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N° 43

NOTE SUR LA LEGISLATION FRANÇAISE

concernant les plans d'aménagement urbains.

Par M. JOYANT,

Ingénieur en chef des Ponts et Chaussées.

Un plan d'ensemble pour l'aménagement et l'extension d'une ville se présente sous la forme d'une belle image, sur laquelle l'Ingénieur ou l'Architecte urbaniste ont tracé un réseau de voies publiques logiquement distribuées, délimitant des îlots de la dimension la plus convenable pour le genre de construction qui doit y être adopté. Les promenades, jardins publics, terrains de jeu, y sont réservés ; certains quartiers sont indiqués comme quartiers de plaisance, destinés à des villas d'habitation entourées de jardins d'agrément assez vastes; d'autres sont prévus comme cités-jardins pour l'habitation ouvrière et comportent des maisonnettes avec jardin potager; dans d'autres quartiers, le commerce et les administrations se logeront dans de grands immeubles à étages, formant des blocs continus.

Ces plans sont souvent remarquablement conçus : il est évident que, dans l'intérêt général, l'extension de la ville doit obéir à des directives logiques et claires; et il est de l'intérêt des propriétaires, dans leur ensemble, de s'y conformer pour la mise en valeur de leurs terrains.

Mais si nous appliquons la belle image sur le plan cadastral, nous constatons que les voies publiques projetées sabrent les propriétés privées ; que, dans les ilots délimités par ces voies, les parcelles restant aux propriétaires sont enchevêtrées et morcelées de la façon la plus incommode, ne permettant pas une utilisation rationnelle; il faut donner un coup de gomme sur le parcellaire, et le retracer en concordance avec les indications du

plan d'aménagement; il faut, après avoir réservé les surfaces nécessaires aux voies publiques, procéder au remembrement des parcelles restantes, c'est-à-dire bousculer de la façon la plus radicale la propriété privée.

Ce n'est pas tout; une fois les parcelles remembrées et redistribuées, il faut en contrôler l'utilisation, empêcher qu'un propriétaire n'élève une caserne ouvrière à six étages sur un lot de la cité-jardin - et qu'un industriel n'établisse un atelier de chaudronnerie au milieu du quartier de plaisance.

Il faut donc limiter, par des servitudes ou règlements très stricts, le « jus utendi et abutendi » des propriétaires sur leur bien. Et il n'est pas douteux que, si l'on veut organiser logiquement les villes, il faut restreindre les droits des particuliers dans l'intérêt de la collectivité.

La loi du 14 mars 1919 relative à l'extension et à l'aménagement des villes a proclamé la nécessité de ces plans généraux et de ces programmes de servitudes hygiéniques et esthétiques; elle impose aux villes de plus de 10.000 habitants, ainsi qu'à toutes les agglomérations dévastées par la guerre, d'établir ces plans et programmes dans un délai de trois ans.

Mais la législation française actuelle donne-t-elle aux représentants de l'intérêt public les moyens légaux de réalisation, sans lesquels le plan de l'urbaniste restera une belle image sur le papier? C'est ce que nous allons étudier.

OUVERTURE DES VOIES PUBLIQUES

Pour l'ouverture des voies publiques, la législation offre deux moyens d'action: l'alignement et l'expropriation.

A vrai dire, la servitude d'alignement, telle qu'elle résulte des règlements de l'ancien régime, se borne à préparer les élargissements des rues existantes, en interdisant la réparation des immeubles en saillie, et en empêchant d'en construire de nouveaux sinon à la distance convenable; elle ne permet pas d'ouvrir des voies nouvelles ; il a été maintes fois jugé que les alignements qui ne se bornent pas à corriger les limites anciennes

de la voie publique, mais comportent un tracé nouveau, n'entraînent plus aucune servitude légale; ils n'ont que la valeur d'un projet, et il faut recourir à l'expropriation pour les réaliser. La loi du 14 mars 1919 sur les plans d'aménagement modifie · cette jurisprudence. L'art. 11 stipule que, lorsque le plan a été approuvé et déclaré d'utilité publique par un décret en Conseil d'Etat, les alignements des voies à ouvrir portent servitude: il est interdit de construire, si ce n'est à l'alignement nouveau. L'art. 11 empêchera donc les constructions de s'élever à tort et à travers et de bloquer les rues projetées; il facilite l'ouverture des rues; mais il ne la réalise pas.

