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N 39

DES BARRAGES-RÉSERVOIRS

A USAGES MULTIPLES

par M. P. DUMAS, Ingénieur en Chef des Ponts et Chaussées.

A la suite des crues de 1846 et 1856, que nous dénommerons crues catastrophiques, par un néologisme peut-être audacieux, l'idée d'atténuer les crues par voie d'emmagasinement, idée fort ancienne évidemment, avait pris de nouveau consistance.

M. Graëff, alors ingénieur en chef à St-Étienne, et chargé à ce titre de la 1re section de la Loire, avait fait de cette question, sous la direction de M. l'Inspecteur général Comoy, l'objet d'une étude approfondie, qui s'est terminée par la présentation en 1860 d'un avant-projet comportant l'établissement de 22 barrages dans le bassin supérieur de la Loire. La dépense était évaluée à 33.000.000 fr. (elle s'élèverait aujourd'hui à 58.000.000 francs) pour une capacité totale de 230.000.000m3.

Quelques années plus tard survenait la crue de 1866, à la suite de laquelle une Commission dite de 1867, instituée pour l'étude générale des moyens propres à lutter contre les inondations, abandonna le système des barrages en faveur des digues submersibles munies de déversoirs, pour assurer la protection des vals du bassin de la Loire.

Voici comment M. Graëff lui-même s'exprimait à ce sujet, dans le magistral traité d'hydraulique qu'il publiait à cette époque :

(Tome II, page 463) « S'il s'agit de fleuves comme le Rhône et la Loire, il est à peu près impossible d'établir des réservoirs sur le cours d'eau principal. Ils causeraient, en effet, dans ces riches.

vallées, des dommages permanents qui, ajoutés à l'énorme dépense de leur établissement, produiraient un capital dont la charge à supporter par la fortune publique serait infiniment plus lourde que celle des dommages périodiques que l'on voudrait empêcher, et qui sont beaucoup moindres qu'on ne le croit généralement.

» Si l'on admet les réservoirs d'affluents, la dépense sera moindre, mais l'effet beaucoup plus douteux. Il peut arriver d'ailleurs, comme on ne peut jamais faire les calculs que sur la plus grande crue connue, qu'il survienne quelque jour une crue plus importante encore ou deux crues très rapprochées, qui changeraient les positions horaires des transformées des affluents à leurs confluents.

» Il pourrait donc arriver que certains réservoirs deviennent inutiles et mêmes nuisibles, et que l'effet général fût, sinon supprimé, du moins singulièrement réduit, et qu'il y eût, pour le moins, quelques effets locaux désastreux, par suite de la mauvaise arrivée des eaux de certains réservoirs. »

Et plus loin, page 464:

<< Dans le cas où les réservoirs seraient placés sur les affluents et le cours d'eau principal, les incertitudes augmentent tellement avec le nombre des réservoirs, que ce système ne serait tout au plus admissible que dans le cas d'un très petit nombre de réservoirs sur les plus grands affluents, et dans des circonstances absolument spéciales.

» Il résulte de là que l'idée de remédier aux crues par un système multiple de réservoirs disséminés sur tous les affluents des fleuves ne saurait être admise que sous un très sévère bénéfice d'inventaire, et que, si l'effet d'un réservoir unique est certain, comme défense locale, celui d'un très grand nombre de retenues reste douteux, et par conséquent redoutable. Aussi a-t-on dû y renoncer sur le Rhône et sur la Loire, et, sur cette dernière, on est arrivé, en définitive, à projeter un système de déversoirs dans les levées pour régler l'inondation des vals, au lieu d'un système de réservoirs destinés à l'atténuer, qui avait été étudié après la crue de 1856.

» Ce parti est le plus sage, à mon avis, que l'Administration des travaux publics ait à prendre, et il sera de beaucoup le plus économique. »

Telles sont les conclusions formulées à la suite d'analyses approfondies et de discussions scientifiques de la plus grande valeur, que l'on trouve développées dans le traité d'hydraulique dont il s'agit.

Elles confirment l'idée qui peut naître à priori, que la multiplicité des réservoirs rend impossible en pratique l'analyse de leurs influences réciproques, au point de vue de la hauteur des crues sur le fleuve en un point donné, à un instant donné.

De telle sorte que, tout en écrêtant certaines crues en certains points du fleuve ou de ses affluents, on peut au contraire en exagérer certaines autres, par suite d'une concomitance des maxima due à l'existence même de certains réservoirs.

Mais nous n'avons nullement l'intention de traiter dans son ensemble cette question particulièrement complexe, et nous nous bornerons à signaler que les travaux de Graëff, qui avaient eu ce premier résultat, de faire écarter une solution reconnue imprudente et coûteuse, trouvèrent par ailleurs leur application immédiate, dans la construction de barrages isolés, en des points convenablement choisis.

C'est ainsi que fut édifié par Graëff lui-même le célèbre barrage du Gouffre d'Enfer, qui protège la ville de St-Étienne contre les inondations du Furan, en même temps qu'il sert à son alimentation en eau potable.

