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Et d'abord le caractère. Il est double pour la Russie comme pour la France, car ces deux puissances sont les plus intéressées dans la question. Il est à la fois religieux et pratique. Un des historiens les plus compétents de cette affaire, M. César Famin, l'a fort bien expliqué en ces termes :

« La question des Lieux-Saints, loin de descendre, ainsi qu'on l'a prétendu, aux infimes proportions d'une querelle locale, à laquelle la France ne saurait attacher qu'une importance transitoire et de dernier ordre, mérite, au contraire, d'appeler constamment sa sollicitude et sa sympathie, non pas seulement parce qu'elle intéresse sa foi et ses croyances, ou qu'elle lui rappelle' tant de glorieuses traditions de son histoire, mais encore parce que sa politique, sa prospérité et le rang qu'elle occupe dans le monde lui en font une loi (1). »

Ainsi, il y a là tout à la fois une question de foi religieuse et une question d'influence politique.

Quant à l'état même de la question, rien de plus confus que les prétentions rivales, rien de plus clair, de plus historique que les droits généraux de la France. Ces droits sont fondés sur les capitulations de 1740, dont l'art. 33 dit formellement que << les religieux latins, qui résident présentement, comme de tout temps, en dehors et en dedans de Jérusalem et dans l'église du

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Aux musulmans. 11° A A toutes les communions

catholiques. 80 A Jérusalem, l'église du Saint-Sépulcre. A toutes les
communions chrétiennes. 9° A Jérusalem, l'église des Apôtres. — Aux musul-
mans. 10o Au mont Olivet, l'église de l'Ascension.
Gethsemani, l'église où est le tombeau de la Vierge.
chrétiennes. 120 A Gethsemani, la grotte de l'Agonie.
130 L'église de Saint-Jean-Baptiste.
Décollation, à Sévaste. · Aux musulmans.

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Aux catholiques. Aux catholiques. 14° L'église de la

Jérusalem compte 15,000 habitants. La population chrétienne y est comprise pour 3,390 habitants; savoir:

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(1) Histoire de la rivalité et du protectorat des églises chrétiennes en Orient, par César Famin.

Saint-Sépulcre, dite Camamé, resteront en possession des lieux de pèlerinage qu'ils ont de la même manière qu'ils les ont possédés par le passé. »

Et cependant, au 28 mai 1850, quand la France crut devoir, selon sa tradition séculaire, se porter pacifiquement champion des droits des latins, ceux-ci avaient perdu neuf sanctuaires sur dix-neuf et, d'usurpation en usurpation, les grecs menaçaient d'accaparer absolument les Lieux-Saints et d'en exclure leurs rivaux.

M. le général Aupick adressa des réclamations à la Porte, au nom de la République française, mais il n'afficha en aucune facon la prétention de déposséder les grecs; il devait seulement en arriver à une transaction qui respecterait et consacrerait définitivement les titres légitimes ou non de chacune des deux parties. Une commission mixte fut nommée, les capitulations de 1740 furent invoquées par la France et reconnues de nouveau par la Porte, et l'œuvre de transaction allait être consommée à la satisfaction de tout le monde, lorsque Sa Majesté l'empereur de Russie intervint personnellement dans le débat.

Une lettre autographe du tsar reprocha aux ministres de la Porte d'avoir reconnu en principe la validité du traité qui servait de base aux justes réclamations de la France. C'était un singulier blâme que celui qui s'adressait à la loyauté turque ainsi on faisait un crime au sultan d'avoir tenu envers une autre puissance des engagements solennels. Quoi qu'il en soit, la commission mixte fut dissoute et la Porte y substitaa une commission d'enquête entièrement composée de musulmans.

L'empereur de Russie avait demandé formellement le statu quo tout en lui cédant au fond, la Porte crut devoir faire à la France une légère concession de forme en accordant, le 9 février 1852, aux latins, l'entrée par la grande porte de Bethleem et le droit d'officier dans la chapelle du tombeau de la Vierge. Comme compensation, on dépouillait les latins, au profit des grecs, du droit incontesté jusqu'alors d'officier dans la coupole de l'Ascension.

M. de Lavalette accepta, sous réserves faites au nom du traité de 1740, cet arrangement qui trahissait l'embarras de la Porte;

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mais à peine tout paraissait-il fini, que le Divan accordait aux grecs un firman qui, tout en consacrant les concessions légères faites aux latins, niait la base même de leur droit, à savoir la validité des capitulations de 1740. M. de Lavalette protesta, mais comprenant les difficultés de situation de la Porte, il crut devoir accepter un mezzo-termine qui consistait pour la Porte à enregistrer le firman, mais sans en donner lecture publique et officielle à Jérusalem. La légation russe insista pour que cette lecture fût faite et qu'on donnât ainsi une consécration publique à l'annulation des capitulations de 1740.

C'était trop demander, et Fuad-Effendi se refusa à violer aussi ouvertement les engagements pris envers la France. Et c'est cette loyauté un peu tardive, un peu incomplète, qui avait excité l'indignation de la Russie, qui valait à Fuad-Effendi ces dures épithètes, ces blessantes démarches !

Évidemment dans ses revendications de priviléges dont la possession remontait à 1740, la France avait pour elle le droit écrit. Mais de plus elle agissait en faveur de ses propres sujets, ou, ce qui revient au même, en faveur d'étrangers placés volontairement sous son protectorat, en vertu d'une capitulation régulière. Mais la Russie, de quel droit venait-elle s'interposer? quel traité pouvait-elle alléguer, quels sujets ou quels protégés officiellement reconnus venait-elle défendre?

