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CHAPITRE XXVIII.

De quelques espèces de propriétés commerciales.

Un homme crée, par son travail, une chose propre à satisfaire ses besoins, ou à obtenir par des échanges les objets dont il manque; nous disons que cette chose lui est propre, qu'elle est sa propriété. Nous reconnaissons en lui le pouvoir d'en jouir et d'en disposer comme bon lui semble, pourvu qu'il respecte dans les autres et dans leurs biens des droits qui sont pareils aux siens.

Nous mettons donc certaines choses au rang des propriétés, non parce que telle est la volonté de l'autorité publique, mais parce qu'elles tiennent de l'industrie humaine les qualités qui les rendent précieuses à nos yeux; parce qu'il est impossible d'y porter atteinte, sans attaquer une partie plus ou moins considérable de la population dans ses moyens d'existence; enfin, parce qu'elles cesseraient d'être formées ou conservées, si la jouissance et la disposition n'en étaient pas garanties à ceux qui les ont créés ou à qui elles ont été régulièrement transmises.

L'autorité publique, en effet, peut intimer des ordres ou des défenses, accorder ou retirer sa protection, récompenser ou punir, dépouiller les uns pour enrichir les autres; mais il n'est pas en sa puissance de donner aux choses, par ses déclarations, les qualités qui les rendent propres à satisfaire nos besoins; elle ne peut pas donner l'existence à des propriétés ; sa mission n'est pas de créer des droits; elle est de proclamer et de garantir ceux qui résultent de la nature de l'homme et de la nature des choses.

Toutes les fois donc que nous observons qu'un ou plusieurs individus forment un nouveau moyen d'existence, qui ne porte aucune atteinte à la personne ou à la sûreté d'autrui, et qui ne blesse en rien la morale, nous mettons ce moyen au rang des propriétés, quelle qu'en soit d'ailleurs la nature; nous reconnaissons que ceux qui en sont les auteurs peuvent en jouir et en disposer comme de toutes les autres choses que nous avons désignées par le même nom.

En observant comment les propriétés se forment, nous avons remarqué qu'il s'y rencontre deux élémens essentiels: une matière quelconque, et, dans cette matière, une qualité propre à satisfaire un ou plusieurs de nos besoins. Il est cependant, chez les peuples qui sont parvenus à un certain degré de civilisation, des choses qui sont

mises au rang des propriétés, et qui ne peuvent être assimilées à un fonds de terre ou à un meuble. Chez tous les peuples policés, on met, par exemple, au rang des propriétés certaines conceptions de l'esprit, telles que des ouvrages littéraires ou scientifiques, des compositions musicales, des dessins et même de simples inventions dans les arts. On ne reconnaît pas au propriétaire la faculté seulement de jouir et de disposer de l'objet sur lequel il fixe ses conceptions; on lui reconnaît de plus la faculté d'empêcher que d'autres ne reproduisent, au moins pendant un certain temps, les mêmes pensées.

On met également au rang des propriétés le nom qu'un homme a toujours porté, la réputation qu'il s'est acquise, ou qu'il a donnée à certains établissemens industriels ou commerciaux, la clientelle qu'il s'est formée. Une personne qui parvient à achalander une maison de commerce, un établissement d'instruction publique, par exemple, vend ensuite sa clientelle ou sa chalandise, comme il vendrait un fonds de terre ou une maison. Cependant, quoiqu'il en obtienne quelquefois un trèsgrand prix, il n'a nullement la prétention d'être le maître des personnes dont il transmet en quelque sorte les habitudes ou la confiance.

ces

N'est-ce donc point par une sorte d'abus que diverses choses sont mises au rang des propriétés? On conçoit très-bien que, lorsqu'un homme a

tracé sur des feuilles de papier qui sont à lui, des pensées qu'il a conçues, le livre qu'il a produit soit sa propriété; mais s'il en vend des copies, ceux qui les acquièrent ne pourront-ils pas légitimement les reproduire et les vendre à leur profit comme des propriétés nouvelles qu'ils ont eux-mêmes créées? Celui qui donne à une matière dont il est propriétaire une nouvelle valeur, en la convertissant en un outil jusqu'alors inconnu, reste maître de l'utilité qu'il a produite, comme de la matière sur laquelle il l'a fixée. S'ensuit - il que d'autres ne pourront pas suivre son exemple, en créant de semblables outils sans porter atteinte à ses droits? N'est-ce point aussi par une sorte d'abus qu'on met au rang des propriétés le nom, la réputation, les pensées ou les découvertes d'une personne ?

Ces questions présentent à résoudre de graves difficultés ; cependant il est possible d'en donner une solution propre à satisfaire l'esprit, si l'on observe bien les principes fondamentaux de toute propriété, et si l'on ne les perd jamais de vue. Comme il existe entre elles une certaine analogie, et qu'elles doivent être résolues par les mêmes principes, nous allons les examiner successivement.

La division la plus générale qu'on ait faite dans la science du droit, est celle qui range, sous deux grandes classes, les objets dont cette science s'oc

cupe les personnes et les choses. Au premier aspect, rien ne paraît plus tranché que cette division; il semble impossible de jamais confondre ce qui appartient à l'une avec ce qui appartient à l'autre. Cependant, quand on y regarde de près, on trouve que les personnes sont si étroitement unies aux choses, qu'il est impossible d'établir une séparation absolue entre les unes et les autres. Les hommes ne vivent et ne se multiplient qu'au moyen des choses, et en s'identifiant en quelque sorte avec elle. Il est impossible de dépouiller un homme de ses propriétés, sans porter par cela même atteinte à l'existence de sa personne. On ne saurait donc traiter des unes sans parler en même temps des autres.

Nous avons reconnu que jamais une personne ne peut, suivant les lois de notre nature, être la propriété d'une autre, et que nul n'a d'autre maître que lui-même ; nous avons également reconnu que toute valeur ou toute utilité créée par un individu, est à lui, et que nul autre que lui n'a le droit d'en jouir ou d'en disposer sans son consentement. Mais qu'est-ce donc qui forme une personne? Qu'est-ce qui constitue son individualité? Ce n'est pas seulement son être matériel; se sont ses pensées, ses sentimens, ses relations de famille et de société, son nom, sa réputation, en un mot, tout ce qui fait de lui un être particulier, tout ce qui le distingue de ses semblables.

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