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deux principes qui doivent servir à résoudre les différents cas qui peuvent se présenter : l'un se tire de la règle : Cujus est condere legem, ejusdem est interpretari; et l'autre de la maxime constitutionnelle de notre droit public depuis 1790, que les pouvoirs administratif et judiciaire sont distincts et séparés.

2. La première de ces règles n'est qu'un corollaire de la maxime d'éternelle raison proclamée par la loi 35 ff., de R. J. : Nihil tam naturale est quam eo genere quidque dissolvere quo colligatum est. En effet, s'il est naturel d'employer, pour résoudre une chose quelconque, le moyen qui a été employé pour la former, il s'ensuit que le législateur seul pourra rapporter sa loi, celui qui exerce le pouvoir exécutif son ordonnance ou décret, et, par voie de conséquence, qu'eux seuls pourront les interpréter par voie générale et réglementaire; car l'interprétation générale se rattache au droit d'abroger, par le motif que celui qui peut interpréter de la sorte une loi ou un règlement est maître de lui donner le sens qui lui convient, que ce sens soit conforme ou non à son texte et à son esprit.

3. La seconde règle exposée ci-dessus peut encore exercer une grande influence sur la question proposée : on sent, en effet, que si l'autorité judiciaire avait toujours le droit d'interpréter les actes émanés de l'autorité administrative, il pourrait en résulter une application opposée à l'esprit de ces actes, et de nature à contrarier la marche de l'administration. Il paraît contraire à l'indépendance respective de l'autorité administrative et de l'autorité judiciaire, indépendance qui fait l'une des bases de notre régime constitutionnel, que l'autorité judiciaire soit appelée à interpréter les actes de l'autorité administrative; autrement elle pourrait leur donner un sens autre que le véritable, et affaiblir de la sorte la puissance administrative, avec laquelle elle se trouve souvent en lutte d'attributions.

4. Ces préliminaires établis, voici, je crois, les distinctions qu'il faut faire.

S'agit-il d'une interprétation générale ou réglementaire d'un arrêté, d'une ordonnance ou d'un décret émanés du Gouvernement? Les tribunaux sont toujours incompétents pour la donner, par la raison bien simple que l'article 5 C. Nap. défend aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises. Et comme le Conseil d'état, statuant sur le contentieux administratif, exerce une sorte de juridiction, il faut dire qu'il est tout aussi incompétent que le serait un tribunal judiciaire pour donner une interprétation de ce genre. Conséquemment, il faudrait recourir à l'autorité d'où émane l'acte à interpréter, ou, ce qui est la même chose, à celui qui la représente, aujourd'hui l'empereur, pour obtenir une interprétation générale, selon la règle : Cujus est condere, ejusdem est interpretari. La règle sur la séparation des pouvoirs administratif et judiciaire n'a rien à voir en cette hypothèse.

5. Il faut donc supposer qu'il s'agit d'une interprétation doctrinale ou spéciale, pour qu'il y ait matière à difficulté entre la compétence judiciaire ou administrative.

Ici, une seconde distinction est nécessaire, distinction tirée non plus de la nature de l'interprétation à donner, mais de la nature de l'acte qu'il s'agit d'appliquer ou d'interpréter. Cette ordonnance ou ce décret a un caractère général et réglementaire ou bien c'est un acte ayant un caractère spécial, qui statue sur un cas particulier; en d'autres termes, il prescrit une règle générale de conduite au public; ou bien ce n'est qu'un acte de gestion gouvernementale ou administrative qui statue sur une affaire spéciale.

6. Au premier cas, les tribunaux judiciaires appelés à en faire l'application seront compétents pour l'interpréter, de même qu'ils seraient compétents pour interpréter la loi dont

le règlement tient la place. En effet, il serait singulier que les tribunaux, qui sont tous les jours appelés à interpréter les lois qu'ils sont chargés d'appliquer, fussent incompétents pour appliquer les ordonnances ou décrets faits pour l'exécution des lois; car si le pouvoir administratif est séparé du pouvoir judiciaire, le pouvoir législatif n'en est pas moins distinct et indépendant; l'article 10, tit. 2 de la loi du 16-24 août 1790 n'est pas moins explicite dans l'interdiction faite aux tribunaux de prendre part à l'exercice du pouvoir législatif, d'interpréter ou de suspendre l'exécution des lois, que l'article 13 de la même loi pour l'interdiction faite aux juges de s'immiscer dans l'administration et de troubler les administrateurs..

7. Au deuxième cas, ces mêmes tribunaux seront incompétents pour en connaître, parce qu'ils s'exposeraient à empiéter sur l'autorité administrative. Quelques exemples vont rendre sensible cette distinction.

L'article 314 C. p. punit les fabricants ou porteurs d'armes prohibées par la loi ou par des règlements d'administration publique.

