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COMMUNICATION ET LECTURE.

Le paysage au Congo;

par Ch. Tardieu, membre de l'Académie.

Dans trois jours, il y aura tout juste un an que l'Albertville ramenait à Anvers les invités du colonel Thys à l'inauguration du railway congolo-belge. Ils rentraient au pays congestionnés d'impressions de terre et de mer, d'Atlantique et d'Afrique équatoriale, de matin sans aurore, de soir sans crépuscule et d'hiver sans froid. Ils avaient vu Lisbonne et Madère, Dakar, Libreville et San Thomé. Après une courte halte à Banana, ils avaient remonté, jusqu'à Matadi, le Zaïre de Diego Cam qui est le Congo d'aujourd'hui. En chemin de fer, ils avaient roulé jusqu'au Stanley-Pool; et, les cérémonies inaugurales terminées, redescendant le fleuve pour s'en retourner d'où ils étaient venus, ils avaient fait un détour inespéré par Saint-Paul de Loanda, Sainte-Hélène, les iles du Cap Vert et les Açores, avant d'aborder au Havre et de là à Anvers. Et ceux qui leur enviaient ce périple, ceux qui n'avaient de ces contrées que des souvenirs de lecture, comptaient sur leur témoignage oculaire pour en préciser les données confuses, car il semble que le récit oral d'un ami, auquel on vient de serrer la main, quelle que soit d'ailleurs sa compétence, mérite plus de créance que l'autorité d'un spécialiste abondamment préparé et documenté, mais personnellement inconnu de son lecteur.

Parmi ces revenants d'Afrique, plusieurs avaient un contact avec l'art, soit qu'ils s'y exerçassent en amateurs, soit que la fréquentation des professionnels et le goût des belles œuvres les eussent habitués à apprécier ses manifestations et ses procédés. Et ceux-là, il est naturel que la curiosité des éliminés du voyage les pressât d'initier aux spectacles dont ils furent les privilégiés tout un peuple qui le leur enviait.

Étant de ceux-là, mes confrères de la Classe des beauxarts m'ont fait l'honneur de m'inviter à leur montrer, parmi ces spectacles, les éléments d'intérêt qui m'auraient paru faits pour les captiver. On me disait : « Vous avez vu de si belles choses! Racontez-les. » Et il allait de soi qu'il ne s'agissait pas de les raconter en reporter, mais de faire voir à des artistes ce qu'ils n'ont pas vu, et cela de telle sorte qu'ils s'en fissent une idée assez nette pour les entrevoir et se rendre compte du parti que leur art en pourrait tirer s'ils les voyaient.

J'avoue, sans modestie, qu'ayant l'honneur d'appartenir à la Classe des beaux-arts de l'Académie, j'y avais souvent pensé au cours de cette mémorable expédition, et que peut-être même je m'étais flatté de me substituer à mes confrères absents, non pour les consoler d'être restés sur la rive, mais au contraire pour aviver leur regret, tout en réalisant dans une sorte de transposition littéraire les interprétations artistiques qu'ils eussent rapportées de là-bas si nous avions eu cette fortune de les compter au nombre de nos compagnons de route.

De mon côté, je m'étais dit par exemple : « Voici un grand peintre dont la gloire essentielle est de dégager la poésie locale de nos marines intérieures et de fixer en mainte toile le pittoresque de nos côtes. Mais il n'ignore

certes pas l'Océan, à telles enseignes que, s'il en parle, il lui suffit parfois d'un mot, ou seulement d'une exclamation enthousiaste, pour ouvrir, à celui-là même qui arrive tout fier d'avoir découvert l'Atlantique, des perspectives coloristes insoupçonnées d'une émotion laïque. Quel suc-: cès et quel orgueil si la plume ou la parole réussissait à lui donner l'illusion de sa propre peinture! >>

Et, dépassant le cercle académique, relançant dans leurs ateliers nos maîtres paysagistes du sol ou du flot, éclairés par le même soleil, je les supposais transportés avec nous sous le ciel austral; j'essayais de deviner leur état d'âme d'artiste devant les nouveautés qu'offrait à notre ébahissement une nature ignorée, et j'allais jusqu'à prétendre leur certifier ce qu'ils en eussent fait s'ils s'étaient mesurés avec elle.

