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arrachait leur voile, leur faisait couper les cheveux, et ordonnait qu'on taillât leurs robes au-dessus du genou; puis elle les abandonnait aux soldats, qui les entraînaient comme un butin de ville.

Ali s'arrêta devant ce spectacle, sa sœur le vit et le salua par des cris plutôt que par des paroles; elle semblait une Euménide, avec ses cheveux épars et ses mains sanglantes. Je ne pus soutenir ce spectacle, et je fis faire à mon cheval quelques pas en arrière. En ce moment un cri partit du milieu des femmes, et une jeune fille, écartant ses compagnes, bondit jusqu'à moi, et, serrant mes genoux :

-

- C'est moi, me dit-elle, c'est moi, ne me reconnais-tu pas ? Tu m'as déjà sauvé la vie une fois, à Constantinople; souviens-toi, souviens-toi. Oh! je ne sais pas ton nom, mais moi je m'appelle Vasiliki. Vasiliki! m'écriai-je, Vasiliki! la Grecque au bouquet de diamans! En effet, elle m'avait dit qu'elle devait se réfugier en Albanie. -Oh! il se souvient, il se souvient; oui, c'est moi, c'est moi! Sauve-nous encore, moi du déshonneur, ma mère de la mort. Viens, lui dis-je; viens, je vais essayer.

Je la conduisis vers Ali.

- Pacha, lui dis-je, je te demande une grace.

-Oui, grace, grace, visir! s'écria Vasiliki. Seigneur, nous ne sommes pas de cette malheureuse ville; seigneur, nous sommes des exilées de Stamboul, qui n'avons jamais rien fait, ma mère ni moi, pour mériter ta colère; seigneur, je suis une pauvre enfant; reçoismoi au nombre de tes esclaves, je me donne à toi; mais sauve ma mère.

Le visir se tourna vers elle; la jeune Grecque était vraiment sublime dans sa pose suppliante, avec son long voile flottant et ses cheveux dénoués. Ali la regarda avec un œil d'une douceur étrange; puis lui tendant la main :

- Comment t'appelles-tu? lui demanda-t-il.

- Vasikili, répondit la jeune fille.

- C'est un beau nom, et qui veut dire reine. A compter de cette heure, Vasikili, tu es la reine de mon harem; ordonne; que veux-tu? Ne railles-tu pas, visir? demanda Vasiliki toute tremblante, regardant tour à tour le pacha et moi.

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Non, non, m'écriai-je, Ali a un cœur de lion et non de tigre; il se venge de ceux qui l'ont offensé, mais il épargne les innocens. Visir, cette jeune fille n'est point de Cardiki; il y a deux ans que je l'ai aidée à fuir de Constantinople, elle et sa mère; ne révoque pas tes paroles.

Ce qui est dit est dit; rassure-toi, ma fille, répondit le pacha; montre-moi ta mère, et mon palais même sera votre demeure.

Vasiliki se releva en jetant un cri de joie, s'élança de nouveau au milieu du groupe de femmes, et reparut bientôt conduisant sa mère; toutes deux tombèrent à ses genoux; il les releva :

Mon fils, me dit-il, ces deux femmes sont sous ta garde, tu me réponds d'elles; prends une escorte, et qu'on ne touche pas à un cheveu de leur tête.

J'oubliai tout, je ne pensai pas au spectacle terrible de la journée; celui que j'avais sous les yeux disparut; je saisis la main d'Ali et je la baisai puis, prenant dix hommes d'escorte, je rentrai dans Libaôvo, emmenant Vasiliki et sa mère.

Le lendemain matin nous partîmes pour Janina. Au moment où nous traversions la place, un héraut criait :

Malheur à qui donnera un asile, des vêtemens ou du pain, aux femmes, aux filles et aux enfans de Cardiki. Chaïnitza les condamne à errer dans les forêts et les montagnes, et sa volonté les dévoue aux bêtes féroces dont ils doivent être la proie. C'est ainsi que la fille de Khamco venge sa mère.

Le bruit de cette terrible expédition s'était déjà répandu tout le long de la route, et chacun, tremblant pour lui-même, venait féliciter le pacha sur ce que l'on appelait sa justice. Devant les portes de Janina, il trouva ses esclaves, ses flatteurs et ses courtisans, qui l'attendaient; à peine l'eurent-ils aperçu, qu'ils firent retentir l'air d'acclamations, l'appelant le grand, le sublime, le magnifique. Ali s'arrêta pour leur répondre; mais, au moment où il ouvrait la bouche, un derviche fendit la foule, et vint se poser en face de lui. Le pacha tressaillit à la vue de son visage pâle et maigre et de son bras étendu. Un silence profond se répandit aussitôt sur toute cette multitude. Que veux-tu? lui demanda Ali.

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Me reconnais-tu? répondit le derviche.

Oui, dit le pacha, tu es celui qu'on appelle le saint des saints, tu es le scheik Iousouf.

