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titude de ses mesures, ces règles ont dû de rester en usage de préférence à une foule d'autres proposées avant ou après elles. Elles suffisent, en effet, aux Ingénieurs pour traiter avec certitude tous les problèmes que leur posent les eaux courantes, ce qu'ils ne pouvaient pour aucun d'eux avant Bazin.

Mais autre chose était de faire adopter, pour la pratique, des formules rigoureusement contrôlées dont le besoin se faisait sentir depuis plus d'un siècle autre chose de faire passer dans l'Enseignement Scientifique les principes nouveaux que ces formules contenaient implicitement. Car il ne s'agissait pas seulement de corriger l'hypothèse de Newton sur la relation entre la résistance intérieure et la déformation locale : il fallait faire admettre que ce mode de réaction intérieure n'est pas un caractère absolu et personnel, si j'ose dire, de la nature d'un liquide, mais dépend, au contraire, de la résistance extérieure opposée par la paroi d'un tuyau ou d'un canal, et par conséquent des dimensions de sa section transversale, du degré de rugosité de la paroi, enfin de la vitesse du liquide contre cette paroi, ou, ce qui revient au même, de la vitesse moyenne de translation de la masse fluide. Ce fait paradoxal était, en effet, la conséquence nécessaire des lois expérimentales de la distribution des vitesses dans un tuyau ou un canal, lois rigoureusement établies par les mesures de Bazin.

On a pu même, depuis lors, démontrer très simplement que ces lois entraînent l'impossibilité absolue d'exprimer, dans l'hypothèse du mouvement par filets parallèles, la résistance locale en fonction de la déformation locale, c'est-à-dire des dérivées d'ordre quelconque, par rapport au temps, de l'écartement de deux particules infiniment voisines (1).

Dès que ce paradoxe fut mis en lumière, plusieurs théoriciens de l'Hydraulique, plutôt que d'admettre ce qui était pour eux un outrage au sens commun, conçurent, très sincèrement, des doutes sur la valeur des expériences : « Voudrait-on croire », écrivait l'un des plus qualifiés d'entre eux et par sa science et par sa droiture (2), « qu'un corps perd

(1) Voir Ch. RABUT, Cours d'Hydraulique de l'École des Ponts et Chaussées (1909-1910), pp. 140 à 147.

(2) Voir BRESSE, Cours d'Hydraulique de l'École des Ponts et Chaussées (ire édition).

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son identité quand on l'anime d'un certain mouvement ? » Ceux qui étaient à même de connaître l'impeccable habileté opératoire de Bazin et de son fidèle et distingué collaborateur notre camarade Hégly – s'inclinèrent loyalement devant le verdict de la réalité, mais non sans souffrir, dans leur entendement, de ce que l'un des plus pénétrants, BARRÉ DE SAINT-VENANT, nommait expressivement la désespérante énigme de l'Hydraulique, et que la langue d'aujourd'hui appelle proprement la relativité de la résistance intérieure des fluides.

Modeste et même timide sauf quand le devoir commandait, mais sûr de lui-même, Bazin fit remarquer que la force vive absorbée par la résistance intérieure peut passer dans des mouvements tourbillonnaires prenant naissance à la paroi et se propageant de là vers l'intérieur du courant liquide. Bien que le mécanisme de cette action n'ait pas été traité, même approximativement par le calcul ni par l'expérience, elle est nécessaire et suffisante pour faire comprendre que la vitesse à la paroi et le conditionnement de cette paroi puissent avoir une influence sur ce qui nous paraît être une résistance intérieure. En tous cas, cette action est incompatible, non seulement avec l'hypothèse du mouvement de l'eau par filets parallèles, implicitement admis par Newton, mais encore avec l'uniformité et même avec la permanence de ce mouvement (1).

On comprend sans peine le trouble que de pareilles révélations devaient jeter dans la conscience des savants. Ainsi s'expliquent les efforts tentés pour sauver le principe de la viscosité en supposant la résistance intérieure proportionnelle, d'abord au carré de la vitesse relative de deux filets voisins (Bresse), puis à son accélération (Maurice Lévy).

