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COMMUNICATIONS ET LECTURES.

Notes sur les Cavaliers d'Aristophane, à propos d'une édition récente; par Alph. Willems, correspondant de l'Académie.

La maison Teubner, de Leipzig, a entrepris, il y a une trentaine d'années, de publier de chacune des comédies d'Aristophane une édition critique, dont elle a confié le soin à M. Ad. von Velsen. Dépourvues de commentaires, ces éditions ont avant tout pour objet de nous fournir la collation exacte et définitive des principaux manuscrits, et par cela seul elles constituent le plus précieux des instruments de travail; car cette collation avait été faite avec beaucoup de négligence, à tel point que les leçons d'une même copie se trouvaient fréquemment reproduites d'une manière différente par les savants qui prétendaient les avoir relevées.

Cinq pièces seulement, sur onze, ont vu le jour jusqu'à présent. La première parue, les Cavaliers, étant depuis longtemps épuisée, un helléniste connu par d'utiles et sérieux travaux sur Aristophane, M. C. Zacher, s'est chargé de la réimprimer, en revisant sur nouveaux frais le travail du premier éditeur (1).

(1) Aristophanis Equites. Recensuit Adolphus von Velsen. Editio altera quam curavit Konradus Zacher. Lipsiæ, B. G. Teubner, 1897, in-8°.

Au point de vue paléographique, cette revision, autant que je puis en juger, ne laisse rien à désirer. Mais je n'en dirai pas autant de la manière dont le texte a été établi. M. Zacher est prompt à soupçonner des fautes, et presque aussi prompt à tourner ses soupçons en certitudes. C'est, on le sait, le péché mignon de la plupart des éditeurs, et Aristophane est au nombre des écrivains qui ont eu le plus à en pâtir.

Pour qu'il en fût autrement, il faudrait que l'on se départît de l'opinion préconçue et partout répétée avec complaisance, que le texte du poète comique est profondément altéré. En somme, c'est plutôt le contraire qui est vrai. Nous possédons dans le Ravennas un manuscrit de premier ordre, que l'on peut en outre contrôler par quelques autres à peine inférieurs. Même à ne pas tenir compte de la précieuse collection des scholies, je serais curieux qu'on nous citât un autre poète grec, à part Homère, offrant autant de garanties d'authenticité.

Ce qui ne veut pas dire que le texte soit exempt de tares, il s'en faut de beaucoup. Mais le difficile est de les distinguer clairement, plus encore peut-être que de les corriger. Tel trait nous paraît inintelligible, telle tournure fautive, qui ne l'étaient pas pour les Athéniens. Encore que chaque jour apporte sa découverte, nombreux sont les passages que nous entendons mal, nombreux même ceux que nous n'entendons ni peu ni prou, et n'entendrons sans doute jamais. Mais ce n'est pas une raison pour les changer arbitrairement. La plus rare qualité chez un éditeur est de savoir se résigner à ignorer, et le plus habile est celui qui dans les cas, je ne dirai pas désespérés, mais simplement douteux, ose prendre sur soi de s'en tenir à la leçon traditionnelle.

Il serait temps de traiter les monuments littéraires de l'antiquité comme on fait aujourd'hui les monuments de la sculpture on les nettoie, on les débarbouille de leurs impuretés, mais à cela près on les laisse en état, et nul ne s'avise plus de les restaurer.

Êtes-vous curieux de savoir comment M. Blaydes, par exemple, ou M. Kock auraient écrit, s'ils avaient été que d'Aristophane? Il suffit de vous procurer leurs recensions, et de fait chacun de nous les possède. Mais autre chose devrait être l'édition critique ainsi que nous la concevons. Elle devrait se proposer uniquement de nous donner, sinon l'Aristophane primitif, du moins un Aristophane sans retouches, surcharges ni trucage, tel en un mot que l'antiquité nous l'a légué. Elle se restreindrait à la tâche délicate entre toutes d'éliminer les fautes d'écriture, sachant se tenir en garde contre des règles de grammaire et de métrique qui ne sont rien moins qu'établies, écartant impitoyablement tout ce qui est du domaine de la conjecture, et n'admettant de corrections que dans les cas, plus rares qu'on ne pense, où la correction se justifie d'elle-même et s'impose comme indiscutable.

