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vie; c'est bien assez que le genre humain obéisse aux lois quand elles sont faites, sans rechercher les raisons qu'on avait de les faire; mais, lorsque les lois doivent être considérées, non-seulement comme un objet de pratique, mais comme une science fondée sur la raison, il ne peut pas être inutile d'examiner plus profondément les élémens et les bases de ces constitutions positives de la société (1). »

Après un tel début, on s'imagine que Blackstone va exposer, en effet, d'une manière philosophique, la nature et les fondemens de la propriété; mais il n'en fait rien. Il se met à la suite de Grotius et de ses disciples; il monte à la création du monde; il prend un passage de la Bible, et, à l'aide de ce passage, il explique la formation de toutes les propriétés.

Enfin, arrive un jurisconsulte philosophe, dégagé de toute espèce de préjugés, et repoussant l'autorité des livres, des législateurs et des opinions antiques : c'est Bentham. Il se propose de nous faire connaître la nature et les fondemens de la propriété, que personne avant lui n'avait bien expliqués.

« Pour mieux faire sentir le bienfait de la loi, dit-il, cherchons à nous faire une idée nette de la propriété. Nous verrons qu'il n'y a point de pro

(1) Comment., b. II, ch. 1.

priété naturelle, qu'elle est uniquement l'ouvrage de la loi.

>> La propriété n'est qu'une base d'attente: l'attente de retirer certains avantages de la chose qu'on dit posséder, en conséquence des rapports où l'on est déjà placé vis-à-vis d'elle.

>> Il n'est point d'image, point de peinture, point de trait visible qui puisse exprimer ce rapport qui constitue la propriété. C'est qu'il n'est pas matériel, mais métaphysiqne; il appartient tout entier à la conception de l'esprit.

» L'idée de la propriété consiste dans une attente établie, dans la persuasion de pouvoir retirer tel ou tel avantage, selon la nature du cas. Or, cette persuasion, cette attente, ne peuvent être que l'ouvrage de la loi. Je ne puis compter sur la jouissance de ce que je regarde comme mien, que sur promesse de la loi qui me le garantit.

la

« La propriété et la loi sont nées ensemble et mourront ensemble. Avant les lois, point de propriétés; ôtez les lois, toute propriété cesse (1). »

Bentham tombe dans la même erreur que Montesquieu; il s'imagine qu'une nation sort de son état naturel, quand elle fait des progrès dans la civilisation; quand elle se développe en suivant les lois de sa nature. Ayant ailleurs réfuté cette erreur,

(1) Traité de législation, t. 2, p. 33 et 35.

je crois inutile de m'y arrêter ici. Si les nations ne peuvent exister qu'au moyen de leurs propriétés, il est impossible d'admettre qu'il n'y a point de propriété naturelle, à moins de reconnaître qu'il n'est pas naturel pour les hommes de vivre et de se perpétuer.

Il est très-vrai qu'il n'est point d'image, point de peinture, point de trait visible qui puisse représenter la propriété en général; mais on ne peut pas conclure de là que la propriété n'est pas matérielle, mais métaphysique, et qu'elle appartient tout entière à la conception de l'esprit.

Il n'y a pas non plus de trait visible à l'aide duquel on puisse représenter un homme en général; parce que, dans la nature, il n'y a que des individus, et ce qui est vrai pour les hommes l'est aussi pour les choses.

Les individus, les familles, les peuples existent au moyen de leurs propriétés; ils ne sauraient vivre de rapports métaphysiques ou de conceptions de l'esprit. Il y a dans une propriété quelque chose de plus réel, de plus substantiel qu'une base d'attente. On en donne une idée fausse, ou du moins très-incomplète, quand on les définit comme un billet de loterie, qui est aussi une base d'attente.

Suivant Montesquieu et Bentham, c'est la loi civile qui donne naissance à la propriété, et il est

évident que l'un et l'autre entendent, par la loi civile, les déclarations de la puissance publique qui déterminent les biens dont chacun peut jouir et disposer. Il serait peut-être plus exact de dire que ce sont les propriétés qui ont donné naissance aux lois civiles; car on ne voit pas quel besoin pourrait avoir de lois et de gouvernement, une peuplade de sauvages, chez laquelle il n'existerait aucun genre de propriété. La garantie des propriétés est sans doute un des élémens essentiels dont elles se composent; elle en accroît la valeur, elle en assure la durée. On commettrait cependant une grave erreur, si l'on s'imaginait que la garantie seule compose toute la propriété; c'est la loi civile qui donne la garantie, mais c'est l'industrie humaine qui donne naissance aux propriétés. L'autorité publique n'a besoin de se montrer que pour les protéger, pour assurer à chacun la faculté d'en jouir et d'en disposer.

S'il était vrai que la propriété n'existe ou n'a été créée que par les déclarations et par la protection de l'autorité publique, il s'en suivrait que les hommes qui, dans chaque pays, sont investis de la puissance législative, seraient investis de la faculté de faire des propriétés par leurs décrets, et qu'ils pourraient, sans y porter atteinte, dépouiller les uns au profit des autres: ils n'auraient pas d'autres régles à suivre que leurs désirs ou leurs caprices.

Bentham et Montesquieu ne sont pas les seuls écrivains qui ont admis, en principe, que la propriété n'existe pas par les lois de notre nature. « La propriété, a dit un auteur de notre temps, n'a point existé dans l'état primitif du monde, et elle n'est pas plus inhérente à la nature humaine que l'hérédité. (1) » C'est là l'opinion de Montesquieu sur l'hérédité comme sur la propriété; car cet illustre écrivain n'admettait pas que, suivant les lois de notre nature, les enfans fussent appelés à recueillir la succession de leur père.

Les jurisconsultes praticiens, les commentateurs ou les compilateurs des lois civiles, n'ont pas mieux connu que les autres l'origine et la nature de la propriété. Pothier, qui avait un esprit si juste, et qui portait tant de sagacité dans toutes les discussions de jurisprudence, n'a vu que ce que les jurisconsultes romains avaient observé avant lui. Dans son ouvrage sur la propriété, il traite des moyens d'acquérir, les plus usités chez un peuple barbare; mais on n'y trouve pas un seul mot sur la manière dont les propriétés se forment chez les nations civilisées. Il traite, par exemple, de l'occupation, de la chasse, de la pêche, de l'oisellerie, des épaves, des choses rejetées par la mer, du butin fait sur l'ennemi, des conquêtes, des prises de

(1) Institutions du droit de la nature et des gens; par le citoyen Gérard de Rayneval, page 96.

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