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mot le vengeance soit prononcé, il produit sur elle ce que la vue du sang produit sur le tigre; cette faction du meurtre est pour les hommes, ce que cet animal sanguinaire est pour tout ce qui a vie; plus cruelle encore, elle ne s'attache qu'au sang de ses semblables. Napoléon lui échappa le 28 à Saint-Rapheau, il s'embarqua sur une frégate anglaise : ainsi le pavillon français ne déporta point Napoléon. Le 5 mai, à 6 heures du soir, ce prince entra à Porto-Ferrajo, où il fut reçu par le général Dalesme, commandant français.

« Général, lui-dit-il, j'ai sacri>> fié mes droits aux intérêts de »ma patrie, et je me suis réservé » la propriété et la souveraineté » de l'île d'Elbe; faites connaître aux habitans le choix que j'ai » fait de leur île pour mon séjour. » Dites-leur qu'ils seront toujours » pour moi l'objet de mon intérêt » le plus vif. » Le maire de PortoFerrajo remit à Napoléon les clefs de la ville. La mairie devint le palais. Un Te Deum, où assista l'empereur Napoléon, fut chanté à la cathédrale. Ce fut ainsi que se termina l'inauguration de cette souveraineté bourgeoise. L'île d'Elbe, donnée pour résidence à Napoléon par l'Europe, semblait être une maison de santé politique, où elle venait de renfermer un homme dévoré de la soif de régner sur le monde. Napoléon était digne de cette grandeur, et il y fût parvenu si à ses hautes facultés il eût pu joindre aussi les vertus du citoyen. L'exercice de ce nouveau gouvernement ne fut pour lui qu'une simple administration

de famille pendant les dix mois qu'il régna sur les Elbois. Il étendit le travail des mines, planta des arbres, bâtit des maisons, répandit des bienfaits. Sa mère,- sa sœur Pauline, princesse Borghese, quittèrent leurs palais de Rome et leurs jardins enchantés, pour venir adoucir sur les rochers de l'île d'Elbe, l'exil d'un fils et d'un frère constamment chéri d'elles : tendres soins, dévouement touchant, où l'histoire se repose de son austère devoir!

Cependant, l'île qui renfermait Napoléon n'était pour lui qu'un observatoire d'où il voyait, d'où il croyait entendre la France. Il errait sur ses sommets comme un aigle égaré qui plonge sur l'immensité ses regards perçants, et qui y cherche sa route vers l'aire paternelle.

1815.

Bien qu'il fût impossible sans doute, à l'époque du traité de Fontainebleau, de prévoir l'entreprise inouïe du 26 février 1815, toutefois on ne peut comprendre quelle fut la pensée de la diplomatie européenne, en plaçant Napoléon dans le voisinage de la France et de l'Italie. La France entière et son nouveau gouvernement ne cessèrent un seul moment d'être dominés par cette grave observation, qui, à elle seule, quelque inoffensive qu'elle fût constamment, révélait à chacun et peut-être même à l'Europe le péril d'un pareil voisinage. Cette réflexion n'a besoin ni de preuves, ni de commentaires. Ñapoléon n'était tombé tout entier pour personne, encore moins pour

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lui-même. Les souvenirs de sa fortune, les impressions de son génie, les espérances de tant d'intérêts brisés par sa chute, les infractions au traité que l'Europe avait souscrit avec lui, les agitations que les déplacemens individuels avaient semées sur toute la France, les confidences échappées du congrès de Vienne, la proposition parvenue à Napoléon par ses partisans de Paris, de Naples et de Vienne, faite dans le congrès, de le surprendre dans l'île d'Elbe, et de le transporter dans celle de Sainte-Hélène tout lui fut connu tout le décida à rompre son ban et à concevoir le dessein d'ajouter à l'histoire de sa vie le roinan de la conquête de la France. Le merveilleux était si naturel à Napoléon, que le projet et son exécution furent pour ainsi dire du même jet. Il est vrai qu'il avait calculé, que son parti, celui des mécontens, n'aurait à faire en France qu'au parti de la restauration, et que la nation, non encore reposée de ses calamités, resterait comme en mars et en avril 1814, spectatrice de la lutte de l'empire avec la monarchie. Il croyait aussi, et peut-être en cela sa pensée ne fut-elle pas égarée, que le faisceau de la coalition, qui l'avait détrôné, était moins uni; que la Russie n'était plus aussi engagée; que l'Autriche, selon son ancienne tactique, et en raison des gages qu'elle avait dans la personne de l'impératrice et du roi de Rome, ne serait pas le premier ennemi qu'il trouverait sur le champ de bataille. Une seulechose avait échappé à sa pré