Ce n'est pas tout à fait ainsi que M. Zacher a compris son rôle. Bien qu'il reproche avec raison à M. von Velsen d'avoir abusé de la conjecture, il ne laisse pas de tomber dans la même faute; non de son propre chef (le plus souvent il se contente d'exprimer des doutes), mais par excès de confiance dans ses devanciers. Le point pour lui est de rendre Aristophane partout compréhensible. Et comme il part de l'idée que les copies sont viciées, chaque fois qu'un passage ne s'entend pas à première vue, il le tient à priori pour corrompu. Sans compter que le reste lui apparaît comme hérissé d'embûches et lui suggère à

tous coups des objections dont il n'est pas toujours aisé de saisir l'à-propos.

Ainsi, vers 21, « Prononce d'un seul trait, comme je fais, et conjonctivement μολωμεν » (c'est-à-dire ni μολῶ μèv ni μóλwμɛv), s'entend de soi, et on l'entendait avant qu'on se fût avisé de suppléer un méchant vers. Car nous en sommes là aujourd'hui qu'on prête des vers à Aristophane. Et celui qui le premier a eu cet aplomb, le ciel lui fasse paix, c'est Müller-Strübing (1).

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Vers 250, оáxis tñs huépas, plusieurs fois le jour, que l'éditeur déclare ne pas entendre, est aussi clair que dis toũ éviautoŭ, deux fois par an, de Platon (Critias, 118 E), ou moλλáxis toŭ pervós, plusieurs fois le mois, de Xénophon (Cyrop., I, 2, 9).

Vers 301, qu'y a-t-il à reprendre à Tov ev lepas? Rien de plus fréquent que cette construction en grec et même en latin. Cf. Plut., 937 : iɛpòv toŭ Пkoutou; Platon, Leg., V, 741 C : τῆς γῆς ἱερᾶς οὔσης τῶν πάντων θεῶν; ce que Cicéron traduit (de Leg., II, 18): terra sacra deorum omnium est. Le sens exact du passage nous échappe, faute de données précises sur le verbe dexxтεÚELY; mais on présume facilement que Cléon impute au tripier de vendre la chair d'animaux consacrés aux dieux, et dont ceux-ci n'ont pas reçu leur part (la dɛxiv, représenterait la coμopía); c'est-à-dire qu'il le menace d'une accusation de sacrilège, isposukiz.

Vers 425, el d'ouv, que MM. Blaydes et Zacher condamnent, est tout ce qu'il y a de plus grec. Ouv y est

(1) Et non M. von Velsen, comme il est dit par erreur. Voir Aristophanes und die historische Kritik, p. 138.

adversatif, comme aux vers 491 et 551 des Oiseaux. La locution εἰ δ ̓ οὖν οι ἢν δ ̓ οὖν se lit entre autres : Ois., 577; Platon, Rep., 388 C; Sophocle, El., 577; OEd. R., 851; Ant., 722; Euripide, Alc., 850; Andr., 538; Héracl., 714.

Vers 539, áñò στóμatos μáttelv, déclaré inintelligible, est non moins correct; ¿ñò σtóμatos tient lieu du datif instrumental. Cf. Hom., I., XI, 675 : ἀπὸ χειρὸς ἔβλητο; Platon, Leg., VII, 795 Β: ἀπὸ τῶν ἀριστερῶν μάχεσθαι; Eurip., Tr., 774 : ὀμμάτων ἄπο τὰ πεδία ἀπώλεσας.

Vers 722, la construction pers. de Soxev, reperior, existimor, au lieu de l'impers. Tu n'apparaîtras pas m'avoir, c'est-à-dire On ne se doutera guère que tu m'aies... (Inutile encore d'ajouter un vers.)

Vers 727, pourquoi o serait-il suspect ici, quand il ne soulève aucune objection au vers 747?

Vers 822, xal vuv est excellent, mais non dans le sens où on l'entend d'ordinaire. Voir ma note sur le vers 1221 des Oiseaux.

Mais j'ai hâte d'en finir avec ces bagatelles. Après tout, l'éditeur est en droit, quand il éprouve des scrupules, de les consigner en note. Cela ne peut avoir d'inconvénient que pour qui serait tenté de s'y arrêter. Mais voici qui est plus grave. Au lieu de se borner à émettre des doutes, il lui arrive trop souvent d'introduire dans le texte de soi-disant émendations. Et le malheur veut que dès qu'elles s'écartent notablement des sources, on est à peu près sûr qu'elles portent à faux. C'est ce que je me propose de faire ressortir, sans descendre dans le détail, et tout en me limitant aux principaux exemples.

Vers 265, au lieu de ἐνεκολάβησας on imprime ένεκοBasas, d'après Hésychius. En supposant, ce qui est plus que douteux, que cette dernière glose ait trait à

1899. LETTRES, ETC.

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