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L'histoire des ports de Mannheim, Ludwigshafen, Kehl, Karlsruhe, Strasbourg, c'est celle de la lutte des divers réseaux de chemins de fer pour s'arracher la répartition des marchandises et, notamment, le transit vers la Suisse. Mannheim est le premier port organisé par des chemins de fer. A ce moment, Francfort qu'on peut considérer comme un port rhénan, à cause de sa proximité de fleuve sur un affluent fréquenté par les grands chalands, Francfort était resté inorganisé, Francfort auquel aucun réseau ne pouvait s'intéresser, puisque le réseau qui le dessert, trouvant au Sud une limite presque immédiate, n'en pouvait espérer obtenir un nombre appréciable de tonnes kilométriques à transporter; les chemins de fer badois comprirent le bénéfice qu'ils tireraient d'un grand port placé à l'extrémité nord de leur réseau dans une situation qui le rend apte à desservir non seulement Bade, mais le Wurtemberg et la Bavière. Le succès du port de Mannheim fut immense. Les chemins de fer bavarois ne furent pas sans constater que Mannheim transmettait ainsi au concurrent badois, non seulement ces trafics et notamment le trafic bavarois, mais encore ceux qui vont vers l'Alsace, la Suisse et la France d'alors, et qu'ils jugeaient devoir réserver au Palatinat. C'est alors qu'ils développèrent Ludwigshafen, mais sans réussir cependant à attirer à eux tout le trafic de la rive gauche Mannheim garda le bénéfice de son antériorité. Le développement des ports de Karlsruhe et de Strasbourg se produisit malgré ces réseaux, et lorsque le prolongement normal de la navigation jusqu'à Strasbourg devint inéluctable, les chemins de fer badois, craignant de voir disparaître totalement leur trafic de transit vers la Suisse, créèrent le port de Kehl.

Seul de tous les réseaux rhénans, celui d'Alsace-Lorraine n'avait fait aucun effort pour s'assurer un port, et c'est un fait un peu anormal que la ville de Strasbourg n'ait pu compter que sur elle-même pour créer le port qui devait desservir tout le réseau. On doit attribuer le fait à ce que le réseau alsacien-lorrain était exploité par l'Empire, peu soucieux de se créer, pour le profit de l'Alsace, des difficultés avec les États. Cet état d'esprit a retardé d'un quart de siècle le développement de la navigation

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rhénane jusqu'à Strasbourg. Il faut cependant reconnaître qu'une fois construit et certain de son avenir, vingt ans après son ouverture, le port reçut certains avantages, destinés à lui permettre de concurrencer ses rivaux (gratuité des manœuvres dans le port, assimilation des gares du port à celle de Strasbourg-Central, tarifs spéciaux pour les charbons importés par le Rhin et pour les marchandises en transit). On peut donc dire que, d'une façon générale, les États ont créé, exploité ou favorisé les ports qu'ils considéraient comme les points de ravitaillement de leur réseau de chemin de fer. Que la construction ait eu lieu aux frais du Ministère des Finances, que le contrôle soit effectué par la Douane, comme cela se produit par exemple à Mannheim et à Ludwigshafen, cela n'est qu'une modalité d'exécution : l'intéressé est le réseau, qui fera de notables sacrifices pour développer son trafic et se rendre indépendant des réseaux d'aval. Le Rhin joue nettement ici son rôle de fleuve international, de fleuve assurant à plusieurs États l'accès libre jusqu'à la mer. Et c'est à juste titre que le traité de Versailles, qui, dans la plupart de ses clauses, ne connaît que l'Empire allemand, a maintenu la personnalité des États allemands riverains du Rhin dans les clauses relatives à ce fleuve et notamment dans la composition de la Commission centrale pour la navigation du Rhin.

A cet égard, en tant que ports de liaison des États avec les pays d'outre-mer, les ports rhénans sont assimilables à des ports maritimes. Mais il y a lieu de remarquer ici que les chemins de fer des États allemands ont fait beaucoup plus d'efforts pour le développement de leurs ports rhénans que les nôtres pour celui de leurs ports maritimes. C'est surtout en Grande-Bretagne et aux États-Unis que l'on trouverait des exemples analogues à ceux des réseaux allemands, les différents réseaux concurrents essayant d'attirer le trafic vers leurs propres ports. En Allemagne même, le développement remarquable des ports maritimes n'est nullement lié à une action des chemins de fer. C'est que les ports maritimes allemands se trouvent tous sur le réseau prussien qui n'avait guère d'intérêt à favoriser l'un aux dépens de l'autre. Chez nous, les règles générales d'application des tarifs

ont toujours été appliquées d'une façon plus stricte qu'à l'étranger, et ce n'est que grâce à des mesures peu régulières et en tous cas fort dissimulées qu'un réseau peut favoriser le trafic d'un port qui l'intéresse, sans faire en même temps des sacrifices pour un trafic qui ne l'intéresse pas. L'esprit démocratique, qui a une influence sur le traitement des divers ports, comme sur celui des individus, oblige d'ailleurs à faire aux petits ports les mêmes avantages qu'aux grands et ruine ainsi d'avance tous les efforts pour aider à la concentration. L'esprit d'autorité qui dominait les États allemands, joint à l'esprit de concurrence entre réseaux, favorise au contraire le choix d'un organisme sur lequel porteront tous les efforts d'un État et d'un réseau et qui deviendra un centre important ainsi de Mannheim, de Ludwigshafen et de Ruhrort.

