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CHAPITRE V.

Loi sur les grains.

ENTRE tant de sujets si propres à aigrir l'irritation des partis, la chambre des députés se reposa quelques jours de ses agitations dans une discussion moins piquante pour le moment, pleine d'intérêt pour tous les temps.

Quoique la question des subsistances ait été débattue depuis un demi-siècle par des économistes et par des hommes d'état éclairés, elle offre encore un grand problème à résoudre : c'est de poser la limite où le prix des grains peut suffire à la prospérité de l'agriculture sans nuire aux progrès de l'industrie. Les partisans de la liberté illimitée, du laissez entrer, laissez sortir, laissez passer, ont dit en mille manières que cette liberté saurait mieux que les restrictions établir, au moyen des échanges, un niveau juste et salutaire dans le prix des denrées de toute nature, pourvoir aux besoins des peuples et multiplier leurs jouissances par les produits échangeables de leur sol et de leur industrie. Mais les gouvernemens attentifs à l'influence du prix des grains sur la fortune ou la tranquillité des États n'ont pas cru devoir admettre dans toute son étendue un système qui, dans certaines circonstances, pourrait ruiner leur agriculture et livrer la subsistance de leurs peuples à l'avidité des spéculateurs ou à la merci de l'étranger. On le voit dans les républiques de l'antiquité comme dans les monarchies

modernes.

La législation française n'était pas restée muette sur cet objet; et sans rappeler ici les anciennes ordonnances, ni les lois rendues dans le cours de la révolution, celle du 14 décembre 1814 avait permis l'exportation des grains dans les départemens frontières, divisés en trois classes, à raison de leurs produits, tant que le prix n'aurait pas atteint 23 fr. pour la première, 21 fr. pour la seconde,

et 19 fr. pour la troisième. Quant à l'importation, généralement permise autrefois, parce qu'on ne croyait jamais avoir assez de grains, la loi du 16 juillet 1819 y avait également posé des limites (voyez l'Annuaire pour 1819, page 516-518), en ajoutant même à l'importation des grains étrangers, lorsqu'elle était permise, des droits qui furent encore augmentés par la loi des douanes du 7 juin 1820. Cependant, malgré ces encouragemens donnés à F'agriculture française, l'abondance des cargaisons récemment arrivées des États-Unis, et surtout de la Crimée, avait fait tomber le prix des grains indigènes dans les provinces agricoles du midi, de manière à exciter les réclamations les plus vives des propriétaires et à décourager l'agriculture. Le gouvernement, voulant y remédier, et reconnaissant l'insuffisanee des dernières lois, résolut d'y apporter quelques modifications par un projet de loi présenté le 8 mai à la chambre des députés.

Le ministre de l'intérieur, dans l'exposé des motifs qu'il en donna, reconnaît qu'il s'est fait dans les productions des grains une révolution, que les progrès de l'agriculture l'ont augmentée dans toute la France, tandis que les débouchés ont diminué par la perte de nos colonies et par la concurrence des blés étrangers. Il rappelle les lois de 1814, 1819, 1820.

‹ Malgré les précautions prises en faveur de l'agriculture et de la navigation nationale, dit le ministre, les blés indigènes sont encore restés dans plusieurs départemens à un prix qui ne suffit pas à ce que doivent prétendre les propriétaires pour la rentrée de leurs avances et de leur capital. Alors les uns ont demandé qu'on élevat les prix auxquels l'importation est permise, les autres qu'elle fut tout-à-fait interdite. Ceux-là se fondent sur ce que l'importation ne peut être d'une utilité réelle, parce qu'elle ne saurait fournir qu'une quantité de grains bien modique proportionnellement à l'étendue de nos besoins (estimés à 160,000,000 d'hectolitres) »; d'où l'on pourrait conclure qu'il y a moins de réalité que de prévention et de préjugé dans le résultat.—« D'un autre côté, ajoute le ministre, bien que l'importation, quelque considérable qu'on la suppose, ne puisse suppléer au déficit des années malheureuses, du moins elle concourt à rendre ce déficit moins sensible dans les lieux où elle se répand. Toutes les parties de la France n'ont pas les mêmes ressources, n'éprouvent pas les mêmes besoins au mème degré. Les distances, les difficultés des communications, la cherté des transports ne permettent pas toujours aux contrées qui ont trop ou assez de secourir celles qui souffrent. Alors l'importation, qui pour le royaume entier serait d'une faible ressource, devient d'une importance extrême pour certaines parties........ On a proposé,

d'un côté, d'élever jusqu'à 25 fr. la limite de l'importation: mais alors on retarderait d'autant la prohibition de sortie des grains; de l'autre, de permettre indéfiniment l'exportation: mais alors nos grains s'écouleraient au préjudice de la consommation intérieure, de façon à ramener les disettes de 1768 et 1816, où il fallut rendre avec usure, aux étrangers, les bénéfices tirés de l'exportation antérieure, et l'écoulement de grains continuerait même au milicu de la plus grande pénurie, toutes les fois que des provinces moins maltraitées que les autres trouveraient à placer leurs grains à plus haut prix au-dehors qu'à l'intérieur.

