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d'un public silencieux et recueilli, ce qui touche le plus, ce qui fait une plus vive impression, c'est de voir la magistrature même aux pieds du trône de la magistrature, de s'y entendre accuser à la face de ses concitoyens, et de donner aux mœurs publiques offensées le consolant spectacle d'une grande et salutaire réparation.

M. Campmas, juge du tribunal de l'arrondissement, de Gaillac, département du Tarn, ayant été dénoncé par M. le procureur-général à la Cour de cassation, a donné lieu à cette convocation extraordinaire.

On imputait à ce magistrat d'avoir, au préjudice d'un mariage contracté en Bretagne avec une demoiselle Guérin, qui vit encore, emmené à Gaillac, où il avait été nommé juge dès l'an 4 par le directoire exécutif, une demoiselle Françoise Surzur, sa concubine, de l'avoir produite comme son épouse, et d'avoir fait inscrire sur les registres de l'état civil trois enfans qu'il en avait eus, comme s'ils étaient ses enfans légitimes.

La Cour a jugé que des déportemens aussi scandaleux meritaient de fixer sa sollicitude.

En conséquence, M. Coffinhal, rapporteur, a, dans un discours très-éloquent, qui a été entendu avec le plus grand 'intérêt, rappelé les motifs de la convocation, exposé les faits sur lesquels était fondée la dénonciation de M. le procureurgénéral, et développé les grandes considérations d'ordre pula Cour devait avoir sans cesse présentes à son esprit dans une affaire de cette importance.

blic

que

Après avoir tracé avec énergie l'énormité du scandale, relativement au caractère de la personne qui s'en était rendue coupable, il a rassuré la Cour et la nation entière sur la conduite irréprochable qui distingue l'universalité des magistrats épars sur la superficie du royaume.

« Ce n'est pas près de nous, a-t-il dit, que l'immoralité déférée par le ministère public a éclaté. Le vice a été obligé de se cacher dans un tribunal éloigné; la corruption, circonscrite dans un seul homme, ne s'est point propagée; cet

exemple n'a point été contagieux: c'est un hommage qu'on doit s'empresser de rendre aux magistrats,

« Pierre Campmas doit à l'ordre public, au respect des mœurs, de descendre provisoirement de son siége. La morale profondément blessée ne peut permettre que la justice souffre de cette présence. Les lois ont leur temple ainsi que leur sanctuaire, et le sacerdoce civil dont les magistrats sont revêtus leur impose le devoir religieux de se rendre aussi recommandables par leurs lumières et leur intégrité que par la chasteté de leurs mœurs. »

Après ce rapport, M. Merlin, procureur-général, s'étant levé, a dit, en substance, ce qui suit :

Le devoir pénible, mais indispensable, qui nous est imposé, nous oblige encore de présenter à l'appui de notre réquisitoire de nouvelles vues que nous croyons dignes de toute l'attention de cette auguste assemblée.

La première question qui se présente est celle-ci :

Les faits imputés à Pierre Campmas constituent-ils une telle que, d'après le sénatus-consulte du 16 ther

faute grave,

midor an 10, la Cour soit autorisée à prononcer la suspension de ses fonctions de juge?

C'est sur quoi nous ne formons aucun doute le principal lustre du magistrat consisté dans la pureté de ses mœurs; c'est par elle principalement qu'il se concilie le respect et la vénération publique. Mais comment pourra-t-il conquérir cette estime générale, s'il s'abandonne au désordre d'une vie licentieuse, s'il est un objet de scandale pour ses concitoyens? L'opprobre est alors dans le sanctuaire des lois : il faut donc qu'il en soit inflexiblement arraché. La suspension est une mesure expiatoire dont tout commande l'impérieuse nécessité. Mais la suspension ainsi justifiée, n'est-ce pas le cas de dénoncer aux tribunaux, comme coupable de faux, le juge contre lequel la sainteté de notre ministère nous oblige de la provoquer? Tel est le second point qu'il convient d'examiner.

Ici notre tâche s'agrandit, et la question devient singulièrent délicate. Vos arrêts sont récens; ils ont décidé « que la

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déclaration faite dans l'acte de l'état civil qu'un enfant ést bâtard ou légitime est étrangère à la substance même de l'acte'; que cet acte n'est destiné qu'à constater la filiation de l'enfant; que, lorsque le père se déclare marié dans l'acte de naissance de son fils, cette déclaration de mariage accidentelle, ou plus tôt étrangère à l'acte, est simplement une déclaration mensongère, et non un faux, l'objet de l'acte n'étant point de constater et de prouver le mariage, mais simplement la filiation; qu'il en est de cette déclaration comme de celle que ferait un individu pour s'attribuer indûment une qualité honorifique dans un acte qui n'a pas pour objet de justifier cette ¿qualité ».

Ces motifs sont graves sans doute; ils le sont d'autant plus qu'ils ont servi de base à deux arrêts de la Cour. Mais quel que soit notre respect pour ses décisions, les motifs non moins puissans d'intérêt public nous ont sollicité d'appeler sur cette grande question l'attention de cette auguste assemblée: c'est à elle qu'il appartient d'examiner s'ils sont en harmonie avec la loi.