voyance, c'était lui-même. Il ne sentait pas que l'âge des grandes entreprises était passé pour lui, et que si le penchant de son caractère l'élevait encore aux desseins d'une portée surhumaine, la nature pouvait le condamner à nẹ pouvoir les accomplir. Il ignorait aussi que la faculté de conserver le trône qu'il voulait ressaisir n'était pas comme sa volonté, une simple inspiration, et que les habitudes d'une puissance sans contradiction n'étaient plus en harmonie avec les sentimens d'un peuple que le despotisme venait de précipiter. Mais, aussi éveillé par ces rumeurs, averti par ces symptômes précurseurs d'une révolution qui semblait menacer incessamment la France, il voulut se faire l'homme de cette révolution, dont les intérêts ne lui étaient pas destinés, c'est-à-dire, s'en emparer pour s'en approprier toute la fortune, et pour nationaliser enfin, s'il triomphait de tous ses ennemis, le pouvoir absolu.

Telle fut la pensée puissante qui dominait l'impatient Napoléon, tourmenté déjà depuis quelques jours de la crainte d'arriver trop tard sur le sol de la France. Tout était préparé; il avait acheté les munitions de guerre à Naples, les arines à Alger, les transports à Gênes. Une troupe de 1,100 hommes, dont 600 de sa garde, 200 chasseurs corses, 200 hommes d'infanterie, et 100 chevau-légers polonais, reçut l'ordre d'embarquement par un coup de canon le 26 février à 8 heures du soir. It saisit ce jour où le commandant

de la station anglaise était parti pour Livourne, et, pour éloigner tout soupçon, il donnait lui-même une fête dont sa mère et sa sœur faisaient les honneurs. Il s'y dé roba. « Le sort en est jeté, » dit-il en mettant le pied sur le bâtiment. C'était le brick l'Inconstant. Il portait 26 canons et 400 grenadiers. Six autres petits bâtimens légers composaient la flottille impériale. Bientôt l'île fut perdue de vue. Excepté peut-être les généraux Bertrand, Drouot et Cambrone, personne ne savait où on allait. Cependant, l'opinion commune sur la flottille était que Napoléon débarquerait en Italie. On s'en inquiétait peu. Il était là. Grenadiers, dit-il après une heu» re de route, nous allons en Fran»ce. Nous allons à Paris. » Le cri de vive la France! vive Napoléon! s'éleva dans les airs, et la joie reparut sur le front des vieux guerriers de Fontainebleau. Ainsi, la Méditerranée allait rapporter encore en France celui que 20 ans plustôt elle avait ramené d'Égypte.

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Mais le vent devint contraire après avoir doublé le cap SaintAndré. On n'avait fait que 6 lieues à la pointe du jour; de plus, là mer était gardée par la croisière française et anglaise. Les marins furent d'avis de revenir à PortoFerrajo. Mais la même volonté qui avait décidé, au retour d'Égypte, le général Bonaparte à suivre sa route sur la France, malgré le même péril, șe reproduisit encore, et on continua de tenir la ́ mer. Son projet était, s'il était inquiété, ou de s'emparer de la croisière, ou d'aller en Corse. Dans le premier cas, il fallait

