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Plus les familles qui vivent des revenus de leurs terres, de leurs capitaux ou de l'exercice d'une grande industrie, prennent des habitudes d'aisance et de luxe, moins elles peuvent se multiplier; moins, par conséquent, elles sont nombreuses, comparativement aux familles qui appartiennent à la classe ouvrière. L'Angleterre, par exemple, est le pays dans lequel on trouve le plus de grandes fortunes, mais aussi il n'y en a aucun dans lequel la classe des ouvriers ou des domestiques soit aussi nombreuse, comparativement à celle des maîtres. Celle-ci ne peut pas s'accroître d'une seule, à moins que celle-là ne s'augmente de vingt ou de trente, plus ou moins.

Lorsqu'un établissement industriel est formé, la part de revenu qu'il donne à tous les hommes auxquels il procure du travail, est, en général, plus considérable que la part qui revient au capitaliste ou à l'entrepreneur d'industrie. Le propriétaire de la terre la mieux cultivée, retire à peine le quart des produits bruts qu'elle donne; les autres trois quarts sont consommés par les personnes employées directement ou indirectement à la culture. De même, les sommes payées par un fabricant à ses ouvriers ou à ses commis, excèdent généralement de beaucoup les bénéfices qu'il retire de ses manufactures, et qu'il peut consacrer à ses propres consommations.

L'accroissement des propriétés, quelle qu'en soit la nature, exerce donc sur les classes qui vivent du travail de leurs mains, une influence plus étendue que celle qu'il exerce sur les classes qui vivent des revenus de leurs terres ou de leurs capitaux; il leur fournit une plus grande somme des moyens d'existence, et agit, par conséquent, avec plus de force sur leur multiplication.

Les jouissances d'une personne ne peuvent pas s'accroître dans les mêmes proportions que sa fortune; les plus simples et les plus naturelles, celles qui tiennent aux affections morales sont aussi vives et aussi durables chez un homme sans ambition, qui jouit d'une fortune médiocre, que chez celui qui jouit d'immenses richesses; il en est de même de celles qui résultent d'une bonne constitution, d'une bonne santé, de la possession de certains talens, de l'exercice de certaines facultés; la somme de bien-être que produit chez une nation qui prospère, l'accroissement des propriétés pour les classes laborieuses, excède donc la somme qui en résulte pour les autres classes de la société.

Si les classes de la population, qui vivent du travail de leurs mains, se multiplient plus rapidement que les autres, par suite de l'accroissement des propriétés, et si elles en retirent des avantages plus considérables, elles souffrent de maux plus grands, et disparaissent plus rapidement, quand

les atteintes portées aux propriétés poussent un pays vers sa décadence.

Toutes les fois que des impôts excessifs enlèvent aux habitans d'un pays la part la plus considérable de leurs revenus, ou que les propriétés sont menacées, soit par des troubles intérieurs, soit par l'invasion d'une armée ennemie, il se manifeste une grande détresse dans toutes les classes de la population, qui n'ont pour vivre que les produits de leur travail de chaque jour; ce fait a été constaté par des expériences si nombreuses qu'on ne saurait le mettre en doute avec quelque apparence de

raison.

Les causes de ce phénomène sont faciles à apercevoir. Les classes aisées de la société peuvent opérer certains retranchemens sur leurs consommations, ou s'imposer certaines privations, sans manquer d'aucune des choses indispensables à la vie. Il n'en est pas de même des classes qui sont habituellement réduites à l'absolu nécessaire; l'événement qui n'impose aux premières qu'une simple privation de jouissance, condamne les secondes à une excessive misère, et les voue à la destruction.

Il est, pour les classes qui ne vivent que des produits de leur travail, une cause de misère qui n'existe pas pour les classes qui vivent des revenus de leurs terres ou de leurs capitaux. La prudence individuelle exerce sur le sort des familles qui tirent

leurs moyens d'existence de leurs propriétés, une très-grande influence. Comme les propriétés ne sont pas communes, chacun à la faculté de s'abstenir du mariage, quand il croit n'avoir pas le moyen d'élever une famille, et de conserver ainsi les moyens de vivre. Si, dans cette classe, il se forme des mariages imprudens, ces mariages n'ont presque point d'influence hors des familles auxquelles ils ont donné naissance. Les enfans qui en naissent, quelque nombreux qu'ils soient, ne vont pas dépouiller leurs voisins d'une partie de leurs propriétés.

Les classes qui vivent du travail de leurs mains, sont dans une position plus fâcheuse. Leur richesse se compose du travail qui est à exécuter dans la société, ou pour mieux dire, des salaires qui peuvent être accordés annuellement à ce travail. Ces salaires sont plus ou moins élevés, selon que le nombre des personnes entre lesquelles ils doivent être répartis, est plus ou moins grand. Il est évident que plus il y a d'ouvriers pour exécuter un ouvrage déterminé, et moins les salaires sont élevés; la concurrence produit sur la main-d'œuvre, les mêmes effets qu'elle produit sur toute autre chose. Les classes les plus laborieuses ne peuvent jouir de quelque aisance que lorsqu'il y a dans la société moins de travail offert que de travail demandé.

Mais la prudence individuelle, dans les mariages

un

des personnes qui ne vivent que de salaires, a peu d'influence sur la destinée particulière de chaque famille. Un mariage qui donne naissance à de nombreux enfans, condamne à la misère les familles formées avec le plus de prudence; ces enfans, s'ils peuvent vivre, viendront, en effet, en concurrence avec tous les autres pour prendre part au travail, et leur disputer leur subsistance. Quel avantage pourrait assurer aux siens sur les autres, ouvrier qui ne se marierait que dans la force de l'âge, et qui n'en aurait que deux ou trois? Le partage du travail, produit, relativement aux classes ouvrières, l'effet que produirait, relativement aux capitalistes et aux possesseurs de terres, le partage des propriétés par égales portions, opéré à chaque génération. Il fait descendre au même niveau toutes les personnes qui appartiennent à la même classe.

Il suit de là que ces classes de personnes touchent toujours aux limites de leurs moyens d'existence, et que, dans la société, il n'y en a aucune qui ait plus à souffrir des atteintes portées aux diverses espèces de propriétés. On se trompe donc, quand on s'imagine que les grands possesseurs de terres, les commerçans, les manufacturiers, sont plus intéressés à la conservation de l'ordre public, que les autres classes de la population. Un événement qui leur impose, pour un temps de peu durée, quelques privations légères, suffit pour

de

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