C'est encore lui qui fit transformer la digue de Pinay, construite à la fin du dix-septième siècle dans les gorges de la Loire, entre Balbigny et Roanne, et qui assure à cette dernière ville une certaine protection, bien qu'elle soit située à près de 33 kilomètres en aval.

Enfin, c'est toujours en s'inspirant de ses travaux que furent subventionnés, dans le même esprit que le barrage du Gouffred'Enfer (1), c'est-à-dire en échange d'un vide imposé pour l'emmagasinement partiel des crues, les barrages édifiés pour l'alimentation des villes d'Annonay ou de Roanne.

(1) Décision ministérielle du 20 décembre 1858. L'Etat contribuait pour 570.000 francs à la construction de ce barrage, évalué 1.300.000 francs, moyennant le maintien d'un vide de 400.000 mètres cubes.

Il convient d'observer que l'atténuation des crues est devenue immédiatement l'accessoire, et que l'on a seulement profité de la construction des barrages-réservoirs dans un but édilitaire (alimentation de certaines villes) pour imposer un vide capable de protéger dans une certaine mesure les dites agglomérations, et d'améliorer en même temps le régime général de la vallée.

Cette manière de voir est encore conforme aux idées de Graëff. C'était là, en effet, une nécessité économique, parce que le seul but << atténuation des crues » n'était pas, à beaucoup près, capable de justifier des dépenses évaluées pour les barrages ci-dessus respectivement à un et deux millions de francs.

Donc, dans cette première période d'application des idées de Graëff, et suivant ses indications mêmes, on ne songe plus qu'à la construction de barrages isolés, et prévus dans un but édilitaire, sur lesquels on vient greffer, profitant accessoirement de cette heureuse circonstance, la question de l'atténuation des crues et de l'amélioration partielle du régime de la vallée.

Cette situation, qui tient pour une part à des causes permanentes, s'est-elle par ailleurs modifiée depuis lors, par suite de l'introduction d'éléments nouveaux résultant des progrès de la science? C'est ce que nous allons examiner.

Indépendamment de l'atténuation des crues, la régularisation du débit pouvait encore avoir à ce moment un intérêt agricole ou même industriel.

Dans l'avant-projet de 1860, les barrages étaient prévus à pertuis ouvert, comme la digue de Pinay. Mais au début de l'année 1867, avant que la Commission de 1867 eût statuẻ, l'Administration supérieure avait demandé d'extraire de l'avant-projet général un avant-projet restreint portant sur deux ou trois barrages seulement.

C'est ce qui fut fait immédiatement par Graëff, mais s'inspirant du réservoir du Furan qui venait d'être construit, il projeta alors des barrages pleins; il y adjoignait un tunnel latéral destiné à remplir l'office du pertuis, et prévoyait même pour deux de ces barrages, projetés dans le bassin supérieur du Lignon du Forez, un second tunnel en vue de l'irrigation de la plaine.

Le tunnel inférieur devait être construit le premier, et « s'il était reconnu par l'expérience que les réservoirs étaient capables d'assurer le double service de l'irrigation et des inondations, il ne devait plus y avoir, pour chacun d'eux, qu'un tunnel supérieur de peu d'importance à percer pour obtenir le résultat. »

Ces dispositions avaient été prévues, et le choix de l'emplacement avait porté sur le bassin du Lignon du Forez « de manière que si le résultat obtenu par les réservoirs n'était pas celui qu'on en attend pour la question d'inondations, les barrages établis ne fussent pas inutiles et pussent servir à l'industrie ou à l'irrigation. »

On voit ainsi comment les idées de Graëff s'étaient peu à peu transformées et combien, dans son esprit, le côté économique devenait prépondérant.

Mais il se trouvait arrêté dans cette nouvelle voie par une insuffisance d'utilisation des réserves, et ainsi s'est terminée l'étude qu'il avait entreprise sur les retenues hydrauliques accidentelles ou permanentes.

Or, la somme des intérêts économiques capables d'influencer une pareille question s'est notablement accrue depuis lors du fait de l'apparition de l'électricité, et particulièrement de l'électricité dérivant de la << houille blanche », pour employer le terme actuellement consacré.

«

L'établissement d'usines hydro-électriques peut, en effet, entraîner la création de barrages-réservoirs que l'alimentation des villes justifiait à peu près seule autrefois, exception faite de certains barrages alimentant des canaux de navigation.

C'est donc là une nouvelle circonstance qui vient aujourd'hui s'offrir aux pouvoirs publics pour développer, quand la situation des lieux sy prêtera, les réserves en vue de l'emmagasinement des

crues.

Mais, pour des raisons d'ordre à la fois technique et économique, cet emmagasinement n'en restera pas moins le but accessoire, à soumettre dans tous les cas à un contrôle sévère, et c'est ce qui semble devoir être retenu tout d'abord de l'historique qui précède. Quoiqu'il en soit, il y a un intérêt manifeste à procéder dans certains cas, quand une circonstance favorable se présente (édifi

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