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ce vin blanc nouveau du terroir, qui est le nectar du propriétaire de vignobles. Il part alors, faisant craquer sous ses pieds les pailles gelées, et le petit jour le trouve déjà au bord de la lande qu'il veut battre ou du bas-fond boisé qu'il veut explorer. Autant la chasse du perdreau est vive et pétulante, autant celle du lièvre, en hiver, est pleine de calme et de gravité; elle est à la première ce que le menuet est au bolero.

Quand le basset, balayant la mousse de ses longues oreilles, fait entendre des reniflemens rapides, et grommèle doucement avec un petit son craintif, comme s'il voulait bien s'assurer de son fait avant de pousser son hurlement vainqueur, le chasseur attend, l'arme élevée. Si l'air est calme et la matinée sèche, le lièvre se laisse ordinairement lancer dans son gîte, regardant quelquefois fixement le chien qui ébranle en passant la ronce sous laquelle il est abrité. Une fois parti, il remonte toujours les côtes de préférence, et si le chasseur le manque ou ne l'aperçoit pas, il fait vivement une pointe d'une lieue, et se couche en attendant les chiens. A mesure que la musique formidable des trois ou quatre notes aiguës et graves de la meute s'approche, le lièvre médite son plan de retour. C'est ce retour qui lui est toujours funeste, car il s'exécute d'après une route parallèle à la première; et le gentilhomme tacticien, campé dans quelques thermopyles redoutables, ébranle tout à coup l'écho des ravins d'une triomphante explosion, suivie du hallali qui rappelle la meute attardée. Le gentilhomme bien apppris n'est d'ailleurs jamais dupe de certains lièvres cosmopolites, chevaliers errans qui cherchent les aventures, comme le roi Joconde, et qui, une fois troublés dans leurs poursuites galantes, et lancés au point du jour par les chiens, trouvent prudent de faire trente lieues d'un trait, pour retourner dans leur pays. Ces lièvres, expatriés par le désordre de leurs mœurs, sont faciles à reconnaître aux notions géométriques dont ils se montrent remplis, au sujet du plus court chemin opéré par la ligne droite. Le lièvre sédentaire et rangé décrit toujours une ligne courbe en fuyant, tournant avec amour autour du serpolet qui a nourri son enfance, et plus sage en cela que Scipion l'Africain, qui disait en mourant à Linterne, auprès de ses laitues : « Ingrate patrie, tu n'auras pas

mes os! »

Reste la chasse du mois de mai, chasse toute fleurie, sur la lisière des seigles et dans les sentiers des bois. C'est, en réalité, moins une chasse qu'une promenade; on y tue moins qu'on n'y rêve, et l'ame

s'y dépouille de tous ses instincts destructeurs, sous l'influence des tièdes zéphyrs qui dispersent dans l'air l'arôme des prairies.

Quand les rayons obliques du soleil ont soulevé le manteau brumeux que la nuit a étendu sur les herbes, le gentilhomme, désœuvré en une saison où les grands travaux de l'agriculture sont finis, à égale distance des semailles et de la moisson, sort nonchalamment, l'ame pleine de ces vagues envies qui viennent au printemps. Il prend son fusil, par cette habitude incarnée des races guerrières, qui fait dormir l'Indien sur son tomahawk, et qui entoure l'Arabe d'une ceinture éternelle de pistolets et de cimeterres. Où ira-t-il? il l'ignore; mais comme les prés sont verts, et que les marguerites émaillent le sentier, il descend vers les prés. Alors, il lui vient une idée de chasse. Il entend pépier dans la plaine ces cailles du mois de mai, que les chasseurs ont nommées cailles vertes, à cause de la verdure générale des champs et des bois; et il en tue par-ci par-là quelques-unes, regagnant peu à peu les hauteurs, et visitant les bords de ses blés, dont les tuyaux amples et pléthoriques laissent poindre déjà la barbe soyeuse des épis.

La lisière des bois est peuplée en cette saison de tourterelles amoureuses qui se voient de très loin, perchées, comme les merles siffleurs du mois de mars, sur les branches sèches des yeuses, et qui roucoulent avec une douceur infinie, au milieu du gazouillement général des champs qui s'éveillent. De temps en temps, après une stance tendrement chantée sur le mode ionique, ces Saphos emplumées vont s'abattre sur la pointe des seigles, et se laissent couler jusqu'à terre le long des tiges qu'elles ploient, à la recherche des graines hâtives et des larves déjà écloses aux premières ardeurs de la saison. L'infatigable épagneul, qui furette incessamment parmi les herbes, les relance tout à coup avec un grand bruit d'ailes, et le chasseur averti les abat d'un coup de son tonnerre, au grand épouvantement des bergeronnettes, en promenade matinale dans les sillons.