« Dans cet état de choses, on a vu que le seul remède aux inconvéniens reconnus était d'apporter des modifications au tableau annexé à la loi du 16, juillet 1819. On s'est aperçu que la première classe des départemens frontières, telle qu'elle est formée, donnait trop d'influence, dans la détermination des prix, à des contrées moins fécondes en blé (telles que les départemeus des Bouches-du-Rhône et du Var ). On a examiné si, en choisissant des marchés dans des pays plus agricoles que commerciaux, on ne trouverait pas un prix moyen qui, retardant l'autorisation de l'importation, diminuerait l'inquiétude et le préjudice des propriétaires, sans trop nuire aux consommateurs, dont il ne faut pas moins conserver les intérêts. » ́

Telles étaient les vues dans lesquelles le gouvernement se bornait à proposer quelques modifications au tableau annexé à la loi du 16 juillet 1819, en divisant les départemens de la première classe en trois sections, et en supprimant de la seconde les marchés d'Arles et de Lyon pour y substituer celui de Fleurance, où le bas prix des grains devait faire baisser le prix moyen, de façon à rendre l'importation plus rare et moins préjudiciable à l'agriculture française.

Ce projet, renvoyé à une commission presque toute composée de membres du côté droit, y trouva peu de faveur. Elle y fit des amendemens nombreux, ou plutôt elle y substitua un autre projet, dont il faut d'abord exposer les motifs. Dans le rapport remar quable fait à la chambre le 10 avril, M. Carrelet de Loisy reconnaît d'abord la difficulté d'établir un bon système de législation sur les subsistances, sur la police des grains et sur leurs mouvemens, les inconvéniens des dispositions réglementaires adoptées en France au commencement du siècle dernier; il rend un juste hommage aux efforts des économistes dont les doctrines ont enfin obtenu une plus grande liberté par le commerce intérieur des grains.

« Les demandes des produits de la terre se sont multipliées, dit-il; les

agriculteurs, dans les rangs desquels les classes élevées sont venues trouver les vraies jouissances, ont répondu à ces demandes, ont perfectionné les méthodes, ont mieux cultivé les terres anciennes, en ont défriché de nouvelles, et ont fait à leur tour, à la population, de nouvelles demandes de travail, et par conséquent de bras.

« L'agriculture a pris un grand accroissement; les circonstances de la révolution, mettant en valeur une grande quantité de terrains négligés, abandonnés à la vaine pâture, ou délaissés jusqu'alors en marais, ont ajouté à ses progrés.

«La population s'est accrue en proportion des succès de l'agriculture, sur laquelle elle doit réagir, et qu'elle doit porter encore à un plus haut degré, si elle n'éprouve pas de contrariétés ; et l'Europe étonnée aura peine à concevoir comment ce royaume, après une si grande consommation d'hommes et de capitaux, peut encore fournir à d'immenses charges, et surtout comment il s'est fait que sa population ait augmenté d'un sixième....

L'aisance, qui toujours accompagne le succès de l'agriculture, inspire le goût des jouissances et imprime le même mouvement à l'industrie.... L'industrie, par ses consommations, est l'agent le plus puissant que puisse avoir l'agriculture pour recouvrer les capitaux que sans cesse elle doit verser sur le sol qu'elle force à produire, et celle-ci ouvre à son tour, aux cinq sixièmes de l'industrie en général, les débouchés sans lesquels elle ne pourrait se maintenir. — Tout ce qui frappe l'une atteint l'autre, et les compromet toutes deux également..... L'agriculture est la plus grande de toutes les industries; elle a prospéré depuis 40 ans, parce qu'on lui a ouvert de grands débouchés....; elle a besoin du retour de ses capitaux, comme tous les ateliers de commerce..... Si ce retour manque seulement une fois, l'année est perdue, les mauvaises cultures reparaissent, la terre n'est plus fécondée par les engrais accoutumés, le choix des semences n'a plus lieu, les terres ingrates ne sont plus mises en valeur à force de soins et de travaux ; il y a décroissance de produit, et cependant une grande population est là dans l'attente de ce que demande sa consommation.... Tel est cependant le résultat forcé de l'introduction d'un nouveau système d'importation, qui, assis lui-même sur les bases les plus vastes d'une agriculture naissante et bien dirigée, peut nous ruiner par son excédant, sans nuire aux progrès d'une population que cette agriculture toujours croissante doit un jour tripler.

