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d'une sorte d'engouement, d'intérêt; et, s'abusant de la manière la plus grossière sur la nature de la célébrité qu'il avait obtenue, il s'était imaginé que tout ce qu'il laisserait serait recherché comme les moindres objets qui ont appartenu aux grands hommes. Il écrivait dans le patois le plus étrange de nombreuses lettres qu'il eut la satisfaction de voir recueillir avec un certain empressement; il tendait impudemment sa main souillée du sang de ses quarante victimes à des personnes qu'un reste de pitié empêchait sans doute de la repousser avec horreur et dégoût; il fit quelques menus legs à l'imitation des héros, dont la gloire imprime à tout ce qu'ils ont possédé un caractère sacré. Il avait pris enfin ses dispositions pour qu'une sorte de fatras sorti de sa plume, étrangère aux premières notions de la langue, fût imprimée avec son histoire et son portrait et vendu après sa mort au profit de sa concubine. Il ignorait alors qu'il aurait à peine payé son crime de sa tête, que le désabusement de l'opinion rendrait impossible l'exécution de cet insolent projet, et aurait remis à sa véritable place le sicaire corse, dont la scélératesse et l'infamie égalaient la hardiesse et l'intelligence.

Mais comment Fieschi, même avec un amour-propre moins effréné, ne serait-il pas tombé dans toutes ces illusions, lorsque c'était lui qui dirigeait en quelque sorte le procès devant la Cour des pairs? Tantôt il contre-interrogeait les témoins ou ses coaccusés qu'il poussait inévitablement à l'échafaud, tout en répétant avec emphase qu'il ne demanderait que leur grâce; tantôt il invitait le président, le procureur-général à ne pas se décourager, à attendre patiemment l'aveu de la vérité de la part de ses complices; tantôt il poursuivait de ses railleries la faiblesse, l'embarras et la timidité de Pepin. Fieschi imposait silence, parlait toutes les fois que bon lui semblait, s'abandonnait aux plus inconvenantes trivialités, prenait sa prise de tabac, regardait les galeries en riant, échangeait des signes affectueux avec sa concubine en présence de l'assemblée, et continuait

son rôle d'homme extraordinaire, qui posait à la barre de la Cour des pairs, parlait de là, comme du haut d'une tribune, à ses juges, à la France, à l'Europe, à l'univers, à la postérité, et, se préparant à faire parade d'un stoïque courage, conviait d'avance le peuple avide d'émotions au spectacle de

sa mort.

Un moment vint où il lui fallut descendre avec ignominie de ce piedestal qu'on lui avait laissé trop complaisamment s'élever à lui-même : les avocats de Pepin et de Morey accusèrent à leur tour l'accusateur de leurs cliens, et firent à son orgueil d'incurables blessures. Néanmoins il ne fut longtemps décontenancé, et, voulant avoir le dernier mot dans ces mémorables débats, il débita, à l'audience du 14, d'un ton ferme et sans hésitation, de manière à laisser douter s'il improvisait ou s'il avait préparé ses paroles, une assez longue allocution, dans un langage incorrect, parfois inintelligible et mêlé de lieux communs philosophiques assez singulièrement amenés. Dans cette allocution, Fieschi faisait de nouveau son apologie, et distribuait à de hauts personnages des éloges et des flatteries, avec moins de désintéressement, à ce qu'il semblait, qu'on aurait pu le croire lorsqu'il répétait sans cesse qu'il n'avait sollicité aucune grâce et qu'il savait que sa mort était inévitable.

Le président ayant demandé aux autres accusés s'ils n'avaient rien à ajouter à leur défense, Pepin et Morey protestèrent de leur innocence, et Boireau entra dans quelques détails sur un autre attentat qui devait être exécuté au mois de juin dernier sur la route de Neuilly, contre la personne du roi. Ensuite les débats furent déclarés clos, et la Cour se retira pour délibérer. Le lendemain 15, après une nouvelle délibération secrète qui avait commencé à onze heures du matin, la Cour étant rentrée en séance à dix heures vingt minutes du soir, le président prononça un arrêt qui acquittait Bescher, condamnait Fieschi à la peine du parricide, Pepin et Morey à la peine de mort, Boireau à vingt ans de Ann. hist. pour 1836.