- Et toi, répondit le derviche, tu es le tigre de l'Épire, le loup de Tébelin, le chacal de Janina. Tu ne foules pas un pan de tapis qui ne soit arrosé du sang de tes frères, de tes enfans ou de ta femme; tu ne peux faire un pas que tu ne marches sur le tombeau d'un être créé à l'image de Dieu, et qui t'accuse de sa mort; et, cependant, visir Ali, tu n'avais encore rien fait de pareil à ce que tu viens de faire, même le jour où tu fis jeter dans le lac dix-sept mères et vingt

six enfans. Malheur à toi, visir Ali, car tu viens de porter la main sur des musulmans qui, à cette heure, t'accusent auprès de Dieu. Tes flatteurs te disent que tu es puissant, et tu les crois; tes esclaves te disent que tu es immortel, et tu les crois encore; malheur à toi, visir Ali, car ta puissance s'évanouira comme un souffle; malheur à toi, car tes jours sont comptés, et l'ange de la mort n'attend pour frapper qu'un signe de tête du Seigneur. Voilà ce que je te voulais, voilà ce que j'avais à te dire. Malheur à toi, visir Ali, malheur !

Il se fit un silence terrible, et chacun attendit avec anxiété, s'imaginant que la vengeance serait égale à l'insulte. Mais Ali, détachant sa propre pelisse toute fourrée d'hermine, et la jetant sur les épaules du derviche:

Prends ce manteau, lui dit-il, et prie Allah pour moi, car tu as raison, vieillard, je suis un grand et misérable pécheur.

Le derviche secoua le manteau de dessus ses épaules, comme s'il eût craint d'être souillé par le contact, et y essuyant la poussière de ses pieds, il s'éloigna au milieu de la foule qui s'ouvrit muette et tremblante pour le laisser passer.

Le soir même, Ali me donna l'escorte et le sauf-conduit qu'il m'avait promis, et, le lendemain matin, nous nous mîmes en route pour traverser toute la Livadie.

(La fin au numéro prochain.)

ALEX. DUMAS.

L'ITALIE

TELLE QU'ELLE EST.

La Société Italienne.

II.4

C'est un thème bien vieux à traiter que celui de la conduite morale des Italiennes; c'est un lieu-commun devenu proverbial que de déclarer hautement cette conduite mauvaise; c'est un usage adopté par toutes les pruderies de France et d'Angleterre, que de jeter impitoyablement la pierre à ces femmes qui font l'amour et qui l'avouent ingénuement comme s'il s'agissait de faire de la tapisserie ou des bourses au filet; mais on ne songe pas à rechercher ni à approfondir les motifs qui peuvent excuser, chez les Italiennes, plus d'inconséquences, plus de faiblesses, plus de fautes qu'elles n'en commettent, quoiqu'elles ne se gênent pas trop pour cela. En Italie, tout est contraire aux femmes, et l'opinion du monde, dans lequel on ne leur laisse occuper qu'un rang secondaire, et la législation, qui les prive de toute indépendance de fortune en les excluant de la succession

(1) Voyez la livraison du 27 octobre.

paternelle, et l'éducation, qui ne leur prête aucun ornement dans l'esprit tout enfin, excepté l'amour qui va bien à leur nature, et qu'on leur permet en manière de récréation perpétuelle.

Le mariage, que l'on considère en France comme une association entre égaux avec égalité de devoirs et d'intérêts, n'est en Italie que le résultat d'un contrat inventé au désavantage de la femme, à laquelle il procure rarement une position capable de flatter son amour-propre pendant sa jeunesse, et à laquelle plus rarement encore il assure pour l'avenir une existence libre et heureuse. Esclave depuis le berceau jusqu'à la tombe, une Italienne, à toutes les époques de sa carrière, se voit forcée de subir une position inférieure à celle que la civilisation assigne aux femmes en Europe. Sa naissance est regardée comme un mécompte dans les plus hautes ainsi que dans les dernières classes sociales, et c'est à peine si la pauvre abandonnée ose espérer, en compensation des droits qu'une loi partiale lui enlève du côté de la fortune, ces affections de famille qui sont les joies de l'enfance et les consolations de la vie entière : souvent on la traite en étrangère et toujours en indifférente; la sollicitude éclairée d'un père, les tendres caresses d'une mère ne président pas à une éducation confiée la plupart du temps à des mains mercenaires et inhabiles; car, en Italie, l'éducation des femmes se borne à un peu de danse et de musique; le reste semble superflu. Quoique des femmes aient professé le grec et la philosophie aux universités de Padoue et de Bologne, les Italiennes en général savent à peine l'orthographe, et la plus lettrée ne connaît de l'histoire de son pays que quelques noms représentés par les lieux et les monumens.

Ce n'est pas d'ailleurs l'instruction qui attirerait les maris pour les faire rougir eux-mêmes de leur ignorance; or, on veut, avant toute chose, qu'une jeune fille soit mariée de bonne heure, dès qu'elle est nubile, s'il se peut, et à douze ans, une fille est bonne à marier; à vingt, elle est déjà vieille, et les vieilles filles ne se marient jamais en Italie. Les parens n'ont donc rien de plus pressé que de trouver un parti pour leur fille qui l'accepte les yeux fermés, parce qu'elle sent bien qu'elle est à charge à sa famille, parce qu'elle espère plus de liberté, plus de plaisirs, à la faveur de l'état conjugal. Ces mariages hâtifs et souvent précoces ont cela de bon qu'ils devancent l'âge des passions, et ne leur donnent pas le temps de perdre la réputation d'une jeune fille. On a raison de redouter les embarras de la complexion des Italiennes, qui, suivant un impertinent proverbe, deviennent mères aussitôt qu'un homme les regarde en face.

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