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CHAPITRE VI.

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TURQUIE.

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SITUATION générale de l'empire ottoman.—Siège de Janina. Paix d'Àli Pacha avec les Souliotes. Agitation de la Grèce. Origine de la révolution. Mouvement qui éclata en Valachie sous Théodore Wladimiresko. -Insurrection grecque sous Alexandre Ypsilanti.-Effet de ces nouvelles à Constantinople et à Laybach. Révolution de la Morée. Déposition du grand-visir à Constantinople. - Massacre du patriarche Grégoire. Autres excès commis dans la capitale et dans tout l'empire. -Représentations du corps diplomatique. - Réunion de Théodore et d'Ypsilanti à Bucharest. Trahison et mort de Théodore. Défaite des Grecs à Galatz,à Dragasehan. Disposition de l'armée des insurgés et disparition d'Ypsilanti.

Il est utile, avant de parcourir les événemens qui font de l'année 1821 une grande et fatale époque pour l'empire ottoman, de se représenter quelle était la situation de ses provinces. En Egypte, il ne conservait guère que la suzeraineté ; les sommes que Mehmed-Ali envoyait à la Porte étaient moins le tribut d'un sujet que des prestations d'un grand vassal; les informations qu'il lui envoyait de loin en loin du succès des armées en Arabie et en Nubie n'étaient que le vain hommage des conquêtes qu'il exploitait d'après ses plans et selon ses caprices: et l'administration de l'Egypte elle-même, si opposée aux mœurs et aux usages ottomans, se détachait peu à peu de l'empire.... Plus d'une fois cette usurpation d'un genre si nouveau avait alarmé la jalousie du pouvoir suprême, et il paraît qu'il était question d'y porter remède en divisant le pachalick d'Egypte en deux, lorsque d'autres cmbarras vinrent distraire la sublime Porte d'un projet dont le succès était déjà au moins douteux.

D'un autre côté, Ali-Pacha de Janina tenait toutes ses craintes en éveil, toutes ses forces occupées. Nous avons vu l'année der

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nière ce vieux satrape, mis au ban de l'empire comme fermanli, traître et relaps, attaqué par plusieurs armées et sur plusieurs points. On avait soulevé contre lui toutes les passions capables d'enflammer le cœur humain, l'ambition, la haine et la cupidité, les amis qu'il avait perdus, les nombreux ennemis qu'il s'était faits, les sujets qu'il avait vexés, les voisins qu'il avait opprimés. On avait appelé les Albanais, les Souliotes, les Toxides, les Armatolis à la vengeance et au partage de ses trésors. Vaincu par des défections plus que par des défaites, trahi ou du moins abandonné par ses officiers et même par ses propres enfans (1), ce terrible Ali, qui commandait tout à l'heure à trente mille guerriers, était maintenant assiégé dans ses forteresses par une armée grossie de tous ceux qui l'avoient abandonné, commandée par son ennemi capital, exposé à tomber au pouvoir de cet Ismaïl Pascho-Bey, salué sous le canon de sa forteresse du titre de Pacha, de Ghazi (victorieux), et qui arborait à ses yeux les trois queues, emblème de sa puissance.

Ali-Pacha, abandonné des siens, ne s'abandonna pas lui-même. Il avait brûlé sa capitale, il avait abjuré sa famille, il lui restait deux forteresses, Litharitza et le château du Lac, tous ses trésors, trois à quatre mille soldats dévoués, des vivres en abondance, une artillerie nombreuse, des munitions, des fasées à la congrève, fournies par les Anglais, et les ressources de son génie artificieux: c'était bien plus que son ennemi Pascho-Bey, qui ne montra en cette occasion que l'aveuglement de la haine, de l'ambition et du pouvoir; on va en voir une preuvc.

Un des meilleurs officiers d'Ali, Odyssée (Ulysse), fils d'An

(1) Il paraît constant qu'Omer-Bey-Brioni, chargé l'année dernière de défendre la Thessalie et les défilés du mont Agraphe contre l'armée ottomane (Voy. Ann. pour 1820, pag. 529.), se serait livré presque sans rendre de combat à Pascho-Bey, trahison dont il a été récompensé par le Pachalick de Delvino, et que Mouktar, ayant quitté Bérat pour se jeter dans ArgyroCastron, avait livré cette place, comme Véli avait fait de Prévesa, sous la promesse d'obtenir un pachalick dans l'Asic-Mineure, où tous les deux ont trouvé la mort.

druscos, issu d'une ancienne famille hellénienne restée dans les hautes vallées de la Thessalie, et capitaine d'une de ces bandes. d'Armatolis ou Kleptes (1), que le satrape avait voulu détruire, et ensuite attirer à son service, était rentré dans Janina après avoir défendu les défilés de la Livadie contre Pehlivan-Pacha. Au bout de quelques semaines, les Armatolis, impatiens de repos, habitués à la vie active des montagnes, c'est-à-dire au brigandage, manifestèrent leur mécontentement.... Ali, aimant mieux s'en délivrer que d'avoir à les craindre et de s'en faire des ennemis plus dangereux dans son sein qu'au dehors, permit à Odyssée de se retirer avec eux, et à la suite d'un plan concerté, celui-ci passa du côté de Pascho-Bey. Il en fut d'abord bien reçu : mais il s'éleva bientôt entre les Armatolis et les Turcs leurs ennemis des querelles, promptes à s'allumer entre des ennemis si naturels.... Il en résulta des désertions et bien'ôt la dispersion totale de cette troupe dans ses montagnes, d'où elle ne cessa de harceler les Tures, ainsi qu'Ali l'avait prévu. Odyssée se retira à Itaque, d'où nous le verrons sortir pour une cause plus belle que celle d'Ali. Ce ne fut pas l'événement le plus défavorable au succès de la campagne que Pascho-Bey croyait finir à son arrivée devant Janina. Ebloui d'un succès facile, il se flattait de retirer sans peine, sans sacrifice et presque sans égard tous les alliés que la haine d'Ali lui avait faits.... Les Souliotes, cette tribu belliqueuse que le tyran de l'Epire avait chassée de ses foyers et dont il poursuivait avec acharnement les débris, s'offraient avec confiance à Ismaïl Pacha; ils lui redemandaient leurs foyers, la possession de Souli, leurs anciennes lois, une sorte d'existence et d'indépendance politique, comme vingt tribus de l'Albanie. Mais la politique mu

