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CHAPITRE XXXII.

Des causes qui ont privé les compositions littéraires des garanties accordées aux autres propriétés.

EN observant comment se forment les ouvrages littéraires, on voit qu'ils sont soumis aux mêmes lois générales que tous les autres produits de l'industrie humaine; on ne les obtient qu'au moyen d'un travail plus ou moins long, plus ou moins pénible, et par des dépenses plus ou moins considérables; on ne se livre à ce travail, on ne fait ces dépenses que dans les pays où l'on a la certitude d'en recueillir les fruits.

Cependant, quand on compare ce que coûtent d'études, de temps, de talens et de dépenses la plupart des ouvrages littéraires, au prix que les auteurs en retirent des libraires auxquels ils les vendent, on s'aperçoit qu'en général les travaux de ce genre sont moins récompensés que la plupart des autres travaux. Il est des ouvrages dont la composition a exigé des connaissances très-étendues, des frais considérables, et un esprit supérieur, et

qui n'ont pas été payés, par les libraires auxquels ils ont été vendus, la dixième partie des sommes que les auteurs ont dépensées pour les produire. Dans les autres branches d'industrie, du moment qu'un produit est vendu à un prix inférieur aux frais de production, il cesse d'être créé; car personne ne peut se livrer, pendant long-temps, à une industrie ruineuse. Les écrivains ne seraient-ils pas soumis aux lois générales de l'humanité?

Il est un grand nombre de cas dans lesquels l'auteur d'une composition littéraire, a reçu le prix de son travail, long-temps avant de l'avoir publié. La plupart des ouvrages sur les sciences ou sur les lettres, ont été composés par des hommes qui se livraient à l'enseignement; le prix du travail qu'ils ont exigé, a été payé par les élèves auxquels les leçons ont été données, ou par le public qui a payé, pour eux, les professeurs. Celui qui vend à un libraire des leçons pour lesquelles il a déjà reçu un salaire, ne considère le prix qui lui en est donné, que comme une sorte de supplément de la valeur de ses travaux. S'il n'avait pas dû recevoir d'autre récompense que ce prix, il aurait peut-être recherché un autre genre d'occupations, soit parce que l'état de sa fortune ne lui aurait pas permis de se livrer à un travail peu productif, soit parce qu'il aurait été porté par son goût vers un travail plus lucratif.

Il est une seconde classe d'ouvrages qui ne sont produits qu'au moyen de grandes dépenses, et que les libraires obtiennent à très-bas prix tels sont les grands voyages à travers les mers ou dans des contrées éloignées et souvent barbares. Les frais de cette sorte de compositions sont payés, en général, par les gouvernemens, c'est-à-dire par le public; et si elles sont livrées à bas prix aux acquéreurs, c'est que la valeur en a été payée d'avance par tous les contribuables. Quelquefois les auteurs de cette espèce d'ouvrages ont été d'avance récompensés de leur travail par des compagnies de commerce, qui les avaient envoyés à la recherche de nouveaux débouchés ou de nouveaux produits. Enfin, il n'est pas rare de voir des hommes qui voyagent principalement pour leur instruction, pour leur plaisir ou pour leurs affaires, et qui publient ensuite la relation de ce qu'ils ont observé, sans prétendre tirer de leurs écrits les sommes qu'ils ont dépensées.

Les orateurs, les avocats, les prédicateurs, les auteurs dramatiques, qui livrent à l'impression leurs discours, leurs plaidoyers, leurs sermons, leurs drames, ne considèrent pas le prix qu'ils en reçoivent des libraires, comme l'unique récompense de leurs travaux. Ils en ont été payés d'avance, du moins en grande partie, par leurs cliens ou par le public; ce qu'ils reçoivent comme écrivains est

peu de chose, comparativement à ce qu'ils ont reçu en toute autre qualité.

Quelquefois un homme ne se livre à des recherches scientifiques et ne met ses idées en ordre que pour exercer plus facilement une profession lucrative, ou pour se faire des titres à un emploi. S'il publie le résultat de ses travaux, et s'il reçoit des libraires le prix de ses ouvrages, il ne considère pas ce prix comme l'unique récompense de ses occupations; il fait entrer en ligne de compte tous les avantages qu'il en espère. Plusieurs, sans doute, sont trompés dans leur attente; mais il n'est aucun genre de travail qui ne donne lieu à des mécomptes.

Les ouvrages littéraires exercent une grande influence sur l'esprit, les mœurs et la conduite des nations. Les gouvernemens, les castes, les castes, les sectes, dont les intérêts sont peu en harmonie avec ceux de l'humanité, aspirent donc sans cesse à en diriger la production, et ils ont toujours à leur disposition des pensions, des emplois, des honneurs pour les écrivains qui se mettent à leur service. En voyant, par la lecture de l'histoire, quels ont été les intérêts dominans, dans certains temps et dans certains pays, on peut se faire une idée de la nature des ouvrages qui ont été publiés; et, d'un autre côté, en voyant les ouvrages qui ont été publiés, on peut se former des idées exactes des in

térêts qui dominaient au temps où ils ont été mis au jour (4).

Lorsque des ouvrages littéraires sont ainsi composés sous l'influence de certains intérêts, les auteurs n'attendent pas des libraires la récompense de leurs travaux ; ils l'attendent des intérêts ou des passions qu'ils ont eu le dessein de servir. Dans des cas pareils, il n'est pas rare de voir des ouvrages livrés au public à un prix qui est de beaucoup inférieur à ce qu'ils ont coûté. Ceux qui les ont fait produire, loin d'exiger le remboursement de leurs dépenses, paieraient volontiers pour qu'on se donnât la peine de les étudier.

On a depuis long-temps fait l'observation que, plus un genre particulier de travail est honoré, moins il est nécessaire de le payer en argent, pour déterminer les hommes à s'y livrer. Dans les pays où il existe assez de lumières et de liberté, pour que les connaissances et les talens soient des causes d'estime, il n'est donc pas très-rare de voir produire des compositions littéraires, dans la vue de se rendre recommandable aux yeux du public. L'estime et l'honneur sont une monnaie qui agit sur cer

(1) Les compositions littéraires sont soumises aux mêmes influences que les productions des arts: il suffirait, par exemple, de classer, par époques, les grands tableaux qui ont été faits chez une nation, pour savoir quels sont les intérêts et les idées qui tour à tour ont eu la domination.

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