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les plus fertiles et les plus peuplées, et des moissons dorées s'étendaient à perte de vue dans ces immenses plaines que recouvrent aujourd'hui les jungles, domaines du buffle et de l'éléphant.

En voyant scintiller, du haut de notre observatoire édifié il y a deux mille ans, la nappe du Basaouakkoulam, le plus grand lac que renfermait l'enceinte d'Anourádhapoura, on songe, avec la mélancolie qui s'attache aux choses mortes, à ces jours glorieux où palais, dagobas et temples se réfléchissaient dans le miroir de ces eaux qui assuraient l'existence et la fortune à la population de l'immense métropole. Aujourd'hui le lac n'est plus qu'un inutile et insalubre marécage. Sur ses eaux vogue le solitaire pélican; sur ses rives, le caïman chauffe sa carapace au soleil. Ce lac, qui autrefois donnait la vie aux habitants en fécondant leurs champs de riz, aujourd'hui donne la mort à ceux qui s'approchent de ses bords pestilentiels. Et ainsi s'explique le mystère qui plane sur le sort de la ville disparue. Si les annales de Ceylan sont muettes sur la fin d'Anourádhapoura, il n'est pas téméraire de supposer que ses habitants périrent par la famine, fléau qui aujourd'hui encore ravage périodiquement les plus belles provinces de l'Inde. Pour faire mourir d'inanition les millions d'hommes dont la subsistance dépendait de la récolte régulière du riz, il suffisait de leur couper les vivres en détournant le cours d'une rivière; si cette rivière alimentait le principal réservoir, tous les réservoirs situés en aval se vidaient tour à tour. Il est vraisemblable que les peuples avec lesquels les rois de Ceylan étaient en guerre, tels que les Malabars et les Arabes, eurent recours à cette tactique (1).

(1) SAMUEL BAKER, loc. cit., p. 71.

Une autre réflexion se présente naturellement à l'esprit lorsque, du haut de la grande dagoba, on domine le site où s'élevait Anourádhapoura. Rien ne recommandait un pareil site pour y édifier une capitale, et les idées religieuses ont pu seules dicter un choix aussi peu rationnel. Située dans une plaine ouverte que ne protège aucun avantage naturel, cette ville devait fatalement tomber tôt ou tard entre les mains d'un conquérant. Peut-être un peuple d'instincts militaires eût-il pu s'y maintenir en dépit des inconvénients de la position; mais les Cinghalais n'étaient nullement une nation guerrière : ils étaient voués aux travaux de l'agriculture, non au métier des armes; ils bâtissaient des monuments, non des forteresses; tout ce que le royaume comptait d'hommes valides était appelé, non à la défense du pays, mais à l'édification de ces gigantesques dagobas qui sont, comme les pyramides, l'œuvre de tout un peuple. Ces grands bâtisseurs furent donc une proie facile pour les envahisseurs, et Burrows a pu dire avec raison que ce qui fut la gloire d'Anourádhapoura fut cause de sa ruine (1).

IV.

A côté des dagobas, qui sont les plus importants vestiges de l'antique civilisation cinghalaise, le sol classique d'Anourádhapoura offre à l'archéologue mille autres sujets d'étude. Cette immense métropole était tout à la fois une résidence royale et une ville sainte, où de nom

(1) BURROWS, The buried Cities of Ceylon, p. 6.

breux temples et des monastères s'élevaient auprès des palais.

Lorsqu'on suit la large rue herbeuse qui traversait la ville du nord au sud, et qui était la voie sacrée de la Rome cinghalaise, on rencontre tout d'abord comme une forêt de piliers de granit, les uns encore droits, d'autres couchés par terre, d'autres penchés vers le sol, comme des arbres à demi déracinés : c'est là tout ce qui subsiste d'une des merveilles d'Anourádhapoura, le Lowa-mahapaya ou « grand palais d'airain », monastère fameux érigé par le roi Doutouguémounou en l'an 164 avant Jésus-Christ. Les piliers, qui étaient au nombre de seize cents (1), sont d'un seul bloc, d'environ 4 mètres de hauteur; disposés par rangées de quarante, ils couvrent un carré de 70 mètres de côté; l'édifice auquel ils servaient de fondements et de support n'avait pas moins de neuf étages et contenait mille chambres où logeaient autant de moines. Les étages étaient probablement disposés en pyramide, de telle façon qu'ils diminuaient en proportion de leur élévation; chaque moine avait, dans cet immense palais, sa cellule particulière, et comme les plus élevés en dignité occupaient les cellules les plus hautes, les vieux moines dormaient sous de brûlantes tuiles d'airain. Le toit de cette tour de Babel était, en effet, d'airain : les murs étaient incrustés de perles qui avaient l'éclat des pierres précieuses; la grande salle était élevée sur des colonnes d'or s'appuyant sur des lions et des éléphants; il y avait, au centre, un trône d'ivoire destiné au grand prêtre, orné de chaque côté d'un soleil

