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ciations impossibles. Avec une audace et une assurance véritablement fabuleuses, il établit violemment, entre des substantifs dont il ne connaît ni la signification précise, ni l'origine, et des adjectifs dont il ignore les obligations particulières, des alliances que réprouvent tout à la fois la tradition, le vocabulaire et le goût. Quant aux pronoms, relatifs ou possessifs, et aux adverbes, le romancier s'en sert comme de ces détachemens de cavalerie légère qu'on lâche au milieu d'une armée en déroute, pour accroître le désordre et le carnage; c'est son corps de réserve, destiné, aux heures décisives, à rendre le massacre de la langue plus complet. M. de Balzac paraît, au reste, avoir le sentiment secret de son néant en fait de style. Dans sa nouvelle préface, où il dresse une liste détaillée des félicitations qu'il recueille chaque jour sur la variété et la profondeur de ses connaissances, nous avons vainement cherché, parmi quinze ou vingt témoignages anonymes d'une admiration diverse, un éloge qui s'adressât directe→ ment à l'écrivain. Le médecin, le philosophe, l'homme politique, le naturaliste et autres individus spéciaux, figurent sur cet étrange cata→ logue; seul, le grammairien n'y paraît pas. M. de Balzac convenant implicitement par là, lui-même, qu'il n'a rien à démêler avec la science des lois du langage, nous jugeons inutile d'insister davantage sur ce point.

Mais une prétention de M. de Balzac pour laquelle nous serons impitoyable, c'est celle que révèle hautement le titre général de ses œuvres, de connaître à fond les mœurs du siècle et de les peindre avec une rigoureuse vérité. Quelles sont donc les mœurs que peint M. de Balzac? des mœurs ignobles et dégoûtantes, ayant pour seul mobile un intérêt sordide ou crapuleux. S'il faut en croire le prétendu historien philosophe, l'argent et le vice sont le moyen et le but uniques pour tous les hommes d'aujourd'hui; les passions perverses, les goûts dépravés, les penchans infames animent exclusivement la France du XIXe siècle, cette fille de Jean-Jacques et de Napoléon. Nul sentiment honorable, nulle idée honnête, de quelque côté que se tourne le regard. La France, car c'est le portrait de la France que l'auteur se propose, est peuplée de goujats galonnés, de bandits plus ou moins déguisés par un masque, de femmes arrivées aux dernières limites de la corruption, ou en train de se corrompre : nouvelle Sodome dont les iniquités appellent le feu du ciel. C'est-à-dire que les cachots, les lupanars et les bagnes seraient des asiles de vertu, de probité, d'innocence, comparés aux cités civilisées de M. de Balzac. Descendez dans cet abîme, prenez l'un après l'autre ceux qui l'habi

tent, et jugez! Le banquier est un homme enrichi par le vol secret et par l'usure; l'homme d'état est un intrigant qui doit son élévation au mépris de tous les principes et au nombre de ses perfidies; l'industriel est un escroc prudent et habile, qui roule carrosse quand il devrait traîner le boulet; l'homme de plume est un misérable sans ame, occupé à ourdir trahisons sur trahisons, toujours en marché de ses opinions et de sa conscience; et ainsi de suite, sans exceptions, depuis le haut de l'échelle jusqu'au bas. Les salons les mieux famés sont des lieux perdus, où les prostituées elles-mêmes, si elles comprenaient la métaphysique immorale qu'y débitent les belles dames, se boucheraient les oreilles par pudeur. Le monde, tel que nous le représente M. de Balzac, est, en un mot, un coupe-gorge et un bourbier. Après la lecture d'un de ces livres que M. de Balzac donne comme autant de miroirs fidèles de son époque, on a l'esprit plein d'idées échauffées et malsaines, la tête embarrassée et lourde, comme si l'on sortait d'une caverne où, autour de deux figures étrangères et de plus en plus pâlissantes, tourbillonnerait en désordre une ronde infame de princesses de contrebande, de grands seigneurs bâtards et de laquais parvenus.

Eh oui! sans doute, il y a dans la société contemporaine des infamies et des hontes, des fortunes dont la source est inavouable, des positions usurpées, des métiers exercés bassement, des industries déshonorantes, des égoïsmes poussés jusqu'à la lâcheté et à la scélératesse, des turpitudes sans nom! Mais dire qu'il n'y a que cela, voilà l'impardonnable mensonge! Mais se plaire dans la mise en œuvre de pareils élémens, les grandir, les poétiser, les caresser, en composer un éternel spectacle pour la foule, en vouloir faire des sujets d'admiration et d'enthousiasme, voilà le tort criminel! Heureusement, il y a, aujourd'hui plus que jamais, dans le cœur d'une certaine jeunesse dont M. de Balzac ne soupçonne pas l'existence, des instincts désintéressés et nobles, des passions généreuses, des convictions sincères et ardentes, que ne terniront ni ne déracineront les mauvais exemples, non plus que les pernicieuses leçons. Sous ce fumier que M. de Balzac remue de deux mains amoureuses, au sein d'une terre vierge et féconde, se développent en silence, à cette heure même, des germes précieux; moisson future de fruits savoureux et de fleurs odorantes, quoi que disent et fassent les aveugles et les malveillans. Mais à qui parlons-nous? et l'auteur de la Fille aux yeux d'or pourrait-il nous comprendre? Tout ce que nous devons dire à M. de Balzac, c'est qu'il n'a rien de plus à démêler avec l'esprit philosophique de son

siècle qu'avec la littérature sérieuse. S'il peint la société d'après ses souvenirs, nous ne saurions lui faire compliment sur le goût particulier qui le dirige dans le choix de ses modèles; s'il invente, nous ne saurions le féliciter ni de l'élégance, ni de la noblesse de son imagination. Quoi qu'il en soit, M. de Balzac n'évitera pas le sort réservé à tous les talens faux et nuisibles, l'oubli et le mépris. Placé, de son vivant même, entre Mile de Scudery, dont il a la fécondité maladive, et le marquis de Sade, qu'il continue, dans un autre ordre d'idées, avec un bonheur rare, il pourra voir avant peu, de ses fenêtres, le cadavre de sa réputation traîné aux Gémonies.

