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voulaient se porter à l'isthme de Corinthe, ils apprirent que le moine Grégoras, parcourant le pays la croix à la main, l'avait occupé avec un corps de quelques mille hommes, et dès-lors l'Attique, la Béotie, la Phocide, l'Etolie et l'Arcananie furent agitées du même mouvement.

Mais l'insurrection grecque n'avait nulle part de moyens aussi puissans que dans les petites îles d'Hydra, de Spezzia et d'Ypsara; de simples négocians, devenus facteurs de la France pendant la révolution, y avaient formé une marine marchande considérable (1). L'ouverture du commerce des grains de la mer Noire avait auganenté leurs relations et leurs richesses; ils étaient en possession de fournir des matelots à la marine militaire ottomane, ils en faisaient la force. On ne soupçonnait pas qu'elle pût se soutenir sans

eux.

Dès les premiers jours d'avril, les habitans de ces trois îles, cxcités par les prédications révolutionnaires d'un certain Bamba, agent d'Ypsilanti, avaient levé l'étendard de la croix. Ils se formèrent, comme toutes les provinces de la Morée, un gouvernement ou sénat provisoire indépendant, dont le siége fut établi à Hydra et composé des chefs de famille les plus puissans et les plus riches du pays: ce gouvernement avait en main tous les moyens de commencer immédiatement la guerre, des armes, des munitions, des hommes et de l'argent : il équipa surle-champ une flottille de 180 bricks armés de dix à douze canons de 9 livres, portant le pavillon bleu et blanc de l'Hétairia. De simples négocians firent des efforts et des sacrifices prodigieux. Une seule maison (Konturioty) supposée riche de 40 millions de florins, équipa à ses frais 30 navires montés de 15 à 20 canons. Une femme, dont le mari avait été massacré par les Turcs, l'hé roïne Boblina ou Bolbina de Spezia, en arma trois qu'elle conduisit

(1) M. Pouqueville évalue la marine marchande de toutes les iles grecques à 615 bâtimens, sans compter les polacres, barques pontées, montée par 17,526 marins, et armée de 5,878 canons.-On a vu, dans la discussion de la loi des grains, qu'en 1817 et 18:8, il n'y avait pas moins de 4 à 500 batimens grecs employés au transport des grains de la mer Noire.

elle-même aux combats. Le sénat d'Hydra commença par ouvrir des communications entre les pays insurgés, pour y porter des secours, des munitions et des armes. Il établit des croisières à l'entrée des Dardanelles, dans le golfe de Lépante, devant Prévésa, où était la flotte du capitan-Bey qui n'en est plus sortie, et dans l'archipel grec, dont on a successivement soulevé presque toutes les îles.

L'insurrection, qui ne faisait que commencer en Morée, avançait vers son terme en Valachie et en Moldavie. Ypsilanti, sur qui s'étaient portés les principaux efforts de la puissance ottomane, avait trouvé d'autres obstacles à chaque pas sur sa route,

Legavril, en vertu des ordres de son empereur, le consul russe de Jassy y publia deux proclamations. Par la première, il sommait Ypsilanti et ses partisans russes de se rendre sur-le-champ sur le territoire russe, et d'y attendre que S. M. lui fît connaître sa volonté, sous peine d'être regardés comme des perturbateurs du repos public et d'être traités comme tels; par la seconde, il sommait les Moldaves entrés dans le parti des rebelles de rentrer dans le devoir et d'obéir aux autorités légitimes pour éviter les châtimens que subiraient ceux qui persisteraient dans la rébellion; et en même-temps, les hétairistes rassemblés en Bessarabie furent renvoyés dans l'intérieur de la Russie, mesure qui ôta toute confiance à ceux qui ne s'étaient montrés que dans l'espérance d'être secourus par la Russie.

Alors les boyards qui, à Jassy comme à Bucharest, s'étaient enfuis ou bien étaient restés étrangers à une révolution menaçante pour eux, se rendirent, avec le métropolitain à leur tête, chez l'hospodar encore régnant, Michel-Suzzo, déjà frappé d'anathème par le patriarche de Constantinople et déposé par le sultan, pour le déterminer à partir promptement. Michel-Suzzo, voulant se ménager un asile en Russie contre la vengeance de la Porte, se soumit à la nécessité. Il abandonna les rênes du gouvernement; il quitta Jassy dans la nuit du 11, les larmes aux yeux, emmenant avec lui sa famille, les membres du gouvernement éphémère qu'il avait formé (nommés éphores, suivant l'usage général dans cette

révolution de rétablir tous les noms antiques), et emportant la caisse militaire de l'insurrection, dont il n'avait été que l'administrateur. Il s'est retiré à Odessa, d'où il servit encore la cause hellénique.

Après son départ, les boyards, assemblés en conseil de régence ou divan, s'empressèrent d'envoyer une députation à la Porte pour lui représenter que les habitans de la Moldavie n'avaient pas pris les armes, ni partagé la rébellion de Suzzo, et supplier sa hautesse de nommer un nouvel hospodar en Moldavie ; et une autre députation au pacha d'Ibraïl pour prévenir l'entrée des troupes turques en Moldavie, attendu que le divan s'occupait lui-même des moyens de purger le pays de l'insurrection grecque. Il avait en effet ordonné aux paysans moldaves de courir sus aux soldats d'Ypsilanti. Les deux députations furent bien reçues, mais leurs vœux ne furent pas écoutés.