Malgré ces tentatives, il demeura certain que Bazin avait raison. Sa revanche, d'ailleurs, ne tarda guère, et elle fut éclatante ses lois expérimentales avaient rencontré le théoricien clairvoyant qui, loin de les méconnaître, devait en affirmer la possibilité rationnelle et les prendre hardiment pour base d'une théorie entièrement nouvelle des eaux courantes. Sous la plume de M. BouSSINESO, le calcul allait

(1) Voir: Ch. RABUT, loc. cit.; BOUSSINESQ, Essai sur le mouvement des eaux courantes, p. I et suiv.

pour la première fois donner des résultats remarquablement conformes à la réalité dans les problèmes réels de l'Application.

-Cette fois, le charme était rompu : les nouveaux principes nécessaires à l'Hydraulique pouvaient enfin entrer de plain-pied dans l'Enseignement et ce qui n'importait peut-être pas moins la méthode expérimentale allait y prendre la place prépondérante, du moins au début, que le général MORIN avait souhaitée pour elle; cela put d'ailleurs se faire sans que fût commise la faute de sacrifier à son tour, par voie de réaction, la méthode déductive, dont l'emploi opportun n'est pas moins indispensable à l'épanouissement complet de la Science.

Une conséquence heureuse de cette révolution pacifique allait bientôt se faire sentir le discrédit relatif que la crise des principes avait momentanément jeté parmi les jeunes Ingénieurs sur la culture de la spécialité hydraulique, a été remplacé par une activité, dans ce domaine, qui est du meilleur augure pour l'avenir. Vingt-huit promotions d'Ingénieurs (1) ont été ainsi formées à l'Ecole de Bazin, au culte de la Science telle qu'il l'a comprise, et sont entrés dans leur carrière en mesure de continuer son œuvre et de la faire fructifier.

Pour éclairer de plus haut les mérites de cette remarquable évolution de l'Hydraulique moderne, réalisée ou suscitée en majeure partie par le labeur et l'inspiration de Bazin, on peut procéder par voie de comparaison avec d'autres sciences.

Et d'abord, l'autre branche de la Mécanique Appliquée, à savoir la Résistance des matériaux, a accompli, peu après l'Hydraulique, une évolution analogue, motivée par la même cause, à savoir l'adoption, au début, d'hypothèses insuffisamment inspirées de l'expérience. Comme en Hydraulique, cette évolution a consisté dans l'emploi systématique et persévérant de la méthode expérimentale, sous la forme, inaugurée par DUPUY, de l'Auscultation des constructions; elle a également abouti à des progrès simultanés dans la Pratique et

(1) Les dix dernières promotions ont profité du cours de mon successeur, M. Mouret, dont je me plais à admirer l'ampleur, la documentation vivante et les vues élevées sur l'Energétique. Les cinq dernières promotions ont bénéficié en outre des leçons d'Hydraulique Industrielle de M. Eydoux qui a introduit dans l'enseignement tout un monde nouveau de faits vécus et d'idées personnelles et fécondes.

dans l'Enseignement; et elle a rendu possible le développement rationnel de la Construction en Béton Armé. Mais ce qui a été réformé cette fois, ce ne sont pas, à proprement parler, les principes généraux de la Science, ce sont plutôt les hypothèses simplificatrices sur les réactions mutuelles des éléments d'une construction qui avaient été introduites petit à petit par les auteurs des projets pour rendre les calculs moins compliqués ; ces hypothèses arbitraires, qui impliquaient d'ailleurs de graves contradictions, étaient assurément moins respectables que celles de Newton sur la résistance intérieure de l'eau et, surtout, que le caractère intrinsèque attribué a priori à cette résistance; c'est-à-dire qu'elles n'auraient pu aussi légitimement se réclamer du sens commun; leur suppression, loin d'introduire un paradoxe, en a fait disparaître plusieurs (1). Aussi les successeurs de Dupuy qui, plus heureux que lui, ont eu la bonne chance de faire triompher ses idées en remettant (toujours à l'exemple de Bazin) la méthode expérimentale à sa vraie place dans la science, ne prétendent-ils pas avoir établi un principe théorique nouveau à la base de la Résistance des matériaux (2).

