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démontrer que la condition des planteurs indigènes de tabac n'était pas si favorable qu'on le prétendait, et qu'ils étaient soumis au régime le plus vexatoire. M. Baude, se rapprochant de l'esprit de la commission, se déclarait contre toute culture du tabac en France; M. Delbecque demandait, au contraire, que la culture indigène fût protégée.

La discussion terminée, la Chambre vit surgir une proposition importante, tant en elle-même que par la controverse à laquelle elle donna lieu, et par les résultats qu'elle eut plus tard. Dès 1829, le vœu s'était produit qu'une commission d'enquête fût nommée pour éclaircir la question des tabacs, et, sans manifester précisément le même vœeu, la commission chargée d'examiner le projet de loi actuel, avait fait entendre que des lumières suffisantes lui semblaient manquer sur la matière; les adversaires du projet s'étant ensuite accordés à réclamer formellement la nomination d'une commission d'enquête, des amendemens avaient été déposés à cet effet.

La Chambre statua d'abord sur le terme de la prorogation. Le gouvernement avait demandé dix ans; la commission proposait d'en accorder cinq, M. Montozon trois, MM. Deffitte et Martin deux, M. Roul enfin proposait de n'accorder qu'un an. Ce dernier amendement ne fut pas même appuyé; mais celui de MM. Deffitte et Martin ne fut rejeté qu'à une faible majorité, et celui de M. Montozon qu'à une majorité encore plus faible et seulement après deux épreuves. L'amendement de la commission, auquel le ministre des finances avait adhéré, fut ensuite adopté.

De vifs débats s'engagèrent sur les dispositions introduites par la commission et tendant à restreindre la culture du tabac en France. La législation actuelle obligeait la régie à employer dans la fabrication au moins les cinq sixièmes de tabac indigène; la commission proposait que ce ne fût plus qu'au moins les quatre cinquièmes : la Chambre, allant plus loin encore, décida que ce seraient les quatre cin

quièmes au plus. Des députés avaient même voulu que les tabacs exotiques concourussent pour un tiers dans la fabrication, mais ces amendemens, combattus par le ministre des finances, n'avaient pas été admis. Ce ne fut qu'après avoir encore longuement discuté des points de détail et des amendemens d'un intérêt secondaire que la Chambre adopta l'ensemble du projet de loi, à une forte majorité (237 voix contre 72 ). Tout n'était pas dit cependant sur cet objet tant controversé; il devait revenir aux débats et grandir en importance en soulevant une question de prérogative et d'attribution constitutionnelles.

M. Odilon Barrot, en parlant sur l'amendement tendant à nommer une commission d'enquête, avait fait observer que, ce droit d'enquête appartenant en propre à la Chambre, il ne convenait pas qu'il fût, par son introduction dans une loi, mis en question et soumis au contrôle des autres pouvoirs; il avait exprimé, en conséquence, le désir que la proposition d'enquête dont il s'agissait fût faite isolément, et indépendamment de toute autre. Répondant à cette invitation, M. Martin (du Nord) lut à la Chambre, le 9 janvier, une proposition ainsi conçue : « A l'ouverture de la sesssion de 1836 il sera nommé au scrutin, par la Chambre des députés, une commission d'enquête de sept membres, qui sera chargée d'examiner toute la question concernant la culture, la fabrication et la vente du tabac. Le rapport de cette commission et ses conclusions seront soumis à la Chambre dans la même session. »

Admis à développer sa proposition (17 janvier), M. Martin fit dériver nécessairement le droit d'enquête du droit d'initiative assuré aux Chambres par la Charte de 1830: ce dernier droit serait illusoire si les Chambres ne pouvaient pas se procurer tous les moyens de l'exercer en connaissance de cause, et l'enquête était une des sources les plus fécondes de lumières. M. Martin rappelait d'ailleurs que déjà la Chambre avait usé deux fois avec succès du droit

d'enquête, et que les chambres anglaises y avaient toujours eu recours avec avantage pour le bien public, et sans qu'il en fût résulté aucune perturbation, aucun désordre.

La proposition ayant été prise en considération, la commission chargée d'en faire l'examen jugea, en principe, que le droit d'enquête appartenait incontestablement à la Chambre: son rapporteur, M. Vivien, s'exprima ainsi, dans la séance du 2 février :

. Il s'agit pour la Chambre d'un acte important, de la prise de possession d'une des attributions les plus graves à la fois et les plus nécessaires. Notre opinion unanime est qu'on ne saurait vous refuser l'exercice de ce nouveau pouvoir. Il constitue un de vos droits les plus essentiels; y recourir pourra être en certaines circonstances un de vos plus impérieux devoirs. Mais en même temps, nous le disons avec une égale sincérité, la Chambre doit entrer avec prudence dans cette nouvelle carrière; il vaut mieux procéder lentement, même au risque d'encourir le reproche de timidité, que de s'exposer par trop de précipitation à compromettre le droit lui-même. Des inquiétudes mal fondées, mais réelles, alarment quelques esprits. En usant d'une juste circonspection, nous parviendrons à les calmer. En n'exerçant le droit d'enquête qu'au profit et dans l'intérêt du pays, nous lui concilierons toutes les opi nions loyales et consciencieuses. Renoncer à son droit, c'est faiblesse et lâcheté; mais ne l'invoquer qu'à propos et avec mesure, c'est sagesse et politique habile. »

Quant à l'exercice du droit, la commission, pensant, avec l'auteur de la proposition, que jamais occasion n'en légitimerait mieux l'usage, proposait de procéder immédiatement à la nomination de la commission d'enquête, et de porter le nombre des commissaires de sept à neuf.