Lorsqu'un individu sera traduit devant un tribunal comme prévenu d'infraction à un règlement fait en vertu de cet article, s'il s'élève des difficultés sur l'interprétation du règlement, le tribunal sera compétent pour en connaître; où serait la raison qui pourrait s'y opposer? Ce n'est pas la règle: Cujus est condere, ejusdem est interpretari, puisqu'il s'agit ici d'une interprétation purement spéciale ou doctrinale, et que le tribunal serait évidemment compétent si la prohibition se trouvait dans la loi au lieu d'être faite par un règlement d'administration publique. Ce ne peut pas être non plus la règle tirée de la séparation des pouvoirs administratif et judiciaire; autrement il arriverait que l'autorité administrative serait indirectement juge des délits du droit commun, et l'autorité judiciaire se trouverait dépouillée de ses attributions.

Il faut dire la même chose de l'interprétation des règlements faits, en vertu de l'article 1042 C. pr., pour la taxe des frais en matière de procédure. Jamais il n'est entré dans l'esprit de personne de contester aux tribunaux judiciaires le droit d'interpréter ces règlements d'administration publique qu'ils sont chargés d'appliquer.

Ces deux exemples, et mille autres que je pourrais citer, prouvent la vérité de la proposition énoncée plus haut, savoir: Que les tribunaux judiciaires appelés à faire l'application d'une ordonnance ou d'un décret ayant un caractère général et réglementaire, ont par là même le pouvoir de l'interpréter.

8. Supposons maintenant qu'il s'agit de l'interprétation des clauses de l'acte d'institution d'un majorat, c'est au Gouvernement en Conseil d'état que ce droit exclusif est réservé par le décret du 4 mai 1809, article 5 (Bull. no 5251).

De même, s'il s'agit d'une ordonnance ou d'un décret portant abandon gratuit de la propriété d'un édifice national fait à un département ou à une commune, pour le service de l'administration ou des cours et tribunaux, en vertu du décret du 9 avril 1841, qui interprétera les termes obscurs qui peuvent se trouver dans l'acte d'abandon?

Suivant la jurisprudence du Conseil d'état, ce droit d'interprétation est réservé à l'autorité administrative, à l'exclusion de l'autorité judiciaire, et il est exercé par le Gouvernement en Conseil d'état. V. 6 mars 1835 (min. des fin.); 6 mai 1836 (dép. du Pas-de-Calais); -6 février 1839 (dép. de l'Ain`), 7 février 20 juin 1844 (dép. de la Moselle); 1848 (ville de Joigny); — 1er décembre 1852 (dép. d'Indreet-Loire).

Quel est le motif de cette jurisprudence? C'est qu'il s'agit ici d'un acte de gestion administrative fait par le Gouvernement, et non d'un règlement général prescrivant une règle de conduite pour tous les citoyens; si les tribunaux pouvaient en

connaître, on placerait l'administration sous la possibilité d'un empiétement de la part de l'autorité judiciaire. La règle sur la séparation des pouvoirs administratif et judiciaire conduit à réserver à chacune de ces autorités l'interprétation des actes spéciaux émanés d'elle. Supposez qu'il s'agisse d'interpréter un jugement judiciaire qui, par la force des choses, a toujours un caractère spécial; évidemment cette interprétation doit être réservée à l'autorité judiciaire; donc, réciproquement, quand il s'agit d'un acte spécial émané de l'autorité administrative, c'est à elle que doit appartenir exclusivement le droit de l'interpréter. Il y a même raison de décider que dans le cas formellement prévu par le décret précité du 4 mai 1809 sur les majorats.

9. Il en serait de même : Des arrêts de l'ancien Conseil d'état et des ordonnances royales relatifs au desséchement d'un marais; 12 août 1845 (Renouard); -id. (Monnet); - 25 novembre 1852 (Alloneau); — - 12 janvier 1853 (Alloneau);

D'une ordonnance royale qui aurait imposé au successeur d'un notaire destitué l'obligation de verser à la caisse des consignations une certaine somme pour tenir lieu du prix de l'office, à l'effet de décider notamment si le montant des recouvrements de l'étude devait être compris dans cette somme; 30 août 1845 (Ducruet) ;

Des actes contenant concession de mines, conformément à la loi du 21 avril 1810, article 56, qui porte : « Les difficul«tés qui s'élèveraient entre l'administration et les exploitants << relativement à la limitation des mines, seront décidées par <<< l'acte de concession; » 19 juillet 1843 (Heudebert); 30 dé– cembre 1843 (Comp. des mines d'Anzin);

Des ordonnances ou actes des princes souverains, portant autorisation de moulins ou usines sur les cours d'eau navigables ou flottables; 4 juillet 1840 (Gerspach);

Des lettres-patentes par lesquelles les anciens rois de France,

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