D'autre part, la réforme de l'Hydraulique présente aussi, toutes proportions gardées, quelque analogie avec celle de l'Astronomie au XVIIe siècle : c'est bien ainsi que Kepler, osant contrôler l'hypothèse du mouvement circulaire. des astres que certains tenaient presque pour seul digne de la majesté divine a établi par des mesures, après de longues années de labeur, les lois cinématiques de la révolution des planètes, desquelles Newton, par un effort mathématique gigantesque pour l'époque, devait induire le nouveau principe dynamique qui permet de prédire avec une approximation remarquable les positions des astres. Mais il n'y a rien de commun entre les écarts d'ima

(1) Voir : Ch. RABUT, Renseignements pratiques pour l'Étude expérimentale des Ponts Métalliques (Annales des Ponts et Chaussées, 1897); Conférence sur l'Expérimentation des Ponts Métalliques (Annales des Ponts et Chaussées, 1900); Cours de Mécanique Expérimentale des Solides (1910).

(2) Il convient toutefois de noter que la découverte importante faite par Considère, de l'augmentation de la résistance propre du béton par le fait de l'armature a établi, elle aussi, un cas de relativité portant une profonde atteinte aux idées reçues.

gination qui mêlent, dans les livres de Kepler, tant d'erreurs à sa grande découverte, et la simplicité si sagement réservée qui fait le charme et assure l'avenir des mémoires de Bazin.

Enfin, si notre vénéré maître vivait encore, il assisterait avec nous, parmi bien des bouleversements et des ruines, au débat qui trouble le monde savant et menace les plus anciens fondements de la pensée scientifique. Dans la crise des principes que subit à son tour la Mécanique Rationnelle, la modestie de Bazin l'empêcherait sans doute de prendre parti; mais s'il l'avait voulu, les occasions ne lui eussent pas manqué de se poser, aussi légitimement que d'autres, en réformateur des idée admises.

Il eût pu, tout d'abord et cela n'eût été contesté par personne revendiquer hautement le mérite d'avoir le premier, par sa détermination des formes exactes des veines liquides issues de divers orifices, mis à néant l'existence longtemps admise comme générale, d'un minimum de section (dit section contractée) un peu à l'aval de l'orifice, phénomène qui n'a lieu que pour une veine de direction franchement ascendante, ce qui n'empêche que plusieurs auteurs déterminaient par des calculs, Dieu sait quels ! la valeur de ce minimum dans une veine de direction quelconque.

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Dans le même mémoire, Bazin constate, en certain cas, une légère mais indéniable mise en défaut du théorème de Bernouilli; loin d'en profiter, comme le feraient peut-être de moins modestes chercheurs, pour proclamer la faillite des principes admis, il s'abstient d'en tirer aucune conclusion; le fait, d'ailleurs, attend encore une explication. En ce qui concerne le caractère relatif de la résistance intérieure qui n'a été mis en doute que pendant peu d'années et par un petit nombre d'Ingénieurs on peut être tenté, aujourd'hui, de s'étonner que Bazin ne soit pas allé au delà de l'explication, éminemment plausible mais sommaire, relatée ci-dessus, c'est-à-dire qu'il n'ait pas cherché à préciser le mécanisme de l'intervention des tourbillons : il était certes capable de le tenter par l'expérience, et aussi de s'aider du calcul, car c'était un habile mathématicien, au courant des théories les plus modernes ; il l'a prouvé dans sa traduction de l'Algèbre Supérieure de SALMON en y ajoutant trois chapitres originaux, annotés par Hermite, sur les Invariants des Formes Algébriques. Ainsi armé

• que

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