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l'action judiciaire pouvait s'en trouver gênée et déconcertée, mais le législateur para à ces difficultés, et, d'un texte de loi, combla toutes les lacunes.

29. L'ordonnance du 14 mai 1886.

Sa portée.

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Le 14 mai 1886 (1), le Gouverneur général édicta, en effet, l'ordonnance suivante, qu'un décret du 12 novembre suivant vint ratifier:

L'ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL AU CONGO,

Considérant qu'il y a lieu de déterminer provisoirement, et jusqu'à ce que des lois spéciales soient promulguées, les règles à suivre par les juges dans l'administration de la justice en matière civile et commercial;

Vu l'article 1er du décret du Roi-Souverain, en date du 28 mars 1886,

Arrête:

1. Quand la matière n'est pas prévue par un décret, un arrêté ou une ordonnance déjà promulgués, les contestations qui sont de la compétence des tribunaux du Congo seront jugées d'après les coutumes locales, les principes généraux du droit et l'équité.

2. Lorsque la décision du litige entraîne l'application d'une coutume locale, le juge pourra prendre l'avis d'un ou plusieurs indigènes ou non-indigènes, choisis parmi les notables les plus capables.

3. La présente ordonnance sera exécutoire le 1er juin 1886 et sera affichée dans toutes stations de l'Etat.

En apparence, cette ordonnance ne s'applique qu'à un domaine spécial : la justice civile, mais la jurisprudence de l'État a établi qu'elle se rapportait également à la justice pénale (2).

(1) Bulletin officiel, 1886, p. 189.

t. I, p. 110.

LOUWERS, p. 241. Recueil usuel,

(2) Jurisprudence de l'État, t. Ier, p. 68.

Les contestations, dit donc cette ordonnance, seront jugées, quand la législation congolaise n'a pas prévu la matière, d'après les coutumes locales, les principes généraux du droit et de l'équité.

D'après ces termes mêmes, c'est toute l'action de la justice qui est dominée par cette ordonnance, car toute l'action de la justice se résume dans le jugement des contestations. Cette ordonnance est donc d'ordre général, et il fallait en placer l'examen en tête de cette étude.

30. Sens des mots « principes généraux du droit coutumes locales équité ». - Que faut-il entendre par les principes généraux du droit, les coutumes locales et l'équité auxquels on doit recourir en cas de silence. de la loi congolaise?

31. Sens du mot « équité ». — L'interprétation d'un de ces termes ne présente pas de difficultés; c'est celle de l'équité.

Envisagée objectivement, on désigne par là l'ensemble des principes que la nature a imprimés chez tous les hommes, et qui les porte à une exacte appréciation du juste et de l'injuste ou, si l'on veut, c'est le retour, comme disaient Portalis et Faure, le retour obligé aux principes de la loi naturelle, de la justice universelle et de la raison lorsque la loi se tait.

Envisagée subjectivement, c'est ce que la conscience ou le for intérieur regarde comme conforme à la justice (1).

32. Source de l'interprétation des deux autres termes. — Les « principes généraux du droit » sont plus difficiles

(1) Comparez Pandectes belges, Vo « équité», nos 2 et 12.

à définir, et, en ce qui concerne les « coutumes locales », s'il est facile de saisir le sens de ces termes, il devient aisé peu par contre, de savoir dans quelle mesure il faut tenir compte de cet élément. Fort heureusement, nous avons pour aplanir ces difficultés, chose rare pour la législation congolaise, un commentaire émanant du législateur même, et si la connaissance de la volonté du législateur suffit pour résoudre péremptoirement les doutes que font naître l'application et l'interprétation de ses actes, nous sommes ici servis à souhait, et tout doute devra disparaître.

<< Certaines parties de la législation civile et commerciale ont été décrétées, disaient, le 16 juillet 1891 (1), dans leur rapport au Roi-Souverain, les administrateurs généraux baron Van Eetvelde et Janssen; elles se sont inspirées des lois belges, adaptées à l'organisation spéciale de l'État. Dans les matières non encore réglées, les juges se guident d'après les principes généraux du droit belge et les coutumes locales, pour autant que ces coutumes ne soient pas en contradiction avec les principes supérieurs d'ordre et de civilisation. >>

32bis. Sens des mots « principes généraux du droit ». Les législateurs de fait, les inspirateurs de l'ordonnance, déclarent donc formellement que les principes généraux du droit, les juges les puiseront dans la loi belge, et que celle-ci devra être à leurs yeux la loi dont ils devront s'inspirer en cas de silence de la loi congolaise. Voilà qui est clair et net.