Une intervention de la Russie pouvait donc être repoussée de prime abord. La Russie n'avait rien à répondre. Ce fut par déférence, nous ne disons pas par crainte d'un puissant voisin, que la Porte admit dès l'abord une discussion avec l'ambassadeur russe sur des points qui ne le concernaient en aucune façon. Peut-être le Divan n'aperçut-il dans les représentations de la diplomatie russe que la sollicitude religieuse peut-être l'arrièrepensée politique ne fut-elle pas devinée dès lors à Constantitinople.

Quant à la France, les concessions obtenues par elle enlevaientelles aux grecs quelque chose de leurs priviléges? non, évidemment. La France n'avait atteint d'autre résultat que celui de faire participer les latins, et d'une façon très-restreinte, à l'usage de plusieurs sanctuaires que des traités formels leur donnaient

autrefois en toute propriété! Si donc il n'y avait aucune vue politique embusquée derrière la question religieuse, la Russie n'avait qu'à accepter une situation plus favorable pour elle que pour tout autre. Et, en effet, qu'on lise la note remise à M. de Lavalette, et le firman délivré en même temps au patriarche grec, et on verra s'il y a, entre les deux situations indiquées dans ces pièces, des différences sérieuses.

M. Drouyn de Lhuys avait donc raison de le dire; s'il y avait quelqu'un de sacrifié, c'était à coup sûr la France. On avait admis ses titres, mais à la condition de les méconnaître aussitôt. On avait confirmé, sauf quelques restitutions sans portée faites aux latins, tous les avantages contestés aux grecs en principe.

Quelle était donc la cause de cette longanimité de la diplomatie française ? Était-ce que plus d'un siècle écoulé avait donné aux faits accomplis une sorte de consécration dont on pouvait bien tenir compte malgré la teneur expresse des traités? Non, sans doute. La France de 1852 ne se montrait plus d'aussi facile composition qu'autrefois sur ses droits et elle n'était plus disposée à laisser s'amoindrir son influence. Mais son gouvernement avait, le premier en Europe, compris la pensée secrète du gouvernement russe et la portée de ses prétentions. Il voulait ne laisser aucun prétexte aux entreprises violentes et il sentait dans l'attitude des représentants de la Russie quelque chose de péremptoire, de cassant, qui allait plus loin qu'une discussion de ce genre et qui ne montrait aucune des dispositions conciliantes naturelles à qui ne cache point d'arrière-pensée.

Cette différence d'attitudes était d'autant plus remarquable que le droit positif, absolu, appartenait à celui qui cédait toujours, tandis qu'aucun droit réel ne pouvait être invoqué par celui qui exigeait sans cesse. La Russie opposait à des traités incontestables de vagues stipulations du traité de Kaïnardji ce traité (1774) avait assuré à la Russie un droit de protection sur les chrétiens en Orient. La pente naturelle de l'esprit religieux fit peu à peu substituer à ce mot de chrétiens celui de chrétiens grecs, et l'esprit politique aida encore à rendre de plus en plus exclusif ce protectorat religieux. La France se trouvait par là entraînée à s'occuper plus particulièrement des intérêts catholiques

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en Orient, mais elle, au moins, ne défendait les droits des latins que dans le cercle des anciens traités conclus avec la Porte Ottomane. Souvent même, soit faiblesse, soit indifférence, elle s'abstint d'aller jusqu'au bout de son droit.

Nous avons dit pourquoi, cette fois encore, elle tint une semblable conduite. C'est que le jour s'était fait pour elle dès le commencement de ces débats. Les idées de protectorat avaient été, dès l'abord, tellement interprétées par la Russie, qu'il avait été possible de deviner ses préoccupations secrètes. En novembre 1851, M. de Titof disait à Ali-Pacha : « Je vois clairement que l'intention de la Porte est d'accepter le protectorat de la France dans cette affaire. Vous vous trompez, répondait le ministre ottoman, les moines de Jérusalem ne sont point des rayas, mais des étrangers. »

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En 1852, autre trait de lumière. Moins circonspect que M. de Titof, M. d'Ozerof, chargé d'affaires de Russie, déclara que le traité de Kaïnardji assurait à la Russie la protection de la religion grecque en Russie. Cette prétention toute nouvelle fut vivement relevée par M. de Lavalette.

Enfin, d'autres allégations étranges furent produites. Vous même, disait le cabinet de Saint-Pétersbourg à la diplomatie française, n'avez-vous pas, lors de la constitution du royaume hellénique, abandonné au roi de Grèce le droit de protection exercé par vous jusqu'alors sur les chrétiens de cette partie de l'empire ottoman? La protection de la France s'étendait donc sur les sujets mêmes du sultan.

Erreur singulière, répondait-on. Ce n'est pas comme sujets dú sultan que nous protégions les chrétiens de la Grèce, mais comme dépendants de la France. Et c'est là, en effet, le titre donné à ces chrétiens à l'époque où Venise céda aux rois de France son droit de protection sur les chrétiens de Turquie.

Dans tout cela perçait un désir secret, une pensée profonde, arrêtée, qui n'avait pu échapper à la clairvoyance du gouverne ment français. Aussi faisait-il les derniers efforts pour amener une transaction amiable que la Russie déclinait avec obstination. Le cabinet de Saint-James, qui avait résolu de garder la plus stricte neutralité dans la question, n'avait pu se refuser à s'asso

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