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CHAPITRE XLIX.

Examen critique des dispositions du Code civil sur la
nature de la propriété.

Si les observations que j'ai déjà faites ne suffisaient pas pour démontrer que la nature et les fondemens de la propriété n'ont jamais été bien observés par les jurisconsultes ou par les législateurs qui s'en sont occupés, ce qui me reste à dire, sur ce sujet, rendrait la démonstration complète.

J'ai précédemment fait observer que partout où l'homme n'a pas la certitude de jouir et de disposer des biens qu'il a créés ou légitimement acquis, il ne se forme plus de propriétés nouvelles; que celles qui ont été anciennement créés dépérissent plus ou moins rapidement, et que la population s'éteint à mesure que ses moyens d'existence disparaissent.

De là, j'ai tiré la conséquence qu'une nation ne se conserve et ne prospère qu'en garantissant à chacun de ses membres la faculté de jouir et de disposer des valeurs qu'il a formées ou régulièrement

acquises, et de tous les produits qu'il peut en retirer, de quelque nature qu'ils soient.

Mais il arrive quelquefois qu'une chose qui appartient à une personne, reçoit un accroissement de valeur, soit par suite des travaux d'une autre personne, soit par des circonstances fortuites, indépendantes de toute volonté; il arrive aussi que diverses propriétés se mêlent ou se confondent de manière à ne pouvoir plus être séparées.

Les jurisconsultes anciens et les jurisconsultes modernes ont été fort embarrassés lorsque des cas pareils se sont présentés, et qu'ils ont été appelés à rendre à chacun le sien; ils n'ont même pas toujours su déduire les conséquences les plus simples des principes qu'ils avaient admis sur la propriété. Parmi les décisions qu'ils ont rendues, un grand nombre ont manqué de justesse, et celles dont la justesse ne peut être contestée, ont été rarement fondées sur de bonnes raisons.

Pour donner une bonne solution des questions qui les ont embarrassés, et surtout pour voir le vide des motifs sur lesquels leurs décisions ont été fondées, il suffira de bien observer la nature des choses, et de savoir en déduire les conséquences qui en découlent naturellement.

Toute propriété se compose, ainsi qu'on l'a vu, de plusieurs élémens; en général, ce mot désigne une chose ayant les qualités qui la rendent

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propre à satisfaire médiatement ou immédiatement quelques-uns de nos besoins considérée relativement à une ou à plusieurs personnes qui ont la faculté d'en jouir et d'en disposer, et garantie à ces mêmes personnes par les dispositions des lois, et par la puissance publique.

Cela étant entendu, si l'on nous demandait à qui appartiennent les fruits de tels arbres, le blé de tel champ, le fourrage de tel pré, nous serions peu embarrassés pour répondre; il nous semblerait évident que le fruit produit par une chose appartient en général au propriétaire de la chose, s'il ne l'a pas aliénée.

Si l'on allait plus loin, et si l'on voulait savoir les motifs de cette décision, nous les trouverions dans les élémens même qui constituent la propriété; nous remarquerions que la faculté de jouir d'une chose est une des conditions essentielles de la propriété, et qu'il n'y a pas d'autres moyens de jouir d'une terre que d'en percevoir les fruits par soi-même ou par la main d'autrui.

Si la même question était adressée à un jurisconsulte qui, au lieu d'observer la nature des choses, n'aurait étudié que des livres de jurisprudence, sa décision, qui serait la même au fond, serait fondée sur un autre motif; il nous apprendrait que les fruits naturels ou industriels de la terre, les fruits civils, tels que les loyers des maisons et l'in

térêt des capitaux, appartiennent au propriétaire par droit d'accession.

Mais, si nous voulions à notre tour aller plus loin, si nous voulions savoir ce que c'est que le droit d'accession, et pourquoi il y a un droit d'accession, plutôt qu'un droit d'attraction, de gravitation ou de génération, il serait fort difficile de donner une réponse satisfaisante.

Je fais cette observation, d'abord, parce qu'en jurisprudence rien n'est plus commun que de s'imaginer qu'on a donné une raison sans réplique, quand on a prononcé un mot qui n'a point de sens; et, en second lieu, pour faire remarquer qu'il suffit de l'emploi d'une expression vicieuse, pour rompre le fil des idées, et rendre impossible tout bon raisonnement.

Lorsqu'un gouvernement rédige un corps de lois, et qu'il veut qu'elles soient bien entendues, il doit, ce me semble, exposer les principes généraux sur chaque matière, dans les termes les plus clairs possibles, et laisser aux jurisconsultes et aux magistrats le soin d'en déduire les conséquences, et d'en faire l'application; s'il se méfie de l'intelligence des hommes pour lesquels ses lois sont faites, et s'il veut lui-même déduire les conséquences des principes qu'il a établis, il doit les donner pour ce qu'elles sont, pour des déductions des maximes qu'il a consacrées.

pas

Ce n'est ainsi qu'ont procédé les auteurs du Code civil, quand ils ont traité de la propriété ; ils ont commencé par établir quelques dispositions générales, et ils en ont ensuite présenté les développemens comme des principes d'une nature toute différente.

Il résulte de là que les principes généraux semblent ne conduire à rien, et peuvent être considérés comme des vérités stériles, et que les con séquences ne reposent sur aucune raison qu'on puisse assigner.

Le deuxième titre du livre second du Code civil est consacré à établir des règles sur la propriété. Dans un premirr article on définit la propriété : Le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les réglemens. On déclare, par un second article, que nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. Enfin, dans une troisième, on reconnaît que la propriété d'une chose, soit mobilière, soit immobilière, donne droit sur tout ce qu'elle produit, et sur tout ce qui s'y nuit, soit naturellement, soit artificiellement.

On voit, dans la définition de la propriété, le droit de jouir et de disposer de la chose, et par conséquent le droit d'en percevoir les fruits; dans toutes les lan

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