peut-être se battre, et, pour y être préparé, il ordonna de jeter à la iner tous les effets embarqués, sacrifice que chacun fit avec joie. A 5 heures du soir, on aperçut 2 frégates; et un bâtiment de guerre français, qu'on reconnut pour être le Zephir, vint droit sur la flottille. Napoléon préféra passer incognito avec sa fortune, et ordonna à sa garde de se coucher sous le pont. Une heure après, les deux bricks étaient bord à bord, et le Zéphir ayant demandé à l'Inconstant des nouvelles de l'empereur, Napoléon lui-même répondit avec le porte-voix qu'il se portait bien. Le 28, à la pointe du jour, on reconnut un vaisseau de 74 qui ne s'occupa point du hateau de César. La journée fut employée à copier trois proclamations dictées par l'empereur, deux en son nom : la première aux Français, l'autre à l'armée, et la troisième à l'armée, au nom de sa garde. Les ponts se couvrirent de copistes. Tout ce qui savait écrire écrivait. Enfin, le mars 1815, à 5 heures du matin, Napoléon remit le pied sur la terre française dans le golfe Juan. Son bivouac fut établi dans une plantation d'oliviers. « Beau présage, » dit-il, puisse-t-il se réaliser!» — Parmi quelques paysans qui arrivèrent, l'un d'eux avait servi sous l'empereur. Il le reconnut et ne voulut plus le quitter. « Eh bien, » Bertrand, dit Napoléon au grand» maréchal, voilà déjà du ren» fort. »

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Au moment du débarquement, un capitaine de la garde et 25 hommes avaient été envoyés à Antibes, avec ordre de s'y présenter

comme déserteurs, et de séduire la garnison. Mais Napoléon avait cette fois mal choisi ses négociateurs ils entrèrent dans la ville en criant vive l'empereur, et furent à l'instant désarmés et arrêtés. N'ayant point de nouvelles de ce détachement, Napoléon envoya à Antibes un officier civil, chargé d'instructions pour le commandant, mais cet officier trouva les portes fermées, et ne put communiquer avec personne. A 11 heures du soir l'armée se mit en marche. Les Polonais à pied portaient sur leurs dos l'équipement des chevaux qu'ils n'avaient pas. On les remontait à mesure qu'on trouvait des chevaux à acheter. Après vingt lieues d'une marche continue, Napoléon arriva au village de Cérénon, dans la soirée du 2; le 3 il coucha à Barême, le 4 à Digne, le 5 à Gap. Il ne conserva près de lui, dans cette ville, que 6 hommes à cheval et 40 grenadiers. Ce fut à Gap qu'il fit imprimer les proclamations qu'il avait dictées à bord le 28 février. N'ayant pu déchiffrer lui-même celles qu'il avait écrites à Porto-Ferrajo la veille de son départ, il les avait jetées à la mer. Ces proclamations furent répandues par toute la France, avec la plus grande profusion. Elles produisirent d'abord cet effet magique, dont Napoléon avait besoin pour intéresser la France, et pour étonner son gouvernement. Elles avaient le cachet de cette éloquence de conquérans, qui tant de fois avait remué les âmes des Français, et leur avait prédit de si grandes choses.

Le titre de ces proclamations était tout impérial, comme si elles

T. XIV.

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fussent émanées du cabinet des Tuileries ou de la capitale d'un souverain vaincu par Napoléon, et comme si les deux abdications de Fontainebleau ne lui avaient pas ôté le droit de dire: « NAPOLÉON, PAR LA GRACE de Dieu et LES CONSTITUTIONS DE L'EMPIRE, EMPEREUR DES FRANÇAIS, etc. » Il ne l'était plus, et s'il a été possible de croire à cette époque que la France accordait à une si téméraire entreprise l'étonnement d'une sorte d'admiration, on peut croire aussi qu'elle n'avait pas oublié en dix mois, ces dix années de pouvoir absolu, dont l'excès l'avait détrônée elle-même à Prague et à Châtillon.