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détention, et plaçait ce dernier pour toute sa vie sous la surveillance de la haute police (1).

Pepin, dans plusieurs déclarations qu'il fit postérieurement, avoua qu'il avait connu la fatale destination de la machine de Fieschi, et son projet définitif; qu'il avait dit à plusieurs personnes que le jour de la revue on devait tirer sur le roi : il avoua encore qu'il savait que cette machine ferait un grand nombre de victimes; il ajouta qu'il avait cherché à détourner Fieschi de son dessein. Alors Fieschi lui avait dit : « Il faut décider oui ou non, tout briser ou acheter les canons. » Les canons furent achetés; mais Pepin prétendait qu'il avait constamment agi sous l'influence de Fieschi, qu'il avait été intimidé par ses menaces, que c'était le poignard de Fieschi qui avait causé sa perte par la frayeur qu'il lui inspirait.

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Par ces suprêmes révélations qu'un nouvel interrogatoire de Fieschi vint à peu près confirmer, Pepin espérait sans doute obtenir une commutation de peine; mais son espérance ne se réalisa pas : une requête en grâce présentée par sa famille fut rejetée. Fieschi seul reçut, « en considération de la franchise de ses aveux et de sa conduite pendant le procès, » une faveur de la clémence royale; il fut dispensé de l'appareil réservé aux parricides.

Le 19 février à huit heures du matin, ce grand drame judiciaire eut son lugubre dénouement en place publique; les têtes de Pepin, de Morey et de Fieschi tombèrent en présence d'une foule immense de spectateurs. Les derniers momens des condamnés, tous les détails qui pouvaient faire

(1) On rapporta que la culpabilité de Fieschi, de Morey et de Pepin avait été prononcée, dans la chambre du conseil, à la presque unanimité, c'est-àdire à l'exception de deux ou trois voix, pour ce qui touchait les deux derniers. Il n'en fut pas de même pour l'application de la peine: on dit à ce sujet que sur 161 votans, 130 seulement avaient voté pour la peine de mort contre Pepin, et 140 pour la même peine contre Morey.

connaître leur caractère et leur attitude en face de la mort, devaient encore appeler vivement la curiosité publique ; mais c'est dans une autre partie de notre ouvrage (voyez la Chronique, 29 février) que nous les raconterons.

CHAPITRE III.

Formation d'un nouveau ministère. - Déclarations du président du conseil devant les deux Chambres. Nomination de trois vice-présidens de la Chambre des députés. -Loi sur les chemins vicinaux. - Crédit extraordinaire pour le département de la marine, en 1836. Loi relative à la répression des délits et crimes qui pourraient être commis par des Français dans le Levant.-Loi relative à la résidence des réfugiés politiques.— Crédit supplémentaire pour ces mêmes réfugiés, en 1836. J

L'ancien cabinet s'étant dissous par suite des votes de la Chambre des députés sur la question de la réduction de la rente, une place éminente semblait naturellement réservéc dans le nouveau à M. Humann. C'est par lui que cette question avait été soulevée; c'est sur l'autorité de ses lumières que la Chambre s'était surtout appuyée en prenant en considération la proposition de M. Gouin; c'était donc lui, puisque son opinion triomphait, qui devait reprendre le pouvoir. Mais la position de M. Humann n'était pas franche et nette: il était sorti du ministère, et il avait continué de parler de ses anciens collègues dans les termes les plus bienveillans; il s'était attaché à démontrer par les raisons les plus fortes la nécessité et l'opportunité de la réduction, et il avait conclu à l'ajournement. Pour dernière contradiction, il refusa de se charger de la composition du cabinet.

Quant aux élémens nouveaux de ce cabinet, il avait été reconnu tout d'abord que le tiers parti était pour le moment appelé à recueillir à lui seul les bénéfices de la victoire remportée dans les séances du 5 et du 6 février, par la réunion de ses forces avec l'opposition de gauche et un certain nombre de membres de l'ancienne majorité. Les noms de MM. Dupin, Passy, Sauzet, Villemain, Teste, Montalivet furent les premiers cités, et pouvaient en effet être considérés comme appartenant plus ou moins à cette nuance politique qui sem

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