(1) Mahawanso, ch. XXXVI.

1899.

LETTRES, ETC.

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d'or et d'une lune d'argent, et abrité par le Chatta impérial, baldaquin blanc qui symbolisait la souveraineté (1). Combien contraste avec ces richesses l'aspect des colonnes qui marquent l'emplacement du vaste couvent! Ce sont de grossiers piliers à quatre pans, sans chapiteaux, sans aucun motif de sculpture, et dont les parois portent encore la trace de l'extraction de la carrière. Aussi est-il permis de conjecturer que ces piliers étaient revêtus de stuc ou de cuivre, comme paraissent l'impliquer d'anciens textes (2). Suivant les calculs de Fergusson, le fameux palais d'airain, avec ses neuf étages en pyramide, devait égaler en hauteur les majestueuses dagobas et nos plus hautes cathédrales modernes (3).

Les seize cents piliers du palais d'airain ne sont qu'en petit nombre auprès de tous les piliers monolithes qui surgissent en nombre incalculable, pour ainsi dire à chaque pas, dans la plaine d'Anourádhapoura, et qui forment un des traits les plus étranges et en quelque sorte une des caractéristiques du tableau. Beaucoup de ces piliers, tout comme ceux du palais d'airain, ont dû évidemment supporter des édifices, des toitures, des plafonds, tels que, par exemple, l'admirable plafond en pierre qu'on a retrouvé intact et qu'on a réédifié sur des piliers. Mais le plus grand nombre, et ce sont les plus remarquables, forment, autour des dagobas, une double ou parfois une triple rangée circulaire ceux-là ne supportaient aucune construction, et n'étaient qu'un simple motif d'ornementation; avec leurs chapiteaux sculptés,

(1) Mahawanso, ch. XXXVII, p. 163.

(2) Rajawali, p. 122. Tennent, t. I, p. iv, ch. VII, p. 482. (3) History of Indian and Eastern Architecture, p. 196.

ils sont l'élément le plus gracieux et le plus original de l'architecture cinghalaise. Leur seule destination était, selon toute vraisemblance, de marquer le cercle sacré qu'avaient à parcourir les interminables théories de pèlerins dans leurs processions autour de la relique qui formait le centre du cercle(1). Ces colonnes sveltes et légères, de 7 à 8 mètres de hauteur, à peu près identiques les unes aux autres, presque toujours taillées à huit pans, et couronnées de l'invariable chapiteau octogone, ont parfaitement résisté au temps parce qu'elles sont taillées d'une pièce dans une pierre indestructible. C'est un spectacle étrange, auquel nos yeux sont peu habitués, de voir des colonnes si minces, si hautes, si élancées, tenir debout alors qu'elles sont presque toutes hors d'équilibre; l'étonnement ne cesse que lorsque, en s'approchant, on voit qu'elles sont monolithes et fixées dans le sol comme des palmiers plantés en terre. Et il semble, en effet, que les hommes qui les édifièrent il y a plus de deux mille ans, se soient inspirés du modèle que leur offrait la nature dans un palmier très répandu à Anourádhapoura, le Borassus flabelliformis, au tronc svelte et droit, couronné d'un gracieux panache de feuilles qui forme un chapiteau d'une beauté classique.

Parmi les innombrables piliers dont est parsemée la plaine d'Anourádhapoura, les bouddhistes honorent particulièrement ceux du Dalada Maligaoua ou «palais de la Dent», ainsi nommé parce qu'il fut le premier séjour du Dalada, la fameuse dent de Bouddha, qui, après bien des pérégrinations et mille vicissitudes, se trouve aujourd'hui

(1) FERGUSSON, Ceylon, p. 398.

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