La première proclamation commençait ainsi :

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Français! la défection du duc de Castiglione livra Lyon sans défense à nos ennemis. L'armée dont je lui avais confié le commandement était, par le nombre de ses bataillons, la bravoure et le patriotisme des troupes qui la composaient, en état de battre le corps d'armée autrichien qui lui était opposé, et d'arriver sur les derrières du flanc gauche de l'armée ennemie qui menaçait Paris.

» Les victoires de Champ-Aubert, de Montmirail, de Château-Thierry, de Vauchamp, de Normand, de Montereau, de Craonne, de Reims, d'Arcy-sur-Aube et de Saint-Dizier; l'insurrection des braves paysans de la Lorraine et de la Champagne, de l'Alsace, de la Franche-Comté et de la Bourgogne, et la position que j'avais prise sur les derrières de l'arinée ennemie, en la séparant de ses

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magasins, de ses parcs de réserve, de ses convois et de tous ses équipages, l'avaient placée dans une situation désespérée. Les Français ne furent jamais sur le point d'être plus puissans, et l'élite de l'armée ennemie était perdue sans ressources: elle eût trouvé son tombeau dans ces vastes contrées qu'elle avait si impitoyablement saccagées, lorsque la trahison du du due de Raguse livra la capitale et désorganisa l'armée. La conduite inattendue de ces deux généraux, qui trahirent à la fois leur patrie, leur prince et leur bienfaiteur, changea le destin de la guerre; la situation de l'ennemi était telle qu'à la fin de l'affaire qui eut lieu devant Paris, il était sans munitions, par la séparation de ses parcs de ré

serve.

>> Dans ces nouvelles et grandes circonstances, mon cœur fut déchiré, mais mon âme resta inébranlable; » etc., etc.

Le 6, Napoléon partit de Gap pour Grenoble. A Saint-Bonnest, on voulut sonner le tocsin pour faire lever les villages en sa faveur. « Non, dit-il aux habitans, >> vos sentimens me garantissent >> ceux de MES soldats. Plus j'en >> rencontrerai, plus j'en aurai » pour moi; restez donc tran»quilles chez vous. » A Sisteron, le maire voulut soulever sa commune; mais le général Cambronne arrivé seul en avant de ses grenadiers, dont il venait préparer le logement, l'intimida au point que le municipal s'excusa sur la crainte que ses administrés ne seraient point payés. « Eh » bien! payez-vous,» dit Cambron

ne en jetant sa bourse. Les habitans fournirent des vivres en abondance, et offrirent un drapeau tricolore au bataillon de l'île d'Elbe. Cependant en sortant de la mairie, le général Cambronne se trouva arrêté avec ses quarante grenadiers d'avant-garde, par un bataillon envoyé de Grenoble. Il voulut parlementer. On ne l'écouta pas. Napoléon, instruit de ce contre-temps, se porta en avant, et fut bientôt rejoint par sa garde, accourue au danger, malgré la fatigue qui l'accablait. « Avec vous, » mes braves, leur dit Napoléon, je ne craindrais pas 10,000 hom

» mes. >>

Cependant le bataillon de Grenoble avait rétrogradé et avait pris position. Napoléon alla le reconnaître, et lui envoya un officier, qui ne fut pas entendu. « On m'a trompé, dit l'empereur » au général Bertrand; n'importe, » en avant. » Il mit pied à terre, et découvrant sa poitrine. « S'il » est parmi vous, dit-il aux soldats » de Grenoble, s'il en est un seul »qui veuille tuer son général, son >> empereur, il le peut, le voici. » Les soldats répondirent par acclamation Vive l'empereur! et demandèrent à marcher avec lui sur Grenoble. Ce moment fut décisif pour Napoléon. Un seul coup de fusil enlevait tout-à-coup à la postérité le plus étonnant épisode de l'histoire de la France, et la moindre résistance de la part de ce bataillon eût produit celle de toute la division qui couvrait Grenoble. Le colonel la Bedoyère (voy. ce nom) n'aurait pu amener le lendemain à Napoléon le 7 de ligne. Ce puissant renfort décida ce prince à entrer le soir

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