Nous aurions, volontiers, assisté en témoin aussi impassible que peu curieux à la décadence de M. de Balzac, faux météore prêt à replonger silencieusement dans la mare d'in-octavos sinistres d'où il est sorti, si M. de Balzac, à mesure qu'il décline, ne prenait à tâche de lasser la patience publique par l'excès de sa personnalité. M. de Balzac, à force de se trouver semblable, sinon supérieur, à tous les plus grands personnages anciens et modernes, en est arrivé à se placer si haut dans sa propre estime, qu'il ferait preuve d'une modestie incroyable, s'il se mettait, comme on l'assure, sur les rangs pour l'académie. Consentir ainsi à partager l'empire des lettres avec trente-neuf rivaux, vouloir troquer un trône contre un fauteuil, serait, nous en convenons, une abdication véritable, à propos de laquelle, du reste, comme dédommagement, l'auteur des Contes drólatiques ne manquerait probablement pas de se comparer à CharlesQuint. Peu flat és du rôle de capucins que M. de Balzac leur réserve, MM. de l'Institut ne donneront pas lieu, nous l'espérons, à l'une de ces bouffonneries dont le public est las. Que M. de Balzac se proclame, par la voie des annonces, un auteur incomparable, le plus excellent des romanciers modernes, le premier fabricant de chefsd'œuvre en gros ou en détail, c'est un ridicule, sans doute, qui rappelle la grenouille de La Fontaine, mais que les libraires, à tout prendre, ont le droit de donner à l'auteur pour leur argent. Que M. de Balzac se pose, dans une préface, en écrivain près de qui Ri– chardson, Walter Scott et autres sont une petite monnaie vulgaire, cela est, jusqu'à un certain point, tolérable, comme sujet précieux d'hilarité; mais que M. de Balzac, non content d'imposer son nom au public, au moyen de la préface et de la réclame payante, saisisse toutes les occasions de se prodiguer l'encens à lui-même, et fasse naître ces occasions, au besoin; que, sous prétexte, aujourd'hui, d'éclaircir une question de droit littéraire; demain, de signaler

le tort fait à la librairie française par la contrefaçon belge; aprèsdemain, de réfuter une opinion émise sur lui, dans un article critique; un autre jour, de proposer une modification du code civil ou du code pénal, M. de Balzac, incessamment préoccupé de son importance individuelle, explique le double rôle de maréchal de France et d'empereur qu'il joue tour à tour dans la société sans que la société s'en doute; qu'à propos de la moindre chose, ou à propos de rien, M. de Balzac, citant avec éloge la magnificence de François Ier, qui envoyait à Raphaël cent mille écus sur un plat d'or, offre la propriété de ses œuvres complètes au gouvernement, pour la modique somme de deux millions, en lui garantissant des bénéfices; que M. de Balzac, se donnant pour l'héritier légitime de Corneille, demande indirectement un bouillon aux chambres, au nom de son aïeul! voilà qui n'est plus tolérable, voilà qui n'est plus risible; car ceci est de l'orgueil poussé jusqu'à la folie. Opposer l'exiguité du mérite à l'extravagance de l'ambition était, en pareil cas, un devoir dont la critique moraliste ne pouvait se dispenser; l'état inquiétant de la littérature, ravagée de plus en plus par la fièvre contagieuse de l'orgueil, nous faisait même de la sévérité une loi impérieuse. Dans le paroxisme violent où se trouvent, à l'heure présente, certains malades, nous croyons, malgré l'avis de M. de Balzac, l'eau fraîche plus salutaire que le bouillon.

J. CHAUDES-AIGUES.

VIE ET AVENTURES

DE JOHN DAVYS.

XXIX. '

Le matin du neuvième jour, toute la maison fut réveillée par une bruyante symphonie qui venait de la première cour; je m'habillai à la hâte, et courus sur le balcon. Je vis une bande de musiciens qui précédaient une longue file de paysans, portant sur leurs épaules, les deux premiers un chevreau et un bélier aux pieds et aux cornes dorés, les autres, des agneaux et des brebis qui devaient composer le troupeau de l'épouse. Après eux venaient douze domestiques portant sur leurs têtes de grandes corbeilles couvertes, remplies d'étoffes, d'ornemens, de bijoux, et de paras monnayés. Enfin, le cortége était terminé par les hommes et les femmes qui, à compter de ce jour, étaient au service de la mariée. Les portes leur furent aussitôt ouvertes par Constantin et Fortunato; ils passèrent de cette première cour dans la seconde, et de la seconde dans le pavillon, où ils déposèrent, devant Stephana, les présens que lui envoyait son fiancé. Un instant après, luimême arriva avec sa famille. On fit entrer les femmes chez Stephana; les hommes restèrent ensemble. Une heure après, on vint nous dire que nous pouvions passer chez la fiancée; elle nous attendait, assise sur un sofa, dans les salles basses où je n'étais pas encore entré, et qui cor

(1) Voir les livraisons des 30 juin, 7, 14, 28 juillet, 11 août, 1er, 8, 15, 29 septembre, 6 et 27 octobre.

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