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tains hommes avec plus d'énergie que l'or ou l'argent, surtout quand ils ont d'ailleurs des moyens d'existence assurés. Aussi, tel écrivain qui verrait, sans se plaindre, des libraires multiplier et vendre, sans son aveu, les copies de ses écrits, ne souffrirait pas qu'un autre s'en attribuât l'honneur. L'usurpation de ce genre de propriété, lui paraîtrait bien plus injuste que le vol d'un meuble ou l'usurpation d'un champ.

Enfin, il est des hommes qui, étant fortement préoccupés de certaines idées, ne publient leurs écrits que pour les divulguer et les répandre. Leur objet unique est, ou de propager certaines vérités, ou de détruire certaines erreurs, ou d'abolir certains abus. Pour parvenir à leur but, ils sacrifient leur temps, leur fortune et quelquefois leur liberté; s'ils mettent un prix à leurs ouvrages, c'est moins pour recouvrer une partie des dépenses qu'ils ont faites, que pour avoir de nouveaux moyens d'accomplir leur mission.

On voit, par ces observations, que les ouvrages littéraires sont soumis, beaucoup plus qu'ils ne le paraissent d'abord, aux lois générales qui agissent sur toutes les productions de l'industrie humaine. Le prix n'en est pas toujours payé sous la même forme, ni avec la même monnaie; mais il arrive très-rarement qu'un auteur ne reçoive de ses travaux aucune sorte de récompense. Cela peut arri

ver cependant; mais, si cela se répétait souvent, on finirait par ne plus se livrer à un travail qui ne serait suivi d'aucun avantage. Dans tous les pays, les bons ouvrages sont plus ou moins rares, selon qu'ils sont plus ou moins privés de la protection de l'autorité publique.

Lorsque la propriété des compositions littéraires est mal garantie, ou qu'elle ne l'est que pour un temps très-court, les hommes qui se livrent à ce genre de compositions, sont obligés de chercher la récompense de leurs travaux ailleurs que dans la vente de leurs écrits; il faut qu'ils se fassent payer par des emplois, des pensions ou d'autres faveurs; c'est-à-dire qu'ils sont dans l'alternative de travailler sans fruit, ou de se mettre à la disposition des hommes qui disposent de la richesse et de la puissance.

La tendance naturelle des mauvais gouvernemens et des classes aristocratiques, est de priver de garanties la propriété littéraire. L'indépendance est une condition sans laquelle il est impossible de se livrer à la recherche et à l'exposition sincère de la vérité. Le travail qui donne de l'indépendance en créant la propriété, ne convient, en général, aux hommes investis du pouvoir, qu'autant qu'ils peuvent le diriger dans leur intérêt. Ils encouragent volontiers la production des ouvrages littéraires qui peuvent étendre ou assurer la durée de leur do

mination; mais ils craignent les encouragemens qui viennent du public, parce qu'en général ceux-là ne favorisent que les productions véritablement utiles à l'humanité.

Les classes les plus nombreuses de la société n'ont pas le moyen de se coaliser pour faire produire les ouvrages qui leur conviendraient le mieux; elles n'ont à distribuer ni honneurs, ni pensions, ni emplois. Elles n'ont pas d'autres encouragemens à donner que ceux qui résultent de l'achat des productions littéraires mises en vente; ce moyen n'est même qu'à la portée d'un petit nombre de personnes, parce que la plupart manquent de richesses, ou sont dépourvues de lumières. Les classes populaires sont donc intéressées à ce que les écrivains attendent de l'avenir la récompense de leurs travaux, tandis que les classes aristocratiques sont intéressées, au contraire, à ce qu'ils sacrifient l'avenir au présent. Les ouvrages qui doivent avoir une longue durée, et que le temps doit faire apprécier de plus en plus, conviennent mieux à celles-là; ceux, au contraire, qui sont destinés à disparaître avec les erreurs et les abus qu'ils ont eu pour objet de fortifier, conviennent mieux à celles-ci. Les encouragemens qui naissent de la garantie de la propriété sont donc favorables à la recherche de la vérité, au triomphe de la justice; ceux qui viennent des faveurs des gouvernemens

sont, dans l'état actuel de la plupart des nations, plus favorables à la propagation de l'erreur.

Les compositions littéraires étant soumises, quant à la production, aux lois générales qui agissent sur tous les autres produits de l'industrie humaine, sont, par la nature même des choses, la propriété de ceux qui en sont les auteurs. Mais n'existe-t-il pas, entre les propriétés de ce genre et toutes les autres propriétés, des différences qui doivent les faire soumettre à des règles particulières? Une propriété privée ne cesse, en général, d'avoir ce caractère, que par le fait ou par la volonté de celui à qui elle appartient. Elle ne passe d'une personne à une autre, que par la transmission qu'en fait le propriétaire; si celui-ci n'en dispose pas pendant sa vie, elle devient la propriété de ses enfans, ou de ceux de ses parens auxquels on suppose qu'il l'aurait donnée, s'il en avait formellement disposé. Quand même elle aurait des siècles de durée, elle ne cesserait pas d'être garantie; elle ne perdrait pas son caractère de propriété privée, par le seul effet de la loi.

Il arrive quelquefois cependant qu'une propriété particulière devient une propriété publique, parce qu'une nation s'en empare dans l'intérêt commun des membres dont elle se compose; mais en pareil cas, le propriétaire dépossédé reçoit un équivalent de la propriété dont on le dépouille,

de manière que rien n'est dérangé dans ses moyens d'existence. Celui qui, par son travail, avait acquis, par exemple, une proprieté qui lui donnait 3,000 fr. de rentes, jouira du même revenu, si l'Etat juge nécessaire de faire entrer cette propriété dans le domaine public. Il est même probable qu'il jouira d'un revenu plus considérable, parce qu'en général, les nations civilisées paient audelà de leur valeur les propriétés privées qu'elles acquièrent.

La propriété littéraire, à proprement parler, n'a été complétement garantie dans aucun pays. Les gouvernemens qui se sont montrés le plus favorables aux compositions de ce genre, ont restreint les droits des auteurs à une jouissance temporaire. Ils ont voulu que, lorsque le temps de cette jouissance serait expiré, chacun eût la faculté de multiplier et de vendre leurs écrits. Ils ont donc institué les libraires et une partie du public, héritiers légitimes et nécessaires de tous les écrivains.

Le motif apparent de cette disposition a été de favoriser la diffusion de lumières; on a paru croire qu'en dispensant les libraires de payer aucun droit aux écrivains ou à leurs successeurs, les compositions littéraires seraient vendues à plus bas prix, et qu'un plus grand nombre de personnes pourraient les acquérir. On a dit, d'un autre côté, que si ces

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