Au surplus, comme nous l'avons indiqué, nos réseaux ne sont guère concurrents au point de vue de transit. Le Nord seul, plus libre peut-être dans sa comptabilité et ses méthodes commerciales que l'État, son concurrent, a vraiment fait et fait encore des sacrifices pour ses ports, en tant qu'il les considère comme ports de concurrence avec d'autres réseaux. C'est ainsi qu'il aide au développement du port de Dunkerque vers un hinterland éloigné, au profit duquel il concurrence ainsi les chemins de fer de l'État belge et de l'État français. Le P.-L.-M., de son côté, a intérêt à soutenir Marseille dans sa concurrence contre Gênes. Mais dans cette concurrence contre les ports étrangers, les réseaux trouvent l'appui de l'État, intéressé au développement de ses ports maritimes, de sa marine marchande, de ses marchés, de toute son indépendance économique. L'effort des réseaux n'a donc pas besoin d'être aussi considérable que celui que fait un petit réseau d'État couvrant le territoire entier et qui doit agir à la fois pour assurer sa prospérité et l'indépendance — au moins relative -- du pays dont il est le principal organe économique. On conçoit donc que les efforts des réseaux allemands pour se créer des ports rhénans aient été beaucoup plus considérables que ceux de nos réseaux pour se raccorder à nos voies intérieures, et même pour aider au développement de leurs ports maritimes.

Et l'on ne peut tirer de la diversité d'action des uns et des autres nulle critique ni contre les uns ni contre les autres. C'est un point qu'il nous a paru nécessaire d'établir; car on entend trop souvent opposer, injustement, l'étroitesse de vue des réseaux français au large esprit de collaboration des réseaux allemands avec la navigation intérieure.

Les résultats de l'unification des réseaux. Il est à remarquer que cet esprit de collaboration disparaît peu à peu devant l'unification allemande réalisée par le Traité de Versailles et la Constitution de Weimar. L'un des résultats économiques les plus notables de cette unification, c'est la fusion en un seul des réseaux des chemins de fer. Quoique cette fusion ait été réalisée sans changement notable de personnel, quoique les directions d'État aient été maintenues et qu'ainsi l'esprit du passé se conserve dans une large mesure et ne soit destiné à disparaître que lentement, cependant de fortes tendances nouvelles agissent au-dessus des services locaux, toujours particularistes. Le grand réseau allemand a maintenant intérêt, comme nos grands réseaux, à favoriser les transports sur de longs parcours, et par conséquent à adopter des tarifs fortement dégressifs avec la distance. Cette tendance économique est confirmée par la tendance politique à multiplier les relations entre États éloignés, entre Prusse et Allemagne du Sud notamment, à effacer les barrières entre les anciens réseaux, qui étaient aussi des barrières politiques. Aussi, la dégressivité en fonction de la longueur de parcours a-t-elle augmenté dans une proportion considérable depuis l'établissement du nouveau régime.

Ces mesures, qui portent un coup terrible aux transports par eau, n'ont pas manqué de soulever d'énergiques protestations des milieux de la navigation intérieure allemande. Mais ils ne sont qu'un des résultats de l'unification: un autre effet, qui se manifeste moins rapidement, du fait du maintien du personnel dirigeant des anciens réseaux, c'est inéluctablement la désaffection. des ports de navigation intérieure. Les petits réseaux n'ont plus à compter sur ces ports pour sauvegarder une indépendance qu'ils ont définitivement aliénée. Ils ne feront plus de sacrifices impor

tants pour leurs ports. Le réseau d'Empire a au contraire tout intérêt à enlever au fleuve le plus de trafic qu'il pourra : les chemins de fer allemands ont aujourd'hui à cet égard une mentalité bien voisine de celle des nôtres, et ceux dont on a si longtemps vanté l'esprit intelligent de collaboration avec la voie de navigation intérieure, commencent à leur tour à combattre. celle-ci parce qu'ils se trouvent dans une situation de fait analogue à celle de nos réseaux. Ils entreprennent la même campagne, dont seule l'action de l'État peut, dans une certaine mesure, limiter les effets désastreux pour la navigation et, à la vérité, pour le public. Quoi qu'il en soit, c'est aux États, par l'organe de leurs chemins de fer, qu'est dû le développement des principaux ports rhénans.

Les sacrifices des Etats et des réseaux.

L'aide apportée à

ce développement prenait trois formes principales :

a) Location ou cession à bas prix de terrains aménagés ; b) Exploitation gratuite du port par l'Administration : aucune taxe ;

c) Tarifs de chemins de fer de faveur.

Il est à remarquer que les Administrations d'État ont en général peu recherché le développement local des industries, mais au contraire ont voulu favoriser le transit direct et l'entrepôt. Cela se conçoit facilement, s'il s'agit d'Administration de chemin de fer. Le transit a été favorisé comme le but même du port; l'entrepôt comme le moyen de retenir et de stabiliser le transit. Quant à l'industrie, son établissement dans les ports constitue plutôt une perte pour les chemins de fer.

Cependant, elle est intéressante dans une certaine mesure : recevant ses matières premières et expédiant ses produits fabriqués à peu près régulièrement d'un bout de l'année à l'autre, elle fournit aux organes d'exploitation du port un élément fixe de trafic susceptible de payer les frais généraux durant les périodes de ralentissement saisonnier de la navigation. Le trafic d'hiver est généralement sur le Rhin notablement inférieur au trafic d'été l'exploitation du port serait entièrement déséquilibrée sans la présence des entrepôts et des usines, régulateurs des Ann. des P. et Ch., MÉMOIRES, 1923-IV.

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