(1) Nous avons déjà dit ce qu'étaient ces Kleptes ou Armatolis, montagnards chrétiens, Schypetars, Albanais ou Grecs, qui n'ont jamais été entièrement soumis. Dans le dernier siècle, la politique du Divan, inquiète de l'insubordination des beys du pays, avait imaginé d'organiser les Armatolis en quatorze capitaineries pour les opposer à la milice des beys. (V. le Voyage en Grèce de M. Pouqueville. )

sulmane, inquiétée par les droits ou les prétentions de ce genre, les repoussait. Ali sut en profiter pour les ramener à lui. Ils se retournerent vers l'ennemi qui leur semblait maintenant le moins redoutable. Alors la situation de l'armée turque, qui dévorait en espérance les trésors d'Ali, devint de jour en jour plus critique. Les bandes d'Armatolis gênaient ses communications, interceptaient les convois, et les désertions y devinrent si nombreuses, que, l'hiver étant venu, elle se débanda, et après des tentatives inutiles sur les forts de Janina, Ismaïl fut forcé de se retirer sur Arta.

Indigné de la lenteur d'un siége dont on attendait de jour en jour le dénouement, le grand-seigneur nomma, pour remplacer Pascho-Bey dans le commandement de l'armée de Janina, ChoursChid-Mehemed-Pacha, ancien grand-visir, ensuite pacha d'Alep en Syrie, où nous l'avons vu réprimer si sévèrement une sédition, et maintenant pacha de la Morée à la résidence de Tripolitza. Chourschid, connu par sa rigueur inflexible, reçut, avec son firman, des marques particulières de la faveur du sultan, un présent de mille bourses (500,000 piastes turques): on mit sous ses ordres, en le faisant beglier-bey de Romélie, tous les pachas de l'Epire, de la Macédoine et de la Thessalie, etc.... Il devait, avec les renforts qu'on lui destinait, porter son armée à cinquante mille hommes. Il se rendit sans délai à son poste.

De son côté, Ali avait préparé de nouveaux moyens de défense; il s'était ménagé des alliances ou des diversions puissantes; il avait soulevé les Monténégrins; il faisait travailler les Serviens, déjà mécontens de la Porte, et qui demandaient l'indépendance et un hospodar de leur nation. Des Arnautes échappés an sac de Janina s'étaient joints aux Armatolis dans les montagnes; enfin Ali, pour s'attirer la confiance des Souliotes, consentit à lear remettre un' de ses petits-fils contre quatre otages et l'ancienne forteresse de Kiapha, qu'ils regardaient comme leur Capitole. Dès ce moment le traité de paix fut conclu; ils devinrent les ennemis les plus acharnés des Turcs. Ali leur en cherchait partout, depuis les bouches du Cattaro jusqu'à celles du Danube.

Un des phénomènes les plus singuliers de l'histoire de nos

jours, est de voir un satrape, qui a réuni les mœurs et les goûts voluptueux et féroces des plus affreux tyrans de l'antiquité ou de l'Orient moderne, entrer dans une conspiration ourdie pour relever la liberté de la Grèce ou le trône de Byzance; et cependant le fait n'est pas douteux. On retrouve partout de ses agens, ou de ses élèves, dans la révolution qui va éclater.

(Insurrection des Grecs.) Il n'est pas de la nature de cet ouvrage d'entrer fort avant dans la question qui s'est élevée de nos jours sur la légitimité de la conspiration hellénienne, considérée sous des points de vue divers par des esprits distingués dans tous les partis.

Les uns, pleins des souvenirs de l'ancienne Grèce ou d'une ardeur plus noble pour les droits de l'humanité, ont cru qu'un peuple conquis et toujours sous le poids de la conquête avait le droit de s'élever contre ses oppresseurs. Ils ont considéré que le joug des Turcs n'a aucun des caractères sacrés de la légitimité, laquelle est une grande protection sociale; qu'il n'y a ici entre le maître et les sujets aucune identité de mœurs, de caractère, de lois, ni de religion; que là où il n'y a jamais eu ni communauté de protection, ni consentement tacite, ni association politique, il n'y a pas de véritable légitimité, et qu'à ce titre le droit exercé par les Turcs n'est encore que le droit de la conquête, uniquement fondé sur la force; que la possession du territoire grec n'est encore qu'une occupation militaire; que les Grecs rayas, les plus riches, exposés aux outrages du moindre aga de village, sont sans patrie, sans propriété, esclaves dans toute la rigueur du mot, hors de la loi commune et de la famille musulmane.

D'autres, sans entrer si avant dans la question du droit naturel et politique, considérant le danger de laisser aux peuples la faculté d'examiner la nature et les droits de leurs gouvernemens, ont regardé la durée de possession comme la légitimité; et sans examiner la différence des situations morales, religieuses et politiques, effrayés de l'idée d'une révolution quelconque, de l'exemple qu'elle donne, du déplacement de puissance et des divisions qu'elle peut opérer dans le corps curopéen, ils ont repoussé toute

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