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CHAPITRE XLV.

De l'influence des garanties légales sur l'accroissement, la conservation et la valeur des propriétés.

Si l'on cherchait, soit dans les temps anciens, soit dans les temps modernes, des nations chez lesquelles toutes les propriétés aient été garanties contre tous les genres d'atteintes, probablement on aurait de la peine à en découvrir une seule. Il est sans doute plusieurs peuples qui, dans des temps encore peu éloignés de nous, ont mis, autant que le comportait la nature des choses, les propriétés hors des atteintes qui pouvaient y être portées par de simples particuliers ou par des armées ennemies. Il en est peu qui se soient organisés de manière à n'avoir rien à craindre de la part de leurs propres gouvernemens; il en est peu surtout qui, après avoir mis leurs propriétés à l'abri des spoliations irrégulières et violentes, les aient garanties des atteintes qui peuvent y être portées par des impôts, des monopoles, des emprunts qui ne sont profi

tables que pour les hommes investis de l'autorité publique (1).

S'il y a peu de nations chez lesquelles les propriétés de tous les genres soient à l'abri de toutes les atteintes, il y en a peu ausssi, peut-être même n'y en a-t-il point chez lesquelles les propriétés soient complètement privées de garanties. Les gouvernemens les plus arbitraires, les plus despotiques, préviennent ou punissent autant qu'ils le peuvent, les délits ou les crimes commis contre les propriétés par de simples particuliers, lorsque ces crimes sont improfitables pour eux. Les voleurs, quand on les prend, sont punis en Perse, en Turquie, en Russie, et en Autriche, comme ils le sont chez les nations les plus libres; ils le sont même plus sévérement. Les gouvernemens même les plus despotiques cherchent également à mettre les propriétés des nations qu'ils gouvernent, hors des atteintes des ennemis étran

(1) Il ne faut jamais perdre de vue que les produits du travail sont les premières, les plus incontestables et les plus sacrées des propriétés; que là où l'esclavage existe, sous quelque forme et sous quelque dénomination que ce soit, les propriétés nées du travail sont ravies à mesure qu'elles sont produites, et que, par conséquent, elles ne sont pas garanties; enfin, que les monopoles, les impôts et les emprunts quigrèvent les produits du travail, dans un intérêt autre que celui des travailleurs, sont encore plus attentatoires à la propriété que la confiscation qu'on a prétendu abolir.

gers, quand ils n'ont pas un intérêt contraire; s'ils ne réussissent pas toujours, c'est qu'il y a, dans leur nature, des obstacles insurmontables.

Ainsi, quand nous parlons des garanties légales, ces mots n'ont pas un sens absolu, invariable. Une garantie est une puissance, et toute puissance est susceptible de plus et de moins : une force peut prévenir ou réprimer tels abus, et ne pas prévenir ou réprimer des abus d'un autre genre. Entre une nation qui ne manque d'aucune garantie, et une nation livrée à un arbitraire sans limites, il est une multitude d'intermédiaires. Si donc nous disons que les propriétés de tel ou tel peuple sont garanties, il faut entendre qu'elles le sont, non d'une manière absolue, mais contre telle ou telle espèce de dangers.

Les richesses déjà cumulées, qui jouent un si grand rôle dans la production, sont, du moins en très-grande partie, des résultats de l'industrie humaine; et les forces de la nature, dont nous tirons de si grands secours, ne nous rendraient que de faibles services, si nous ne prenions pas la peine de les diriger: il n'est donc pas de propriété qui puisse être produite sans le concours médiat ou immédiat du travail de l'homme. Mais il n'est aucune sorte d'industrie qu'on ait apprise sans faire aucune espèce de sacrifices, aucun travail qui n'ait

été suivi de fatigue ; il faut donc, pour nous déterminer à nous livrer à certains travaux, que nous ayons l'espérance d'en recueillir les fruits. Il faut que ces travaux puissent avoir pour résultats, ou de procurer certaines jouissances, soit à nousmêmes, soit à ceux qui sont l'objet de nos affections, ou de nous mettre à l'abri de certaines douleurs. Il n'y a donc de propriétés produites que là où le producteur croit avoir quelque garantie d'en tirer un avantage.

Dans aucune position, les hommes ne sont aussi dépourvus de garanties que dans l'état sauvage. Toute peuplade qui se trouve dans un tel état, est continuellement exposée aux irruptions et aux violences des peuplades voisines; chaque individu peut être dépouillé de ce qu'il possède, par tout homme qui lui est supérieur en force. Un homme dans un pareil état, n'essaie pas de produire des choses qu'il n'aurait aucun moyen de conserver; il ne cherche à obtenir de la nature que les choses qu'il peut immédiatement consommer, et sans lesquelles il ne saurait vivre. La chasse qui lui fournit la partie la plus considérable de ses alimens, lui fournit aussi ses vêtemens; et il ne lui faut et il ne lui faut pour se faire un abri que quelques branches d'arbres ou un trou dans la terre. L'impossibilité de rien conserver le dispense de toute économie; et il est aussi pauvre

après avoir habité une terre pendant un demi-siècle, que le jour où il vint au monde (1).

Il est souvent arrivé que deux peuples ont simultanément occupé le même sol; que l'un des deux se livrait à tous les travaux qu'exigent l'existence et le bien-être des hommes, et que l'autre considérait le sol et les hommes qui le cultivaient, comme sa propriété. Un tel ordre existait jadis chez tous les peuples de la Grèce et de l'Italie; il existe encore chez plusieurs nations du continent américain, et dans la plupart des colonies que les modernes ont fondées. Cette division de la population en deux classes, dont l'une n'a rien en propre, et dont l'autre possède tout, quoiqu'elle ne produise rien, est, aux yeux des maîtres, aussi naturelle que la famille elle-même. Suivant Aristote, un esclave était un élément aussi essentiel dans une famille, qu'une femme et des enfans.

Lorsque deux peuples se trouvent ainsi placés sur le même sol, les individus qui appartiennent à la population esclave, sont dépouillés de toute garantie relativement à leurs maîtres. A l'égard des étrangers, ils sont protégés par les mêmes forces qui forment obstacle aux invasions: il est vrai que les étrangers ne sont jamais leurs ennemis. Enfin,

(1) Voyez le Traité de législation, t. II, chap. XIV, XXV, XXVI et XX VII.

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