Ce droit d'enquête parlementaire, si formellement proclamé par la commission, et que la Chambre semblait s'être reconnu sans opposition, trouva cependant des contradicteurs quand les débats s'ouvrirent (14 février). M. Liadières ne contestait pas le droit en lui-même; mais il pensait que l'usage en était dangereux, que la Chambre s'engageait dans une voie funeste, que d'enquête en enquête elle interviendrait dans toutes les administrations, qu'elle attirerait à elle la substance des autres pouvoirs. M. Jaubert, repoussant les simi litudes qu'on voulait établir entre l'enquête actuellement réclamée et celles qui avaient été précédemment or

données (en 1831 sur l'état du trésor, et en 1832 sur le déficit de M. Kessner), trouvait que la Chambre se mettait en possession d'un droit nouveau, et demandait comment elle pouvait légitimement acquérir un droit autrement que par l'effet d'une loi ou par une modification à son réglement. Il signalait les désordres, les perturbations, les dangers qui résulteraient de l'exercice des pouvoirs dont la commission d'enquête serait investie, et de plus l'inutilité définitive de l'innovation quant au but spécial qu'on se proposait. L'orateur, et après lui M. Vatout, exprimèrent le regret que le ministère ne se prononçât pas sur cette question de principes, de prérogatives constitutionnelles. Le ministre du commerce (M. Duchâtel ) prit alors la parole et s'expliqua nettement à ce sujet : il ne pensait pas que le droit d'enquête pût être contesté, mais il lui imposait certaines limites.

« Pour que le droit d'enquête soit reconnu, disait-il, pour qu'il puisse être légitimement exercé par la Chambre, il faut à mon avis trois conditions. » Il faut d'abord qu'il n'y ait point sur les personnes appelées à déposer de puissance coërcitive; cette puissance, la Chambre ne pourrait pas s'en investir par elle-même. En second lieu, il faut que l'enquête soit renfermée dans le cours de la session; car l'enquête, c'est le travail que fait une commission pour préparer l'opinion de la Chambre, et une commission ne peut pas survivre à la Chambre. En troisième lieu, il faut que l'enquête porte exclusivement sur les questions législatives, les seules sur lesquelles la Chambre doit être appelée à statuer.

» Le droit d'enquête, ainsi délimité, me paraît incontestable; car ce n'est que le droit de s'instruire sur les matières que la Chambre est appelée à apprécier; c'est la faculté de s'éclairer, enfin de se former une opinion. »

Quant à la question d'opportunité, le ministre du commerce ne croyait pas que l'enquête actuellement demandée pût conduire à des résultats satisfaisans.

Malgré la déclaration du ministre, M. de Salvandy attaqua le droit d'enquête avec une nouvelle vigueur. Il ne comprenait pas comment le ministre du commerce, puisqu'il avait reconnu le droit d'enquête, n'annonçait pas, ne proposait pas une loi pour en fixer les limites. Pour lui, il s'éleverait de toutes ses forces contre ce droit, tant qu'il ne serait point contenu dans des bornes. En se l'arrogeant, en l'exerçant, la Chambre des députés bouleverserait tous les

principes constitutifs d'après lesquels elle ne pouvait avoir aucune action à l'extérieur que par le fait d'une loi; elle franchirait ses limites et altérerait toutes les garanties constitutionnelles. « Il y va, messieurs, s'écria l'orateur, de notre intérêt le plus cher, de notre vraie conquête de ces quarante ans; il y va de la division et de la délimitation des pou

voirs. »

Les défenseurs ne manquaient pas à la proposition. M. de Mosbourg soutenait le droit d'enquête comme inhérent à l'existence de la Chambre, comme indispensable pour qu'elle pût exercer pleinement ses attributions souveraines : il ne voyait pas en quoi ce droit empiétait sur les prérogatives du pouvoir exécutif, sur les attributions administratives. « Qu'est-ce, en effet, disait-il, que ce droit d'enquête ? c'est la faculté de s'instruire, c'est la possibilité de réunir et d'étudier les élémens qui doivent servir de base aux déterminations qu'on doit prendre. » C'était là le droit, le devoir de toute autorité en ce qui la concernait. Telle était aussi la pensée de MM. Wustemberg et Roger (du Nord ). La commission d'enquête, suivant le premier, n'aurait aucun pouvoir coërcitif; il s'agissait du libre concours des volontés et des intérêts, et non d'inquisition, de contrainte en exagérant, en forçant les conséquences, on dénaturait les choses les plus simples; on rendait ainsi tout progrès impossible. Parce que l'abus du droit d'enquête, comme de toute loi, de toute institution, était possible, fallait-il, demandait M. Roger, en proscrire l'usage, qui pouvait être bon et salutaire ? L'intelligence de la Chambre était une garantie suffisante contre l'abus. M. Guestier et le président de la Chambre parlèrent dans le même sens; le dernier surtout défendit les prérogatives des députés avec chaleur : il proclama que le droit d'enquête était un droit essentiel de la Chambre, que c'était l'exercice légitime et éclairé de son pouvoir ce droit appartenait à chacun des trois pouvoirs; chacun l'exerçait dans sa sphère, à son gré, indépendam

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