Un arrêt du 27 janvier 1898 de la Haute Cour de justice de Londres confirma implicitement cette

(1) Bulletin officiel, p. 165 et Recueil usuel, t. I, p.

589.

manière de voir après avoir pris l'avis de jurisconsultes éminents. Cet arrêt est intéressant à citer. La jurisprudence de l'État le reproduit en ces termes (')

(The Church Missionnary Society contre Stokes.

Le Président (2), en prononçant le jugement, dit que la principale question à trancher est un point de droit étranger; comme des experts ont donné sur la loi étrangère des avis différents (3), c'est à lui de décider quelle est en la matière la loi étrangère, savoir, ce que le tribunal étranger, à Boma, ou à Bruxelles, déciderait être la loi. Il est clair que l'Etat Indépendant du Congo est un Etat indépendant reconnu par les Puissances et que le Roi des belges, son Souverain, a le droit de promulguer des lois sous forme de décrets.

Le décret du 20 février 1891 est une loi ainsi promulguée et le Président est d'accord avec Me Inderwick admettre que tout l'article 4 de ce décret s'applique aux pour

(1) Jurisprudence de l'État Indépendant du Congo, t. I, p. 147. (2) Traduit d'après le compte rendu publié par le Times du 28 janvier 1898. Il s'agissait, dans cette affaire, d'apprécier la validité d'un testament que M. Stokes, citoyen anglais, avait rédigé au Congo dans la forme olographe prévue par la loi belge, et la question se compliquait du fait que le Code civil congolais ne contient, jusqu'à présent, aucune disposition sur la forme des testaments.

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(3) Parmi ces « experts il faut citer: MM. Alf. Vauthier, le baron L. Béthune et Ch. Graux, membres du Conseil supérieur de l'État Indépendant du Congo.

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M Vauthier estime qu'un testament olographe, écrit, daté et signé par un testateur étranger, est valable dans l'État Indépendant du Congo; la volonté du Souverain est que, lorsqu'aucune loi spéciale n'existe, la loi belge soit appliquée; M. Vauthier cite à l'appui de sa thèse le rapport du Roi-Souverain du 16 juillet 1891, qui porte que juges se guident d'après les principes généraux du droit belge dans les matières non encore réglées, les Béthune partage cet avis. M. Graux soutient une thèse opposée : selon lui ". M. le baron le testament en question n'est pas valable, parce que sa forme n'est réglée par aucun acte législatif; à son avis, un acte législatif peut seul fixer la forme d'un testament; un étranger ne pourrait tester valablement dans les formes reconnues légales dans sa propre patrie. au Congo que

testaments faits au Congo (1). L'article 1er de l'ordonnance du 14 mai 1886 porte que, en l'absence de loi spéciale, les juges appliqueront les principes généraux du droit et de l'équité, lorsqu'il aura prouvé, comme dans le cas présent, qu'aucune coutume locale n'existe. Les experts appelés par la demanderesse déclarent que les juges appliqueraient les principes de la loi belge comme constituant les principes du droit et de l'équité, et ils produisent également un rapport au Roi-Souverain de l'État Indépendant du Congo dans lequel il est dit que la loi belge est appliquée à ce titre quand les lois spéciales font défaut, et ce rapport a été publié au « Bulletin officiel » de l'État Indépendant (2). Dans les cas des testaments du Saxon et de l'Ecossais, qui ont été rappelés, des certificats ont été délivres par le Directeur de la Justice du Congo, portant que « ce mode de disposer de ses biens n'est pas interdit par les lois congolaises, » et cela peut être pris comme signifiant que de pareils testaments sont valables. au Congo, quoique le testament de l'Ecossais fût mauvais. comme testament écossais. Ceci montre apparamment qu'il est d'usage de considérer comme valables les testaments faits suivant la forme de l'Etat Indépendant du Congo. Les experts appelés par la défenderesse disent que « les principes du droit et de l'équité» ne sont que les principes communs à la législation de toutes les nations civilisées, et que, comme la forme des testaments varie dans différents pays, il ne peut exister une formule conforme à un principe général. Ces experts ne craignent pas de dire également qu'aucun Congolais ne peut tester, le Code n'ayant pas, jusqu'à présent, prévu quelle doit être la forme des testaments. Si les principes du droit et de

(1) L'article 4 du décret du 20 février 1891 (Recueil usuel, t. I, p. 526). porte que « les actes de dernière volonté sont régis, quant à leur forme, par la loi du lieu où ils sont faits, et quant à leur substance et à leurs effets, par la loi nationale du défunt; toutefois, l'étranger faisant un acte de dernière volonté dans l'État Indépendant du Congo, a la faculté de suivre les formes prévues par sa loi nationale.»

(2) Recueil usuel, t. I, p. 589.

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