Ypsilanti était à son camp de Missil, marchant sur Bucharest, lorsqu'il apprit le départ de Suzzo et les déclarations foudroyantes du consul russe. Il osa faire lire celles-ci devant sa petite armée, ajoutant toutefois, « qu'aucun des souverains de l'Europe n'oserait se déclarer contre les Grecs. >> Qui d'entre eux, disait-il, souffrirait que l'histoire dît un jour de lui qu'il a quitté les Grecs au moment où ils marchaient pour défendre leur sainte religion et leur belle patrie des attentats sacriléges des barbares, que l'Europe chrétienne et civilisée désavoue? » Elle n'en fut pas découragée. Toute cette bouillante jeunesse ne voyait que le réveil de la Grèce antique et de l'indépendance; elle croyait entendre les cris de victoire de la Morée; elle faisait encore des recrues; elle s'estimait invincible. Ypsilanti continua donc sa marche plein de confiance dans l'ardeur de sa troupe, qui dévastait tout sur son passage. Il arriva sans trouver d'ennemis devant Bucharest en appelant les Daces à la liberté.

Jusque-là il n'y avait eu entre Théodore et Ypsilanti que des communications par écrit et très-vagues. Théodore, entré à Bucharest vers le 15 mars, avec quelques milliers de Pandours et de Valaques, ne s'était pas prononcé sur la liaison qu'on pouvait sup

poser entre sa cause et celle des Grecs. Tout en persécutant les boyards, restés dans cette ville, il avait souffert que, deux jours avant l'arrivée d'Ypsilanti (le 8 avril), on publiât dans les églises la sentence d'excommunication portée contre les rébelles. Car il faut observer qu'il ne se considérait pas comme tel envers la sublime Porte à laquelle il envoyait soumission sur soumission, demandant seulement le redressement des griefs dont se plaignaient les Valaques, et implorant pour eux la médiation de la Russie garante des traités.

Il était même question de fortifier la ville à l'approche d'Ypsilanti, mais comme on n'en avait pas eu le temps, on se borna à lui offrir, pour la subsistance de ses troupes, les contributions qu'on devait employer aux fortifications. Le 9 avril, son avantgarde y arriva, composée de 200 hommes, commandés par Constantin Dukas, ancien secrétaire d'Ali-Pacha, et le lendemain Ypsilanti y fit son entrée à la tête de son armée, forte de huit à dix mille hommes et de quelques pièces de canon pris à Jassy.

Le rapprochement des deux armées ne donna pas lieu à ces scènes d'enthousiasme si communes entre deux corps qui se joignent pour la défense de la même cause. Les Pandours de Théodore furent cantonnés dans un couvent des environs de Bucharest, Kotroczeny, où il se retira lui-même le 12 avril, après avoir eu avec Ypsilanti des conférences, où ils ne purent s'entendre sur leurs plans, et où ils se plaignirent mutuellement des brigandages de leurs troupes. Le lendemain, Ypsilanti quitta Bucharest comme pour se porter sur le Danube et soulever la Servie ou la Bulgarie, mais en effet, pour se retirer à Tergowist, en sorte que Théodore put suivre à son aise les négociations qu'il entamait avec les Turcs. D'ailleurs la Porte n'était pas disposée à faire des concessions; de toutes parts elle se préparait à comprimer la révolte par le fer ou le feu; et Constantinople offrait alors un tableau bien contraire à toute espérance de conciliation.

Depuis que le sultan Mahmoud avait annoncé que l'islamisme était en danger, des janissaires, des vieillards, des hommes faits, des jeunes gens, couraient les rues avec des armes de toute es

pèce, proférant des imprécations et vouant les Grecs, et quelquefois tous les chrétiens, à la vengeance. Mais la révolte de la Morée et les massacres de Patras mirent le comble à la fureur populaire.

Dans ces circonstances (10 avril), le grand-seigneur jugeant qu'il fallait à la tête de son gouvernement un homme plus ferme que le grand-visir actuel (Esseid-Ali-Pacha, nommé le 5 janvier 1820), nomma le 10 avril à sa place Benderli-Ali-Pacha, alors en Asie, dont le firman d'investiture porte que son prédécesseur a été déposé « pour n'avoir pas eu la solidité nécessaire, et parce qu'il aimait trop ses aises et le luxe. »

Le grand-visir arriva de l'Asie précédé d'une quantité considérable de troupes asiatiques, dont le fanatisme et la férocité remplirent les familles grecques de terreur. On les campa sur les rives du Bosphore. Le 21 il fit son entrée à Constantinople, et le lendemain 22, jour de Pâques, à la suite de la célébration de l'office divin, le patriarche Grégoire, qui, un mois auparavant, avait fulminé contre les insurgés un si terrible anathème, fut arrêté par la garde, conduit dans les prisons du Bostangy-Bachi, et pendu à cinq heures à la porte du palais patriarchal, portant, attaché sur la poitrine, une inscription ou Iafta qui, suivant la jurisprudence criminelle des Turcs, annonçait au peuple la cause du supplice et le crime du coupable. Il y était accusé de n'avoir pu ignorer les rassemblemens qui avaient eu lieu, ni l'insurrection de son pays (la Morée ); de n'avoir ni prévenu, ni puni les égarés, mais « d'avoir au contraire, selon toute vraisemblance pris part << à l'insurrection comme chef, de sorte qu'il est presque inévița« ble pour toute la nation grecque, quoiqu'il s'y trouve des sujets « innocens, d'être totalement détruite et exposée à la colère de « Dieu.....

Le corps du patriarche, descendu du gibet, fut livré aux juifs, qui, dans cette révolution, ont été les plus cruels persécuteurs des Grecs. Ils le traînèrent dans les rues; on lui fit mille outrages; on le jeta à la mer, d'où quelques grecs zélés réussirent à le retirer d'autres récits disent qu'il fut racheté aux juifs ). Ces

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