Pour la réalisation, il faut recourir à l'expropriation.

D'après la loi du 3 mai 1841, l'Administration ne peut frapper d'expropriation que strictement l'emprise des voies publiques projetées; les particuliers ont bien le droit de requérir l'expropriation totale des constructions simplement écornées par les alignements, ainsi que des résidus de parcelles trop petits pour être l'Adutilisables (art. 50); mais le droit inverse n'existe pas pour ministration. Celle-ci doit donc payer la valeur du terrain qu'elle incorpore à la voie publique, et, en plus des indemnités pour morcellement ou dépréciation des terrains laissés aux propriétaires, elle doit acheter et payer des excédents inutilisables. Quant aux plus-values, souvent très considérables, que l'opération procure aux terrains voisins, le jury doit, en principe, en tenir compte lorsqu'il fixe l'indemnité pour un terrain partiellement exproprié; mais, pour les terrains non touchés, l'Administration ne peut recueillir une part de la plus-value qu'en suivant la procédure de la loi du 16 septembre 1807, sur le dessèchement des marais (art. 30 et suivants), procédure si aléatoire que, depuis plus d'un siècle qu'elle a été instituée, ses cas d'application peuvent se compter et sont cités avec respect par les traités

de droit administratif.

En résumé, sous le régime de la loi du 3 mai 1841, l'Administration doit payer, au prix fort, et préalablement à la prise de possession, tous les terrains nécessaires à l'ouverture des rues; quant au bénéfice que procure la mise en valeur des terrains, il

est à peu près entièrement recueilli par les propriétaires. L'intérêt public se trouve complètement sacrifié aux intérêts particuliers.

La propriété privée est considérée comme tellement inviolable et sacrée (ce sont les termes de la constitution du 14 septembre 1791) par les classes dirigeantes françaises surtout depuis qu'elles se sont partagé les biens nationaux - qu'il a fallu un coup d'État pour qu'un dictateur osât toucher par le décret-loi du 26 mars 1852 à ces règles trop prudentes de l'expropriation, et y introduire quelques amendements.

Le décret du 26 mars 1852, édicté pour la seule ville de Paris, mais extensible à d'autres villes, sur leur demande, par des règlements d'administration publique, donne aux pouvoirs publics quelques facilités nouvelles :

Ils peuvent exproprier, en dehors des emprises des voies publiques, la totalité des immeubles atteints, lorsqu'ils jugent que les excédents ne permettent pas d'édifier des constructions salubres; ils peuvent aussi exproprier des immeubles entiers, lorsque leur acquisition sera nécessaire pour la suppression d'anciennes voies publiques jugées inutiles. Ils peuvent imposer aux propriétaires voisins le rachat de ces excédents, sous peine de se voir exproprier eux-mêmes.

Ce décret donne done la possibilité d'acheter et de remembrer des immeubles en bordure de la voie publique, et d'éviter la for- · mation de lots impropres à la construction. Il a été largement appliqué dans les grandes opérations de voirie qui ont «< Haussmannisé » Paris sous le Second Empire.

Un nouvel et important progrès a été réalisé par la loi du 6 novembre 1918, modifiant la loi du 3 mai 1841 sur l'expropriation.

Le droit « inviolable et sacré » de propriété, qui avait subi de rudes atteintes sur les champs de bataille, doit de plus en plus s'incliner devant l'intérêt général; le législateur réagit contre cette tendance trop générale à considérer que l'expropriation doit être une source de bénéfices pour l'exproprié.

La loi du 6 novembre 1918 admet que l'expropriation peut frap

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