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idée de changement et de résistance à l'autorité établie; ils ont condamné sans retour la terre classique, d'où le soleil de la civilisation s'est levé pour l'Europe, à rester couverte de sang, de ronces et de ténèbres sous le cimeterre ottoman.

En attendant que la fortune ait prononcé sur une question où les craintes et les espérances des partis se sont souvent trahies, l'histoire n'a qu'à s'occuper du fait de la conjuration.

Il ne faut pas, pour la prouver, remonter à Catherine II, ni même aux projets délibérés en 1808 et 1809, entre la France et la Russie. Il paraît certain que la conjuration a pris sa source dans une association formée à Vienne en 1814, d'abord seulement en vue de répandre les lumières et les principes du christianisme dans la Grèce, où le clergé n'était guère moins ignorant que le peuple. Les statuts qui en ont été imprimés en grec moderne et en français n'annoncent que cet objet, commun aux sociétés bibliques. Des ministres, des seigneurs, des savans de toutes les nations, et tous les Grecs riches du Fanar (1), et des provinces, souscrivirent pour cet établissement, dont la caisse était à Munich. En peu de temps l'association compta plus de quatre-vingt mille souscripteurs. Elle reçut le nom d'Hetairie ou société d'amis; et quoique la politique y fût d'abord étrangère, le progrès ordinaire des idées y fit bientôt concevoir le dessein d'arracher la Grèce au joug des Musulmans. Outre les écoles déjà fondées à Salonique, au mont Athos, à Chio, à Smyrne, à Kydonie (Aywali), à Bucharest, à Jassy et même à Constantinople, où se rendaient des professeurs formés dans les meilleures écoles d'Allemagne et de France, il y eut dans les villes un peu considérables des lycées, des gymnases, des bibliothèques, et jusque dans beaucoup de villages des écoles d'enseignement mutuel, malgré la répugnance de la Porte Ottomane, et même, dit-on, du clergé grec.

Dans le mouvement imprimé aux esprits par les écoles où florissaient les études et le goût de l'antiquité, il était naturel que

(1) Quartier de Constantinople où demeurent les familles grecques les plus considérables.

les jeunes Grecs portassent des regards douloureux et jaloux sur la gloire et la liberté de leurs aïeux. Ils rougissaient de leur dégradation politique au milieu de l'Europe éclairée des feux de la civilisation, et le dessein de la faire cesser passa des écoles et du sein de l'Hetairie dans toutes les classes.

A cette idée générale d'émancipation entretenue chez les Grecs, concouraient des circonstances étrangères, telles que la guerre d'Ali, l'attitude séditieuse des Serviens, le mécontentement des Valaques, épuisés par les exactions de leurs hospodars; en sorte que toutes les provinces sujettes formaient, autour de la puissance ottomane en Europe, un vaste cordon d'ennemis, qui, dans des vues diverses, allaient tous au même but.

Au milieu de ces agitations et de ces inquiétudes, au moment où il y avait des difficultés entre la Russie et la Porte, au sujet de l'exécution des traités de Kainardji et de Bucharest, le 30 janvier, le prince Alexandre Suzzo, hospodar de Valachie, vint à mourir. La Porte, en étant informée, se hâta de nommer, pour le remplacer ( 1o février), le prince Charles Callimachi, de l'une des quatre gandes familles grecques auxquelles elle avait réservé l'hospodarat: son frère Janko fut fait drogman en sa place: mais nul des deux ne devait jouir long-temps des honneurs qui venaient de leur être conférés.....

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Aussitôt la mort du prince Alexandre Suzzo, un Valaque d'une conditiou obscure, Theodore-Sludzier-Wladimiresko, sortit de Bucharest avec une bande de cinquante à soixante de ces Arnantés, soldats de race albanaise qu'on trouve dans toutes les provinces ottomanes, toujours prêts à se mettre à la solde de ceux qui penvent les payer. Théodore, qui avait servi dans la dernière guerre, était d'une bravoure à toute épreuve; il avait acquis dans le commerce des grains une certaine fortune, une grande influence dans la classe des paysans, mécontens de la hauteur de leurs boyards, de la dépréciation des denrées, et surtout de l'administration des princes grecs, qui n'étaient à leur égard que des maîtres étrangers. Théodore vint aisément à bout de les soulever en leur faisant entrevoir l'espérance d'obtenir, par la protection des Russes, un

adoucissement à leur sort et d'anciens priviléges tombés en désuétude, soit par l'ambition des boyards qui avaient accaparé tous les emplois, soit par la cupidité des hospodars qui les avaient accablés d'impôts (1), tellement que l'ambassadeur russe était maintenant à Constantinople en négociation pour obtenir la restitution de cinquante à soixante millions de piastres, comme extorsions illégales du dernier hospodar.... Théodore s'était d'abord jeté dans le monastère de Tisniann, d'où il avait répandu ses'proclamations populaires, pour engager les paysans, bourgeois et négocians, à se rassembler afin de redemander, les armes à la main, les droits civils du pays, tels que la Porte les avait reconnus dans l'ancien temps, et la diminution des impôts. En peu de jours une foule de de paysans et de Pandours se joignirent à lui les troupes envoyées à sa poursuite par la régence des boyards en firent autant, ou n'osèrent l'attaquer, en sorte qu'il se trouva bientôt à la tête de 15 à 16 mille hommes, maître des cinq districts de la petite Valachie, au-delà de l'Oltan (Aluta), et libre de marcher sur Bucharest, où il avait attiré dans son parti Kaminari Sawa, chef de deux mille Arnautes et chargé de la police de la ville.