Quelquefois, et surtout vers midi, après l'heure de la picorée, les tourterelles, montées au plus haut des chênes, se répondent d'un bois à l'autre, comme les bergers de Virgile, Damétas et Ménalque, jugés par Palémon. C'est au plus entraînant morceau de cette idylle sicilienne, c'est lorsque l'ame de l'oiseau s'épanche en fugues plaintives, que le chasseur s'avance sous les branches, protégé dans sa marche par le bruit de la chanson, et qu'il vise la pauvre tourtereile

à cette belle gorge mordorée, toute palpitante de notes harmonieuses. L'oiseau tombe, enveloppé d'un léger nuage de feuilles brisées, et les gouttelettes de son sang, échappées de ses narines roses, vont rougir les fleurs radiées des fraisiers sauvages, éparses dans les clairières, et qu'on prendrait pour des marguerites, ces belles reines des prairies, qui portent d'or sur champ d'argent, comme les rois de Jérusalem.

Hélas! hélas! le gentilhomme désœuvré, cruel par nonchalance et destructeur par ennui, a beau poursuivre et tuer tout ce qui chante et tout ce qui aime; le temps est aussi venu pour lui d'aimer. Le soleil du printemps se lève pour tout le monde, et l'ardeur qu'il allume n'épargne pas le cœur de l'homme, après avoir ravagé le cœur de l'oiseau. Pendant qu'il lançait son plomb à la cime des chênes, l'amour, qui est un habile archer, lui lançait aussi sa flèche barbelée, et il était tout à la fois vainqueur et vaincu. Pour une tourterelle qui ne chante plus au bois, il y a dix bergères qui chantent sur le coteau; et quoique leur chanson, inconnue des muses, soit agreste et grossière, comme celles qu'Apollon, esclave dans sa jeunesse, adressait aux bœufs du roi Admète, elle a ce qu'ont les voix des jeunes femmes, au mois de mai, dans les landes du Béarn; elle a ce qu'ont les vers de Lucrèce et de Théocrite, ce que chacun a senti au moins une fois, et regrettera toujours.

Peut-être nous reprochera-t-on de faire tomber notre gentilhomme en ces faiblesses. Que voulez-vous? l'historien raconte tout. Dieu, qui a fait le jour, a fait la nuit; il n'y a pas de lumière qui n'ait sa pénombre, et l'homme le plus grand par l'idée touche toujours à terre par le corps. Après tout, la pire condition ici bas n'est pas de trouver belles, un jour de printemps, les charmantes filles des Pyrénées, tout ce qui nous reste aujourd'hui des antiques races pastorales, qui disaient aux chèvres et aux génisses les vers de Bion et de Moschus.

Allez, noble héritier des châtelains du moyen-âge, vous dont les pères avaient de belles vassales qui peuplaient leur seigneurie, nul ne vous blâmera d'avoir trouvé que les hautes fougères du mois de mai couvrent la lande d'un tapis charmant, moucheté çà et là de bouquets de genêts sauvages; que l'heure de midi, avec le doux miroitement du soleil sur le satin lustré des herbes, avec le silence des oiseaux qui s'endorment dans les bois, avec les premiers accords de la cigale perchée sur les nerpruns des haies, et cirant les crins de

son archet, est une heure admirable, sous l'ombre des yeuses, pour dire à une femme qu'on l'aime, et que, malgré les vers de Virgile, les zéphyrs sont des confidens fort discrets.

Demain, vous recommencerez vos courses, vos chasses, vos amours, peut-être; demain, vous veillerez, comme toujours, sur cette terre, débris modeste des possessions immenses de vos pères, que leurs mains avaient conquise, et que les vôtres ont fertilisée; demain, vous serez encore laborieux, simple, hospitalier; et après une vie passée dans vos calmes retraites, comme la royauté ne vous appelle plus pour aller mourir sur quelque lointain champ de bataille, vous mourrez à l'ombre de vos chênes séculaires, et vous reposerez, sans marbre et sans inscription, dans le petit cimetière de campagne, au gazon si frais et aux haies d'aubépine si fleuries que les rossignols trompés y font leurs nids et y chantent, comme dans les jardins du Delta.

A. GRANIER DE CASSAGNAC.

VIE ET AVENTURES

DE JOHN DAVYS.

XXXII.4

On comprend l'étonnement que causa à ma pauvre mère une pareille réponse; aussi m'interrogea-t-elle à l'instant même sur sa signification. Le moment était trop favorable pour que je retardasse plus long-temps une explication que j'avais à dessein retardée jusque-là. Je profitai donc de l'absence de mon père et de mes camarades pour lui raconter la suite de mes aventures du moment où je m'étais embarqué sur la Belle Levantine jusqu'à celui où j'avais reçu à Smyrne la lettre qui me rappelait près d'elle.

Ce fut pour ma pauvre mère une nouvelle suite d'émotions. Pendant tout ce récit je tenais sa main, et lorsque je lui racontai le combat et le danger que j'avais couru de me noyer, je sentis sa main frémir et trembler; puis vint la mort du pauvre Apostoli, et des larmes coulèrent de ses yeux. Tout inconnu qu'il lui était, Apostoli ne lui était pas étranger: c'était lui qui m'avait sauvé la vie.

Enfin je passai de Nicaria à Céos; je racontai mon arrivée dans l'île, ma curiosité, mes désirs, mon amour naissant pour Fatinitza. Je la peignis à ma mère telle qu'elle était, c'est-à-dire comme un ange

(1) Voir les livraisons des 30 juin, 7, 14, 28 juillet, 11 août, 1er, 8, 15, 29 septembre, 6, 27 octobre et 3 novembre.

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