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CHAPITRE XLIV.

De la garantie donnée aux possesseurs des biens acquis par usurpation, et des causes de cette garantie.

EN exposant comment se forment les propriétés privées, et comment des familles et des nations peuvent, sans dépouiller personne de ses biens, arriver au plus haut degré de prospérité, je n'ai pas dit ou voulu faire entendre que le hommes ne se sont jamais enrichis que par les moyens que j'ai décrits. Une pareille affirmation, si je l'avais faite, aurait été démentie par l'histoire de toutes les nations du globe, et surtout par les faits que j'ai rapportés dans un autre ouvrage. Il est, en effet, chez tous les peuples, un nombre plus ou moins grand de familles qui ne doivent les richesses qu'elles possèdent qu'à des actes de violence ou de fraude. Ces familles considèrent leurs biens comme des propriétés très-légitimes, et reçoivent de l'autorité la même protection que les personnes qui ne se sont enrichies que par leur industrie. Quelquefois même, la protection qu'elles obtiennent est plus prompte et plus efficace que celle

dont jouissent les autres membres de la société, surtout sous les gouvernemens qui sont fondés sur le principe de la conquête.

On peut ranger dans quatre grandes classes les acquisitions faites par la violence et la fraude : dans la première, on peut mettre celles qui s'exécutent à la suite de la conquête, quand, par exemple, une armée étrangère s'établit sur une nation industrieuse, et s'empare de ses moyens d'existence; on peut mettre dans la seconde celles qui s'exécutent à la suite des dissentions religieuses ou politiques, quand la faction la plus forte proscrit la plus faible, et confisque ses propriétés; on peut mettre dans la troisième celles qui s'opèrent par des priviléges ou des monopoles, quand, pour enrichir certaines familles, on leur attribue la faculté d'exploiter certaines branches d'industrie ou de commerce, et qu'on l'interdit à la masse de la population; enfin, on peut mettre dans la quatrième les usurpations qui se commettent individuellement, par suite des vices de la législation, soit au préjudice du public, soit au préjudice de quelques particuliers.

Il n'est aucune nation en Europe qui, à une époque plus ou moins reculée, n'ait vu commettre sur son territoire toutes sortes de spoliations. Avant l'invasion des Romains, la population était partout divisée en maîtres et en esclaves : ce qui

nous prouve que déjà des peuples industrieux avaient été dépouillés par des peuples guerriers. Il est probable que partout où les armées romaines s'établirent, elles se mirent à la place des anciens conquérans, et dépouillèrent principalement les descendans des usurpateurs. Il est également probable que les peuples germaniques, qui, dans le quatrième et le cinquième siècle, renversèrent l'empire romain, se substituèrent particulièrement aux familles des conquérans qui les avaient précédés. Dans la Grande-Bretagne, par exemple, les Romains, qui avaient dépossédé les Celtes, furent ensuite dépossédés par les Saxons, lesquels le furent, quelques siècles plus tard, par les Normands. Dans tous les temps, les richesses ont subi les mêmes révolutions que le pouvoir : les hommes qui dépouillaient certaines classes de la société de leur puissance, les dépouillaient en même temps de leurs propriétés.

Les spoliations commises par des confiscations, à la suite des dissentions politiques ou religieuses, ont produit un déplacement de richesses moins considérable que ceux dont étaient jadis suivies les invasions à main armée; mais elles ont été cependant la source d'un nombre considérable de fortunes particulières. Les peuples chrétiens, avant de se diviser en sectes, et de se dépouiller les unes les autres de leurs richesses, avaient proscrit les

juifs par milliers, afin de s'emparer de leurs biens. Plus tard, ce furent les biens des chrétiens dissidens qui formèrent la fortune des familles qui jouissaient d'un grand crédit. Dans d'autres occasions, les querelles entre des hommes qui se disputaient la possession du pouvoir, ont fait passer les richesses des vaincus entre les mains des vainqueurs.

Les monopoles ou les priviléges ont été, chez toutes les nations industrieuses, la source d'un grand nombre de fortunes privées. Ces moyens de s'enrichir aux dépens du public, ont été même plus souvent employés chez les peuples qui, par leurs dispositions naturelles ou par leur situation, étaient appelées à faire un grand commerce, que chez les autres. L'Angleterre et la France ont été plus opprimées par des monopoles de tous les genres que les autres nations européennes.

Quant aux fortunes acquises par des abus particuliers de pouvoir ou par les vices des lois, elles sont moins nombreuses que celles auxquelles des invasions armées ont autrefois donné naissance; mais il en existe toujours un assez grand nombre chez toutes les nations qui, pendant long-temps, ont été soumises à de mauvais gouvernemens; et comme tous les peuples connus ont passé par un tel état, il n'en est aucun où l'on ne trouve des fortunes dont la source ne soit vicieuse.

Lorsqu'une nation envahit un territoire occupé par une autre, et qu'elle s'empare de ses moyens d'existence, la population placée sur le même sol reste pendant long-temps divisée en deux castes: celle des vainqueurs et celle des vaincus. Si la première demeure séparée de la seconde, non-seulement par une différence d'origine, mais par des différences de religion et de lois, et par les mesures qu'elle prend pour empêcher que les descendans des vaincus ne deviennent propriétaires, la guerre continue entre les deux races. Les descendans des vainqueurs trouvent la garantie de leurs possessions dans leur organisation politique et militaire, et dans la division, la faiblesse et la misère des vaincus. Les grandes questions de propriété qui s'élèvent dans un tel état, ne sont ordinairement résolus que par la force, et il n'y a que des révolutions qui puissent établir le règne de la justice et de la liberté.

Si les deux populations se mêlent, si les aliénations de propriétés immobilières sont autorisées, si la classe des vaincus obtient quelques garanties pour les produits de son industrie, le travail finit par donner aux hommes laborieux la prépondérance sur ceux qui vivent dans l'oisiveté. L'aversion du travail et le goût de la dissipation, qui se rencontrent toujours dans les castes habituées à vivre sur les produits des tra

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