Lorsqu'on apprit, à Constantinople, cette insurrection, qu'on ne regarda d'abord que comme un de ces mouvemens partiels, fort communs dans les provinces soumises au despotisme oriental, on y envoya des kaïmacans avec quelques troupes, et l'autorisation de lever une somme considérable sur les boyards pour l'entretien de ces troupes.

Mais avant qu'elles ne fussent arrivées, une autre révolte éclatait en Moldavie. Celle-là, sortie d'une source plus profonde, c'est-à-dire de l'association dont nous avons parlé, avait pour chefs les Grecs les plus considérables, les plus distingués par leur naissance, par la réputation militaire qu'ils s'étaient acquise dans

(1) Dans une estimation faite récemment du revenu que la Porte perçoit des deux principautés de Valachic et de Moldavie, on évalue à plus de 13,000,000 de piastres turques le Miri et la capitation (tribut des paysans), et les prestations en nature de toute espèce à 3,000 chevaux, 250,000 moutons, etc... sur une population de 1,600,000 habitans.

les rangs de l'armée russe, ou par la fortune qu'ils avaient faite dans le commerce..... Il n'est pas en notre pouvoir d'assurer si ce mouvement était combiné avec ceux de l'Italie, ou seulement calculé sur les embarras que donnaient aux souverains tant d'entreprises faites à la fois contre leur autorité : la confiance que les insurgés montrèrent d'abord dans la protection des Russes ne le donne pas à penser.

Quoi qu'il en soit du motif de ses espérances ou de ses combinaisons, le 7 mars ( 23 février vieux style), il fut affiché dans toutes les rues de Jassy, capitale de la Moldavie, sous les yeux de l'hospodar Michel Suzzo, une proclamation qui donne, en arrivant, la clef de la révolution. Elle était ainsi conçue :

Habitans de la Moldavie,

Nous vous faisons savoir qu'aujourd'hui toute la Grèce a rallumé le flambeau de la liberté et brisé le joug de la tyrannic. Elle revendique les droits qui lui appartiennent. Je me rends où la voix du peuple m'appelle, je vous offre, tant de ma part que de celle de mes compatriotes qui se trouvent actuellement ici, et que j'ai l'honneur de commander, l'assurance et la garantie que vous jonirez d'une tranquillité parfaite, que vos personnes et vos biens seront respectés; vous pourrez donc suivre vos occupations ordinaires sans vous inquiéter de mes mouvemens; car le gouvernement de cette principauté n'éprouvera aucun changement, et les lois qui vous ont régi jusqu'à ce jour continueront à être exécutées.

« Je puis vous assurer que la Providence divine vous a donné dans le prince Michel Suzzo, qui vous gouverne actuellement, un défenseur des droits de votre patrie, un père, un bienfaiteur; il mérite tous ces titres; unissez-vous donc à lui pour protéger le bonheur commun. Si quelques Turcs désespérés faisaient une incursion sur votre territoire, ne craignez rien, car une grande puisssance est prête à punir leur insolence.

Donné dans la ville de Jassy, le 23 février ( vieux style).
Signé, ALEXANDRE YPSILANTI, »

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Cet Alexandre Ypsilanti, descendu d'un: illustre famille grecque du Fanar, fils du ci-devant hospodar de Valachie refugié et mort à Kiow, avait été élevé à l'académie militaire de Saint-Pétersbourg; admis dans la garde impériale, blessé à la bataille de Culm, où il avait perdu un bras, porté de grade en grade, encore très-jeune, au grade de major-général russe, lié avec les principaux chefs de l'association grecque, il nourrissait, dans l'inactivité de service où il était depuis un an, le désir de venger son père et de délivrer son pays de la domination des Turcs. C'est dans ce dessein qu'il était arrivé la veille de la Bessarabic à Jassy avec un certain nombre d'Arnautes et d'Hétairistes dévoués d'avance à tout entreprendre. Il s'était concerté avec le prince Michel Suzzo. Rien de plus invraisemblable, au premier aspect, que cette conspiration de l'hospodar contre sa propre autorité; mais soit que l'amour de la patrie eût plus de charmes sur Michel Suzzo que le pouvoir, soit par quelque motif privé encore secret, il est certain que la proclamation qu'on vient de lire était le résultat de leur concert.... L'effet en fut prompt et terrible. Au moment où elle fut affichée, des détachemens d'Arnautes et de Grecs se répandirent dans la ville, chassant et massacrant les Turcs qui voulurent en témoigner leur indignation: on les poursuivit jusque dans la campagne; on pilla leurs propriétés confisquées, sans que ces malheureux, proscrits par l'autorité qui devait les protéger, pussent opposer de résistance.

Deux jours auparavant, une scène affreuse, arrivée à Galatz, sur le Danube, avait ouvert les voies aux desseins d'Ypsilanti, sans y avoir peut-être de rapport.

Un capitaine arnaute, ayant reçu un soufflet dans une querelle avec un Turc, avait riposté par un coup de pistolet, qui étendit le Turc roide mort sur la place. Alors, dans la crainte de la vengeance musulmane, il rassemble tous les Arnautes et les Grecs, il leur persuade que sa querelle est la leur, il tombe pendant la nuit sur les Turcs qui habitaient la ville, et qui furent sabrés au nombre de deux ou trois cents. Pendant ce carnage le feu prend à la ville. Le capitaine nommé Basile Caravia, ses soldats et les

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