Dans ces nouveaux rapports, l'industrie française ne peut trouver d'équivalent.... En cas de disette, les secours étrangers et partiels de subsistances ne peuvent en préserver efficacement. Il n'est pas sage de s'y fier, et dans ce nouveau commerce tout est au désavantage de la France.

Le blé le plus beau que produisent les pays les plus favorisés de la nature était ces dernières années, à Odessa, à Caffa, à Tangarock, à un si bas prix, que l'hectolitre n'y valait que 4 francs. Cette année, il y a eu rareté, par l'effet de l'intempérie des saisons; l'hectolitre est à 10 fr. 50 c., mais il est reconnu que c'est un prix momentané et accidentel, et non un prix moyen. Une marine marchance ( de 400 vaisseaux du port de 2 à 400 tonneaux de 15 hectolitres) nouvellement créée, soit dans l'Archipel, soit à Idria, depuis la ruine de la nôtre, jadis si florissante sur ces mers, importe chez nous ces blés, dont l'hectolitre ne coûte au commerce, dans nos ports (à Marseille), que 8 et au

plus 12 fr.; et si on ajoute que ce sont des blés durs, qui, par une qualité supérieure et une dessication plus parfaite, absorbent un quart plus d'eau et donnent plus de pain à poids égal de farine, on ne sera pas étonné qu'à la consommation ils se payent 2 et 3 fr. de plus, et même davantage, suivant les différentes espèces qui arrivent de ces ports; dont il résulte que quand, d'après la loi du 16 juillet 1819, l'importation serait à 20 fr., le commerce des blés étrangers gagne réellement 8 fr. par hectolitre, à qualité égale, et réellement 10 à 12 fr. à cause de la supériorité des blés importés.....

En suivant les effets désastreux de cette concurrence, le rapporteur expose qu'elle a fait réduire le prix des grains indigènes dans les provinces méridionales et dans le centre de la France, dans le Poitou, dans la Bourgogne et la Lorraine, dont les blés restent sans demandes, sans débouchés, sans emploi et sans moyen d'extraction, puisque tous les versans se dirigent au sud dans ces pays, et qu'au nord ils ne touchent qu'à des pays plus fertiles en

core.....

« Bien que l'importation étrangère compte si peu dans la masse ou consommation de la France, elle n'en a pas moins paralysé tout le commerce des blés sur la Saône et le Rhône, la Garonne, et surtout sur le canal du midi, où tant d'expéditions de ce genre avaient lieu auparavant. L'agriculture est sans demandes dans la première classe, c'est-à-dire depuis Bordeaux jusqu'aux portes de l'Alsace. Plus de cinquante départemens souffrent, ou immédiatement, ou par les contre-coups qu'un état si nouveau entraine.

« Des pétitions sans nombre, signées par des hommes recommandables, proclament la détresse générale et l'impossibilité de payer les impôts...... Cette importation, faite par la marine grecque, est sans profit pour la marine francaise; si peu importante qu'on la suppose, elle enlève plus de 15,000,000 de capitaux à l'agriculture de la France; elle a détruit le commerce intérieur des départemens, dont ceux qui payaient le blé à un plus haut prix en étaient indemnisés par celui qu'ils mettaient eux-mêmes aux marchandises qu'ils expédiaient en retour. »

A ces considérations l'honorable rapporteur ajoute que les exportations du nord sont trop peu considérables pour balancer les inconvéniens du système général, et la commission eût été disposée à en demander la réforme entière, ou du moins à proposer des remèdes plus efficaces. Cependant le désir de se concilier avec le ministre de l'intérieur l'avait fait se borner à des modifications, soit dans le nombre des classes, soit dans la fixation des marchés régulateurs, soit dans la limite des importations, et d'après le prix moyen du blé, établi sur douze années (de 1802 à 1813), d'après les états fournis par le ministère, où elle proposait d'élever à 25 fr. la limite de l'exportation, et celle de l'importation à 24 fr. dans les départemens de première classe, à 22 fr. dans

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