de cinquante-deux pièces de canon. Nous l'attaquâmes. J'abordai le commandant, et je le pris: Desoges et d'Ivry prirent l'autre. Outre le commandant, j'enlevai encore trois flûtes chargées de sel. Je mis tous les matelots que j'avois pris dans un de ces trois bâtimens, que je renvoyai; et je menai à Brest les deux vaisseaux de guerre et les deux flûtes qui me restoient.

Sur les avis qu'on avoit reçus dans ce port qu'il y avoit des corsaires flessinguois qui tenoient la mer, le maréchal d'Estrées, qui commandoit dans la place, m'ordonna de sortir encore, et d'aller croiser sur les parages de Belle-Ile. J'y fus; mais ne voyant personne, après y avoir resté quelque temps, je retournai à Brest, où je trouvai prisonnier l'Ostendois, parent de Bart, qui avoit facilité notre évasion de Plymouth.

M. de Franc, capitaine de vaisseau, l'avoit pris comme il conduisoit une barque pour le compte de quelques marchands. J'appris qu'à ma considération on lui avoit fait d'abord toutes sortes de bons traitemens; mais l'intendant à qui il avoit été remis n'avoit pas eu les mêmes égards, et l'avoit envoyé dans les prisons. Ce pauvre patron m'avoit trop bien servi à Plymouth pour ne pas m'intéresser pour lui de tout mon pouvoir. J'allai chez M. d'Estrées, et je le priai de me confier ce prisonnier, dont je lui répondois. M. le maréchal, qui vouloit me faire plaisir, le fit tirer des prisons, et me le remit.

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Dès que ce bon homme m'aperçut, il se jeta à mon cou, m'embrassa, et pleura de joie. Je l'amenai dans mon bord, où je lui fis bonne chère. J'écrivis ce même

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jour à M. de Pontchartrain pour lui demander la liberté d'un homme à qui j'étois redevable de la mienne. Ce ministre eut la bonté de m'accorder au-delà de ce que je lui demandois; car outre la liberté qu'il accordoit à mon pilote, il lui permettoit de racheter son bâtiment à très-bas prix : mais le patron n'usa pas de cette dernière grâce, disant que le bâtiment ni la cargaison n'étoient point à lui, et qu'il ne savoit pas si ceux à qui ils appartenoient étoient dans la volonté de les racheter. Dès qu'il se vit libre, il se mit en état de se retirer. Comme il alloit partir, je lui fis présent de dix louis d'or, outre les quatre cents écus que j'avois eu soin de faire compter à sa femme, après ma sortie de Plymouth.

[1693] La blessure que j'avois reçue au genou dans le dernier combat ne guérissoit point : la mer l'empêchoit de se fermer; et la campagne étant d'ailleurs finie, je demandai qu'il me fût permis de désarmer, et de me retirer pour quelque temps. Sur la permission que j'en obtins, je pris la route de Provence, où je retournai avec plaisir, tant pour y revoir ma famille, que je n'avois pas vue depuis long-temps, que pour y régler quelques petites affaires domestiques qui avoient besoin de ma présence.

A l'ouverture de la campagne, je retournai à Brest, pour y monter encore la Perle. L'armée du Roi, composée de soixante-et-quinze vaisseaux de guerre, commandée par M. le maréchal de Tourville, fit route pour le détroit de Gibraltar, où M. le comte d'Estrées, qui venoit de Provence avec vingt autres vaisseaux, devoit se joindre à nous. Nous mouillâmes à la rade de Lagos, sur les côtes de Portugal. Je fus commandé

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