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luy pour y remédier. Toutesfois, il avoit un physicien qui dit qu'il estoit nécessaire d'y remédier, ou qu'il estoit en danger, et que de la garison de la maladie il n'y avoit remède, comme il lui sembloit. Et advisa qu'on ordonnast quelques dix ou douze compaignons déguisez qui fussent noircis et aucunement garnis dessous, pour doute qu'il ne les blessast. Et ainsi fut faict, et entrèrent les compaignons qui étoient bien terribles à voir, en sa chambre. Quand il les vid, il fut bien esbaby, et vinrent de faict à luy, et avoit on faict faire tous habillemens nouveaux, chemise, grippon, robbe, chausses, bottes qu'un portoit. Ils le prirent : luy cependant disoit plusieurs parolles, puis le despouillèrent et luy vestirent lesdictes choses qu'ils avoient apportées. C'estoit grand pitié de le voir, car son corps estoit tout mangé de poux et d'ordures. Et si trouvèrent ladicte pièce de fer. Toutes les fois qu'on le vouloit nettoyer, il fallait que ce fut par ladicte manière (1). »

A la venue d'Odette ou de la Petite Reine, cet état de choses changea, on n'employa plus ce moyen barbare. Lorsqu'il se refusait à ces soins de propreté, Odette n'avait qu'à le menacer de son indifférence et de sa haine, et dans la crainte de n'en être plus aimé et de ne plus la voir, il devenait docile et faisait ce qu'on exigeait de lui. Il en était de même pour sa nourriture et toutes autres choses qui pouvaient contribuer à sa santé (2). Elle calmait ses humeurs, elle adoucissait son sang, elle s'efforçait de le distraire et de l'amuser, si on peut s'exprimer ainsi en parlant d'un être aussi affaibli et pour

(1) Juvenal des Ursins, chronique de Charles VI, du Choix de Chronique et Mémoires sur l'Histoire de France, etc., par J.-A.-C. Buchen, p.

(2) Dreux du Radier, Mémoires historiques, critiques et anecdotiques des reines et régentes de France, etc.

ainsi dire tombé en enfance, et ces distractions, suivant la tradition, étaient les cartes.

Il paraît, dit Saint-Foy (1), que les cartes furent inventées vers la fin du règne de Charles V, attendu qu'il en est fait mention dans la chronique du Petit Jehan de Saintré, lorsqu'il était page de ce prince. Un peintre qui demeurait dans la rue de la Verrerie, nommé Jaquemin Gringonneur, en fut l'inventeur. On lit dans un compte de Charles Poupard, argentier, c'est-à-dire, surintendant des finances du roi Charles VI:

« Donné cinquante-six sols parisis à Jaquemin Gringonneur, peintre, pour trois jeux de cartes à or et à diverses couleurs, de plusieurs devises, pour porter devers ledit seigneur roi pour son esbatement (2). »

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Saint-Foy fait ici une erreur en disant que les cartes furent inventées sous Charles V: il est aujourd'hui reconnu qu'elles nous viennent des Arabes, mais qu'elles se sont répandues en Europe vers 1380, et qu'à cette époque, en France, elles furent un des plus grands amusements de la cour. Mais c'est surtout sous Charles VII qu'elles furent en vogue; c'est sous ce règne que l'ingénieux jésuite, le Père Daniel, place l'invention du jeu de piquet qui, selon lui, est symbolique et renferme des allusions continuelles. aux diverses situations où s'est trouvé ce prince durant son règne. D'après le P. Daniel, l'invention de ce jeu est déterminé par le nom seul du valet de cœur, La Hire (3), et si cette raison ne suffisait pas, on pourrait ajouter que

(1) Essais sur Paris.

(2) Registres de la Chambre des Comptes de Paris.

(3) Etienne de Vignole, dit La Hire, gentilhomme du Bigorre. Pendant que les Anglais étaient maîtres de Paris et de la moitié de la France, on prétend que La Hire, à qui Charles VII montrait les apprêts d'un ballet et lui demandait ce qu'il en pensait, lui répondait: Ma foi, Sire, je pense qu'on

les noms des autres cartes peuvent se rapporter à des personnages de la cour de Charles VII, soit directement, soit par allégorie. Ainsi, le nom d'Hector donné au valet de carreau, serait celui d'Hector de Galard (1). De plus, suivant le savant jésuite, on devrait voir dans les quatre dames, quatre femmes du temps et de la cour: Pallas, déesse de la Guerre, représenterait Jeanne d'Arc; Rachel, dame célèbre par sa beauté dans l'Ancien Testament, couvrirait Agnès Sorel, la dame de Beauté; Argine (2) la reine Marie d'Anjou; et Judith (3) serait le masque de la reine Isabeau de Bavière (4).

A cette occasion, dans l'opéra de Charles VI, on trouve une scène où les auteurs, tout en attribuant aux personnages des cartes des noms symboliques postérieurs à ce règne, en ont tiré un parti dramatique fort ingénieux, nous représentant Odette faisant servir un jeu frivole à de graves intérêts et relevant, à l'aide d'emblèmes guerriers, l'intelligence du pauvre monarque. C'est la scène que l'on

ne saurait perdre plus gaiement un royaume. On rapporte de ce même La Hire que, prêt à fondre sur l'ennemi, il se mettait à genoux, les mains jointes et faisait cette prière: Sire Dien je te prie que tu fasses aujourd'hui pour La Hire, autant que tu voudrais que La Hire fist pour toi, s'il estoit Dieu et que tu fusses La Hire.

(') Seigneur d'une maison de Guyenne d'où sont sortis les seigneurs de Brassac, les marquis de Béarn, les seigneurs du Repaire, de Lavaur, d'Argentine, de Terraube, de Nadaillac, de Saldebruc, de Talarin et de l'Isle, et qui, après la mort du roi, devint capitaine de la garde.

(2) Anagramme de Regina.

(3) Il n'y faut pas voir la Judith de l'Ancien Testament, mais bien l'impératrice Judith, femme de Louis-le-Débonnaire, qu'on avait accusée d'être très-galante, qui causa des troubles dans l'Etat et dont la vie, par conséquent, avait beaucoup de rapport avec celle d'Isabeau de Bavière.

(*) P. Daniel. Dissertation sur l'origine du jeu de piquet. (Journal de Trévoux, mai 1720, Leber, t. X, p. 247 et suiv.)

appelle communément le Duo des Cartes. Odette, pour raffermir le courage du roi, lui remet le jeu, que dans l'opéra la reine lui retire lorsqu'il n'a pas agi suivant ses désirs et lui propose de jouer un jeu bien connu encore des enfants, intitulé Bataille. Le roi accepte et, partageant les cartes, il en offre la moitié à Odette. Le roi représente, dans cette scène que nous reproduisons en partie à cause de la difficulté de l'analyser, le parti français, tandis qu'Odette tient le parti contraire, c'est-à-dire des Anglais : ODETTE.

A la victoire où nous courons
Je guide à travers la poussière,
Des Anglais les noirs escadrons :
Sonnez clairon!

CHARLES.

Moi des Français, comme aux beaux jours,
Où, de leur sanglante bannière

Les couleurs triomphaient toujours.

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