Mais quelle déception au retour! Non pas qu'il y ait plus ou moins de sensibilité d'un côté que de l'autre ; non pas que la plume ou la parole soient moins qualifiées que le pinceau pour rendre les harmonies de la Nature, comme disait Bernardin de Saint-Pierre. Mais parce que, du point de vue où je m'étais placé, étant donnée la substitution que j'avais rêvée, n'ayant pas comme notre sympathique directeur, ce Fromentin de la fleur, cette chance rare de promener ma plume sur une palette ou de tremper un pinceau dans mon encrier, l'antinomie des moyens d'expression m'apparut comme destructive de cette substitution même.

Certes, la description littéraire compte maint chefd'œuvre à son actif. Jean-Jacques Rousseau n'eut pas seulement une action morale et sociale; on lui reconnaît une influence sur l'évolution de l'art musical, et l'on peut affirmer qu'il n'est pas étranger au prodigieux déve

loppement du paysage de notre temps. Sans remonter au delà de ce siècle, il suffit de deux noms, Chateaubriand et Pierre Loti, pour marquer l'importance de la littérature d'exploration. Mais fût-il stimulé par les grands écrivains, poètes de la prose ou du vers, l'art de peindre garde ses dons irréductibles, ses façons de comprendre et d'exécuter, qui le distinguent radicalement de l'art littéraire.

Le point de départ est identique. Qu'il s'agisse d'œuvre écrite ou d'œuvre peinte par un homme qui se campe devant la nature et entreprend de la saisir, le mot de Bacon reste toujours vrai : Homo additus naturæ. Traduction d'Émile Zola : « La nature vue à travers un tempérament. » Il faut que la nature se révèle, et pourtant l'œuvre ne compte que si l'homme signe de sa personnalité la révélation qu'il nous en donne. Il n'est pas jusqu'au photographe du paysage qui ne s'ingénie à signer au moins par le choix des sites, des moments et des matières les plus propres à les faire valoir, ses clichés instantanés aussi peu retouchés que possible. Mais, pour nous en tenir à l'art proprement dit, combien sont notables les contrastes de l'esquisse au brouillon et de la page définitive au tableau achevé !

Que, naïvement ou de parti pris, il soit surtout soucieux d'étaler son Moi, ou que, plus désintéressé, il abdique devant la Nature qui le domine, et se promette de lui laisser la part du lion, qu'il soit poète de rêve ou narrateur didactique, si large que soit le clavier de l'un à l'autre, de l'alpha de la sécheresse à l'oméga du mystère, l'écrivain ne parviendra jamais à se dérober complètement à l'analyse. Il pourra ruser avec elle, mais non se soustraire victorieusement à son inévitable empire dont

la loi souveraine ne s'en imposera pas moins à ses plus géniales tricheries. Maître évocateur ou virtuose de la nuance, quelque talent qu'il mette à faire frissonner la phrase ou étinceler le mot, il subira toujours fatalement l'implacable obligation de dire les choses l'une après l'autre; et les sensations qu'il saura nous suggérer, les images dont il nous éblouira, si ramassées et si condensées qu'on les suppose, n'en seront pas moins condamnées par les nécessités de l'élocution à se suivre à la file indienne, comme, dans les exemples de grammaire, le sujet, le verbe et le régime, comme les poules allant aux champs, ou comme les porteurs des matériaux destinés aux premiers steamers du Haut-Congo sur le sentier des

caravanes.

Tout autre est l'œuvre du paysagiste. Elle est essentiellement synthétique. Nous ne sommes pas dans la coulisse de son labeur. Peu nous chaut de savoir par où il a commencé, par où il a fini; et même le secret de sa facture, objet d'analyse pour le critique, n'offre d'intérêt qu'après coup, j'entends après l'émotion ressentie. Le tableau est là devant nos yeux. L'artiste n'a pas seulement, sur sa toile, restitué le coin de nature qu'il a choisi, étudié et creusé. Par la magie énigmatique de son art, il a rendu le sentiment qui motiva ce choix et cette étude approfondie. Et si nous avons affaire à une œuvre maîtresse, ce sentiment nous aura envahi et conquis, sans que l'auteur ait pris la peine de nous dire le pourquoi de son émotion et de la nôtre. Plus tard, nous apprendrons là-dessus mainte particularité attachante qui nous expliquera notre premier élan et nous y confirmera. L'artiste sera né dans les environs du site qui nous aura charmé; ou bien c'est là, au bord de ce gai ruisseau ou

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