Sans doute l'acte de naissance n'est point destiné à fournir une preuve complète du mariage et de sa légitimité; mais il est une circonstance où cet acte, accompagné de la possession d'état, l'établit d'une manière suffisante. Tel est le cas prévu par l'art. 197 du Code civil (1).

Or ici, loin que l'acte de naissance contredise cette légitimité, il la fortifie par la déclaration que l'enfant est né de légitime mariage. On voit donc qu'il serait possible et facile

(1) Oui, mais cet article, conforme à l'ancienne jurisprudence, ne concerne que les enfans dont les parens sont décédés, et qui ne peuvent souffrir du défaut de représentation de l'acte de célébration, dès qu'ils ont pour eux la possession d'état non contredite par l'acte de naissance. Qu'importe que la déclaration soit fausse, si la possession d'état du fils et de ses père et mère est constante? Ce n'est point l'enfant qui fait cette déclaration, on la fait pour lui : ce n'est donc point, d'après cet article, déclaration qu'on considère, mais la possession d'état uniquement.

même de se ménager, dans un acte de naissance, la preuve indirecte d'un mariage qui n'a jamais existé. Il en est de cette circonstance comme de celle où un particulier fabriquerait un écrit qui tendrait à prouver indirectement le prêt d'une somme quelconque, et se ferait ainsi un commencement de preuve par écrit: ne serait-ce pas alors commettre un faux? Or l'hypothèse est d'une analogie sensible. Car si la déclaration de Pierre Campmas dans l'acte de naissance de ses ́ enfans adultérins n'est point une preuve complète et suffisante de leur état d'enfant légitime, il faut avouer qu'elle a été conçue dans l'intention de prouver indirectement l'existence de cette légitimité: il ne lui manque que le temps nécessaire pour rendre cette volonté efficace. Ce n'est donc point une simple assertion mensongère: c'est un faux qui altère la substance même de l'acte, et qui est fait pour exciter le courroux de toutes les sociétés policées.

On objecte l'article 327, et l'obligation qu'il impose de faire précéder l'action criminelle du jugement civil sur la question d'état.

Mais cet article, qui est sous le chapitre de la Filiation, n'a en vue que de constater l'état d'enfant légitime, et non de supprimer celui des enfans incestueux ou adultérins. Première différence. D'ailleurs, il est des cas où la question d'état n'est point préalable à l'action criminelle. L'art. 198 nous

en fournit la preuve : « Lorsque la preuve d'une célébration

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légale du mariage se trouve acquise par le résultat d'une « procédure criminelle, l'inscription du jugement sur les « registres de l'état civil assure au mariage, à compa ter du jour de sa célébration, tous les effets civils, tant à « l'égard des époux qu'à l'égard des enfans issus de ce ma«riage. » Il s'ensuit donc que ce délit peut être jugé criminellement avant le jugement civil sur l'existence du mariage. Si le législateur eût voulu subordonner à celui-ci la poursuite criminelle, il aurait dit que le jugement civil serait inscrit, et non pas que l'on inscrirait le jugement criminel. L'art. 327 ne nous paraît donc appliquable qu'aux suppres

sions d'état d'enfant légitime. C'est la conséquence naturelle du rapprochement des articles du Code relatifs à la matière. · L'art. 110 de l'ordonnance d'Orléans, et la déclaration de 1703, dont on argumente, ne sont ici d'aucune importance réelle, parce que, bien que ces lois n'aient point cru devoirimprimer le caractère de faux aux fausses qualités qu'une partie contractante s'attribuait dans un acte public, et que la dernière même n'ait décerné que des amendes contre ceuxTM qui produisent de faux titres, ces dispositions ne sont plus 2 suivies : elles sont inconciliables avec la législation présente. 4 S'il en était autrement, il faudrait absoudre celui qui produi- › rait en justice un titre faux, sachant qu'il fait usage d'une pièce fausse; ce qui est improposable.

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Cette question, nous le répétous est grande autant que délicate; elle se lie intimement à la cause intéressante des mœurs et de l'ordre public. Sous tous ces rapports, elle est digne de cette auguste assemblée; elle est digne, enfin, d'être discutée et résolue par des magistrats aussi distingués par leurs lumières que par leurs éminentes vertus.

Sur ces conclusions, arrêt du 6 pluviôse an 13, par lequel la Cour, après un délibéré d'une heure et demie, ordonne que l'affaire sera remise au 2 germinal, pour entendre Pierre Campmas dans ses défenses..

Au jour indiqué, le sieur Campmas n'a point comparu, bien que l'arrêt de la Cour lui eût été signifié. Il a seulement produit un mémoire en défense.

Alors M. le procureur-général, prenant de nouveau la pa-” role, a dit :

« Ce n'était point assez pour le sieur Campmas d'insulter à la morale, d'abjurer toutes les bienséances que lui impo-" sait son caractère, il fallait encore ajouter à sa faute en bravant la Cour de cassation. Au lieu de se rendre à sa barre, d'après la sommation qui lui en avait été faite, Pierre Campmas présente un mémoire; mais qu'allègue-t-il, 'non point pour se justifier, mais pour pallier son désordre? Pas un fait, pas une seule circonstance, qui puisse l'atténuer.

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